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ÉTATS-UNIS et IRAK

Washington a perdu la guerre

Entretien avec Gabriel Kolko

Jeudi 13 septembre 2007, par John Goetz (Spiegel)

« Les USA perdent les guerres en Irak et en Afghanistan pour les mêmes raisons qu’ils ont perdus tous leurs précédents conflits. Ils ont un avantage numérique et en puissance de feu, comme toujours, mais cela n’est finalement pas significatif sur le moyen et le long terme. » L’historien Gabriel Kolko répond aux question du Spiegel.

Q : Les évaluations longtemps attendues sur le « surge » [1] sont maintenant là. Est-ce que cela a réussi ? Y a-t-il des raisons d’optimisme en Irak ?

R : Le général David H. Petraeus et l’ambassadeur américain Ryan C. Crocker feront lundi au Congrès des rapports sur les « progrès, » mais les sceptiques sont bien plus nombreux que ceux qui pensent que la stratégie de Bush en Irak est en train de réussir. Ceux-là diront que les attaques des chiites contre les sunnites à Bagdad ont décru, mais n’ajouteront pas que Bagdad a été largement vidée, en de nombreux endroits, de ses habitants sunnites, ni qu’ils avaient fui bien plus tôt, et que c’est là, la raison des « succès » qui peuvent être montrés au Congrès, et non pas l’accroissement de la présence américaine. Bien évidemment, la plupart de ces statistiques ont été reçues avec scepticisme.

Les critères [benchmarks] militaires mais tout spécialement les critères politiques, que l’administration disait tellement cruciaux, et qu’elle avait utilisé pour justifier le « surge » de 28 500 soldats n’ont pas été atteint estime le Government Accountability Office (GAO) selon le rapport publié fin août. Dans son état original, non expurgé, le GAO affirmait que seuls 3 critères sur les 18 requis par le parlement avaient été atteints : la violence n’a jamais été aussi élevée, la reconstruction est affectée par la corruption, à la fois du côté irakien et américain. Les chiites et les sunnites sont opposés comme jamais, s’assassinant les uns les autres. Des lois cruciales, comme celle sur le pétrole, n’ont pas encore été promulguées, et de nombreux changements politiques vont encore intervenir. Et ainsi de suite. De ses neufs objectifs sécuritaires, deux seulement ont été atteints. Les efforts du Pentagone et de la Maison Blanche pour adoucir les critiques du GAO ont échoué.

Q : Qui a bénéficié du désordre ?

R : La situation est pire que jamais, et cette nation artificielle - créée après la première guerre mondiale de façon impulsive - se fracture. Le surge, comme un irakien l’a déclaré « isole les zones les unes des autres... et créée des points de contrôle permanents. C’est ce que j’appelle un échec. » Le bilan des victimes civiles en août dernier a été plus élevé qu’en février. Comme Bush père le craignait après la première guerre du golfe, géopolitiquement, c’est l’Iran qui émerge comme pouvoir régional plus puissant que jamais, de plus en plus dominant dans la région. Les nombreuses mise en gardes officielles d’Israël avant la guerre avertissant que tel serait le résultat d’un conflit avec l’Irak et du renversement de Saddam Hussein se sont vérifiées.

Q : Comment décririez vous la situation de Bush, de la Maison Blanche, aujourd’hui. Quelles options a-t-elle ?

R : L’administration Bush se trouve confrontée à un dilemme fatal. Son aventure irakienne va de plus en plus mal, les américains vont sans doute voter contre les Républicains à cause de cela, et la guerre est extrêmement coûteuse au moment où l’économie commence à connaître un problème majeur. La cote de popularité du président est désormais la pire depuis 2001. Il n’y a que 33% des américains pour approuver sa politique et 58% veulent diminuer le nombre de soldats, immédiatement ou rapidement. 55% veulent qu’une législation fixe une date limite de retrait. En Afghanistan également, la guerre contre les talibans va mal, et les efforts affligeants de l’administration Bush, utilisant la puissance considérable de l’armée américaine pour réorganiser le monde de façon inconséquente, sont en train d’échouer. L’Amérique est parvenue à s’aliéner de plus en plus ses anciens alliés, qui désormais redoutent son désordre et son imprévisibilité. Par dessus tout, l’opinion américaine est moins décidée que jamais à tolérer le style de Bush.

Q : Qu’est-ce qui a mal tourné ? La guerre était-elle perdue depuis le début ? Comment l’armée et le gouvernement US qui dépensent 3 milliards par semaine en Irak peuvent-ils perdre la guerre ?

R : Les USA perdent les guerres en Irak et en Afghanistan pour les mêmes raisons qu’ils ont perdus tous leurs précédents conflits. Ils ont un avantage numérique et en puissance de feu, comme toujours, mais cela n’est finalement pas significatif sur le moyen et le long terme. C’était le cas dans de nombreux cas ou les américains n’étaient pas impliqués, et cela explique le résultat de nombreuses luttes armées durant les siècles passés indépendamment des protagonistes, car elles ont toujours été déterminées par la puissance socio-économiques et la force politique des différents camps. C’était le cas par exemple en Chine après 1947 et au Vietnam après 1972, mais ce sont loin d’être les seuls. Les guerres sont plus déterminées par les facteurs socio-économiques et politiques que par tout autre facteur, et c’était vrai bien avant que les américains ne tentent de régler les affaires du monde. Les conflits politiques ne trouvent pas de solution par les interventions militaires et ceux qui ne peuvent se résoudre par des moyens politiques pacifiques ne changent rien au fait que l’usage de la force est inadapté. C’est encore plus vrai aujourd’hui avec la diffusion des technologies militaires. Washington refuse d’entendre cette leçon tirée de l’histoire moderne.

Q : Quelle est la situation de l’armée américaine. Est-elle unie pour cette guerre ?

R : Certaines critiques parmi les plus pertinentes faites contre les simplismes grossiers qui ont guidé ces politiques interventionnistes ont été émises par l’armée, en particulier après l’expérience du Vietnam qui l’a traumatisée. Mon ouvrage sur la guerre du Vietnam a été acheté par de nombreuses bibliothèques dans les bases de l’armée, et les journaux militaires en ont parlé de façon détaillée, et avec respect. La déclaration faite fin juillet par le nouveau chef de l’Etat Major l’amiral Michael G. Mullen, disant que si les politiques échouent à changer considérablement « quelque soit le nombre d’hommes et quelque soit la durée cela ne fera pas grande différence, » reflète ce courant réaliste qui existe parmi les penseurs militaires depuis quelques décennies. (Le fait qu’il agisse en fonction de cette hypothèse est une autre question et dépend largement de considérations qui échappent à son contrôle.) Mais les hauts gradés restent extrêmement divisés au sujet de cette guerre, et de nombreux officiers considèrent le général Petraeus - le commandant en chef en Irak - comme un opportuniste qui fera en fin de compte ce que Bush lui ordonne.

L’amiral William J. Fallon, qui commande les forces américaines dans la région et est le supérieur de Petraeus, a exprimé publiquement son scepticisme sur la politique du président en Irak. L’armée, tout spécialement, n’a pas assez d’hommes pour mener une guerre prolongée, et si les USA maintiennent ce niveau de troupes après le printemps 2008, elle fera face à une crise. Elle sera contrainte de ne pas respecter son engagement de ne pas maintenir plus de 15 mois les soldats en Irak, d’accroître la mobilisation de la Garde Nationale, et ainsi de suite, et perdra la guerre quoi qu’elle fasse.

Q : S’il y a des voix critiques dans l’armée, pourquoi ne sont-elles pas écoutées ?

R : Tout comme la CIA, l’armée comprend dans ses rangs quelques penseurs stratégiques affûtés, qui ont fait leur apprentissage lors d’expériences amères. Les analyses de l’Institut des Etudes Stratégiques de l’armée - pour en nommer un parmi d’autres - sont souvent très pertinentes et critiques.

Le problème, naturellement, c’est qu’il y a peu - ou pas - d’hommes au niveau décisionnel qui prêtent attention aux réflexions critiques que l’armée et la CIA produisent en permanence. Il n’y a pas de pénurie de compétences parmi les analystes des institutions mais le problème est que les politiques sont rarement formulées à partir de connaissances objectives, et que cela pèse sur eux comme une contrainte. Les ambitieux, qui sont nombreux, disent ce que leurs supérieurs ont envie d’entendre et ne les contredisent que rarement, voire jamais. L’ancien directeur de la CIA, Georges Tenet en est le plus bel exemple. Ce que la CIA mettait en avant à l’attention du président ou de Donald Rumsfeld correspondait à ce qu’ils voulaient entendre. Les hommes et les femmes qui s’élèvent aux plus hauts niveaux ont effectué un compromis finement pesé entre l’ambition et la capacité de contredire leurs supérieurs en leurs présentant des faits. Le désordre total en Irak, pour prendre un exemple, était prévu. Si la raison et la clarté avaient prévalu, le rôle de l’Amérique dans le monde serait complètement différent.

Q : Qu’en est-il des forces de sécurité irakiennes ? Sont-elles capables de prendre la suite des américains ?

R : L’armée irakienne et la police qui doivent remplacer les américains sont fortement infiltrées par les chiites loyaux à Moqtada Sadr et autres. Les estimations varient, mais au moins un quart de ces forces n’est absolument pas fiable. Lorsque Paul Bremer a été envoyé comme proconsul en Irak en mai 2003, il a décidé unilatéralement de purger complètement l’armée des officiers loyaux à Saddam. Bush voulait encore vaguement conserver l’armée intacte, mais la tâche de sa reconstruction s’est avérée trop difficile pour ses successeurs. L’administration américaine utilise maintenant les mêmes tribus sunnites avec lesquelles Saddam travaillait, principalement en achetant leur loyauté. Il est très significatif que Bush lors de sa dernière visite en Irak ait choisi d’aller dans la province d’Anbar plutôt qu’à Bagdad. Ceci reflétait le fait que le gouvernement de Nouri Al Maliki n’est désormais plus l’outil ad hoc pour réaliser les objectifs des USA.

Q : Comment Washington prévoit de mettre fin à la guerre ?

R : Il règne à Washington la confusion la plus complète quant aux moyens de mettre fin à ce bourbier. Les objectifs sont similaires mais les moyens pour y parvenir sont de plus en plus changeants, confus, et plus la victoire devient insaisissable, plus cette administration semble pathétique. Le surge est un échec pour la majorité, plutôt conservatrice, des experts de politique étrangère et dont 80% ont servi un gouvernement. A leur avis la conduite de la guerre par l’administration est lamentable. En fait c’est un désastre.

Gabriel Kolko est historien. Il est l’auteur d’Anatomy of a War : Vietnam, the United States, and the Modern Historical Experience.