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PALESTINE

Retour de Gaza

Lundi 2 février 2009, par Francis WURTZ

J’ai pu, grâce à une association franco-palestinienne avec laquelle je coopère de longue date (l’association des Villes jumelées avec des camps de réfugiés palestiniens), et grâce à diverses interventions diplomatiques, entrer dans Gaza, le jeudi 22 janvier dernier, après une attente de 24 heures à Rafah (frontière égyptienne).

Les interlocuteurs habituels de cette association – sans lien avec les autorités actuelles de la bande de Gaza – nous ont accompagnés à travers tout le territoire. Hormis des journalistes et des acteurs humanitaires, nous avons ainsi été parmi les tous premiers à découvrir « de visu » les horreurs de la guerre, du sud jusqu’au nord. Nous avons pu être au contact direct de la population, sur le terrain et chez les habitants, logeant dans des familles, partageant des collations avec des Palestiniens des camps de réfugiés les plus touchés, discutant de longues heures durant, dans l’obscurité d’une nuit sans électricité, avec des victimes qui ressentaient manifestement le besoin de se libérer en témoignant.

Nos principales étapes furent Rafah, Khan Younès, la ville de Gaza, Zeitoun, Jabalyia, Al Attatra. C’est au nord et à l’est de Gaza – ville que l’on découvre les pires dévastations et que l’on recueille les témoignages les plus accablants pour l’armée israélienne. En y allant, on comprend pourquoi les journalistes avaient été tenus à l’écart de l’offensive militaire !

Mais les traces de la terreur infligée pendant 22 jours et nuits à la population de Gaza sont visibles dès la première localité au sud du territoire : Rafah, une agglomération de 180 000 habitants dont 85% sont des familles de réfugiés. Nul besoin de guide. Les gens vous hèlent. Ils ont besoin de montrer au monde les destructions subies, de raconter le calvaire enduré, d’exprimer - au demeurant avec beaucoup de retenue et de dignité - les souffrances durables. Une nuée d’enfants vous suit où que vous alliez. « What is your name ? How are you ? » lancent-ils en riant. Ils s’amusent, demandent qu’on les prenne en photo, mais quand on les interroge sur la guerre, un petit gamin lâche : « on tremblait ! »

Au centre de Rafah, la foule est dense autour d’un petit marché - on nous dit que les produits qui y sont vendus à des prix prohibitifs ont été introduits en contrebande par les fameux tunnels... C’est la rançon du blocus. Autour de nous, des maisons en ruines, des toits arrachés, des familles entières assises dans leur ancienne maison éventrée. Ils nous racontent : une seule frappe de F16 a suffi pour provoquer toutes ces destructions - en tout 80 impacts ! C’était la nuit du 31 décembre...

On nous a dit, sans qu’il nous ait été possible de vérifier l’information, que la femme pilote de ce bombardier venait d’être condamnée en Israël à deux ans de prison pour avoir refusé de « finir le travail » par un second passage. Un viel habitant nous fait visiter sa « maison » – un taudis à ciel ouvert depuis le bombardement. « Il n’y a jamais eu d’arme ici, Monsieur ! » répète-t-il. « L’avion n’avait pas de cible. Il nous a tous bombardés ! ». Malgré tout, le quartier grouille de monde. Chacun vaque à ses occupations quotidiennes. L’essence étant devenue inaccessible pour le plus grand nombre, la carriole tirée par un âne remplace souvent la camionnette. On se débrouille comme on peut. La vie est plus forte que les F16.

Une discussion s’engage avec le leader du camp de réfugiés de Rafah. C’est un homme mesuré et courageux. Il a déjà passé cinq ans de sa vie dans les prisons israéliennes et une autre période en résidence surveillée. Membre du Fatah, il connait de nouvelles difficultés depuis la prise de pouvoir du Hamas. Mais aujourd’hui, il ne veut parler que de la guerre "qui frappe l’ensemble du peuple de Gaza« . Et pour lui, »Gaza, c’est l’âme de la cause palestinienne. Le revendication nationale est partie d’ici."

Près de Khan Younès, nouvelle illustration de la punition collective indistinctement infligée à la population. Ici, un vignoble entièrement ravagé. Là, une... station d’épuration d’eau, servant tout le secteur, écrasée sous les obus des chars. Autour, toutes les maisons sont détruites, sauf un immeuble dont il ne reste que la carcasse. Nous y découvrons sur un mur un croquis sommaire des cibles voisines - dont la station d’épuration - annoté en hébreu... Sur place, toutes les personnes insistent : "il n’y a pas de combattants parmi nous. Pourquoi ils détruisent tout ? Pourquoi ils tuent nos enfants ?" L’exaspération est à son comble. En ville, nous nous arrêtons près d’une mosquée bondée : la prière du vendredi s’y est transformée en meeting politique contre... Mahmoud Abbas et "tous les baratineurs. La foi et la persévérance sont notre force – y entend-t-on. Avec l’aide de Dieu, nous irons jusqu’à la victoire.« A méditer par les partisans de la guerre pour »en finir avec le Hamas"...

Nous arrivons dans la ville de Gaza. Arrêt à l’une des écoles de l’UNRWA, l’agence de l’ONU pour l’aide aux réfugiés palestiniens : gravement endomagée par les bombes. Des voisins nous montrent sur leur portable les images insoutenables du déluge de feu qui s’est abattu sur la ville ! Autre cible « militaire » : le siège... du Croissant rouge palestinien attenant à l’hôpital Qods ! Il n’en reste, là encore, qu’une carcasse calcinée : les bombes au phosphore ont fait leur œuvre. Un peu plus loin, un énorme stock de médicaments a été détruit par les bombes. Bombardé aussi l’immeuble du service d’Etat civil. Ailleurs, c’est une fabrique de limonade qui a été détruite : on en retirera 27 cadavres. Là, c’est un jardin d’enfants : détruit. Puis le parc Barcelona - construit par l’Espagne : détruit. Près de là, un immeuble de 11 étages : détruit. Un peu plus loin... un cimetière : détruit !

Nous croyions avoir atteint les limites de l’horreur. C’était sans compter avec ce qui nous attendait à Zeitoun, à l’Est de la ville de Gaza. Devant nous, à perte de vue, un immense champ de ruines. Tout y est dévasté : maisons, fermes, usines. Il ne reste rien. L’odeur y est, plus de deux semaines après le drame, insoutenable. Les témoignages recueillis sur place nous glacent d’effroi. La presse, entretemps, en a relaté la substance. C’est là que la famille Samouni a perdu 33 de ses membres, dans un immeuble où les soldats israéliens, abondamment présents sur place, les avaient parqués depuis plus d’une journée sans nourriture et sans eau ! Avant de les écraser sous les obus ! Les récits des survivants vous laissent sans voix. Il s’agit de toute évidence d’un massacre délibéré de populations civiles. Avec, de surcroit, des actes d’une infinie cruauté. Les faits remontent au 5 janvier.

Deux jours après, c’est à l’est de Jabalyia, à, Ezbet Abed Rabbo, qu’a été perpétré, selon les dires de témoins, un autre épouvantable crime de guerre. Entre 13 heures et 14 heures, nous précise Khaled, trois chars ont approché de sa maison. Un haut-parleur leur intime l’ordre de sortir. Toute la famille s’exécute en arborant un chiffon blanc. Devant eux, deux jeunes tankistes mangent nonchalamment des barres de chocolat et des chips, sans leur adresser la parole. Soudain, un troisième soldat sort du char, tire, tuant deux petites filles de la famille et blessant la troisième. Pendant plus de deux heures, ils leur ont interdit de bouger avant de lancer au père des deux fillettes : « tu peux partir » !

Après un silence, Khaled poursuit : un voisin tente d’aider les survivants en approchant son ambulance. Les soldats lui font quitter le véhicule avant d’écraser l’ambulance avec un char. (Chacun peut, en effet, voir ce qu’il en reste.) Un peu plus loin, un autre voisin leur vient en aide, avec sa carriole tirée par un âne. L’homme et l’animal sont, à leur tour, abattus, affirme Khaled en nous donnant le nom de cette personne.

Ces allégations sont tellement graves qu’elles demandent naturellement à être vérifiées. La vision d’horreur à perte de vue accrédite en tout cas l’hypothèse d’un acharnement d’une violence et d’une cruauté à peine imaginables de la part de l’armée israélienne.

Nous arrivons à Jabalyia, grand centre urbain au nord. Le seul camp de réfugiés y compte plus de 100 000 habitants. C’est là qu’une (autre) école des Nations Unies a été bombardée : on retirera 47 corps des décombres. Le père de l’une des victimes, 24 ans, répète, désespéré : "on nous avait conduits ici pour être en sécurité. Nous n’avons plus d’endroit où nous mettre à l’abri." C’est la répétition de ces bombardements prenant pour cible des sièges des Nations Unies qui a conduit le Secrétaire général de l’ONU à se rendre sur place, peu de temps avant notre arrivée, et à y tenir des propos légitimement durs.

Autre quartier, autre champ de ruines, nouveau témoignage accablant : « ils sont rentrés chez nous », raconte d’une voix lasse et monocorde un vieux monsieur assis devant sa maison intacte. Il nous relate le drame vécu par sa famille : "ils les ont plaqués contre le mur, les hommes d’un côté, les femmes de l’autre. Ils ont emmené mon fils de 42 ans au premier étage et ont tiré. Puis, en redescendant, ils ont dit à mon autre fils : "ton frère est mort. Tu peux appeler des secours." Mais quand il est sorti en levant les bras, ils lui ont coupé les doigts d’une rafale. Puis ils sont restés, empêchant l’ambulance d’approcher. Ils ont tiré aussi sur une voiture de l’UNRWA (ONU) venu pour aider ma famille, car mon fils y était employé depuis 20 ans. Un député arabe de la Knesset a pu être joint. Il a contacté Ehud Barak, le ministre de la défense, pour qu’il intervienne. Celui-ci a refusé, soulignant que "là où l’armée est présente, c’est elle qui décide". Quand ma famille a enfin pu voir mon fils, on s’est rendu compte qu’il n’était pas mort sur le coup. Ils l’ont laissé agoniser et perdre son sang ! Il laisse huit orphelins. Cinq d’entre eux étaient présents quand ils ont tiré." Le vieil homme, prostré, s’est arrêté de parler.

Les témoignages sont également bouleversants dans un gymnase, une bibliothèque et une salle des fêtes du camp de réfugiés de la ville, transformés en centre d’hébergement pour 575 sinistrés du quartier, dont la plupart sont des femmes et des enfants. Les locaux sont bien entretenus mais la promiscuité y est insupportable. « Nous avons tout perdu » revient comme un leitmotiv. Une dame remercie une ONG d’avoir livré deux lits de camp. Une autre réclame "une vraie solution : pouvoir vivre en famille et que les enfants puissent aller à l’école." Quand nous nous retirons, une voix nous lance : « Ne nous oubliez pas ! On compte sur vous ! Dites-leur ! » Nous ne les avons pas oubliés.

Le soir, nous nous retrouvons dans la cour d’un immeuble du camp de réfugiés. Les voisins affluent. Surtout des jeunes. Nous sommes vite une quarantaine, assis autour d’une simple lampe-torche. Pas d’électricité ni de gaz. On répare. Quelqu’un est allé chercher le gynécologue dont les cris de douleur en direct à la télévision israélienne ont fait le tour du monde. C’est un voisin. Il était ce matin sur la tombe de ses deux petites filles tuées par une bombe alors qu’il répondait par téléphone à un journaliste israélien. Nous ne le verrons pas ce soir. Il est à Tel Aviv où il a repris son travail au grand hôpital...

On nous sert thé et café, puis la parole se libère... Vous imaginez. Vers minuit, une heure, nous prenons congé, en promettant de révéler ce que nous avons vu et entendu et d’agir en conséquence : pour l’aide d’urgence, la levée du blocus et l’ouverture des accès à Gaza ; pour l’envoi d’une force internationale de protection des populations ; pour la mise sur pied d’une commission d’enquête internationale afin que toute la vérité soit établie et tous les responsables punis ; pour une politique beaucoup plus offensive de l’Union européenne en faveur d’une paix juste et durable au Proche Orient . Cela suppose avant tout plus de courage et d’indépendance politique, pour ne pas laisser passer des opportunités historiques comme l’Initiative de paix arabe de 2002 et 2005 - qui permettait la normalisation des relations de tout le monde arabe avec Israël en contrepartie du retour aux frontières de 1967 ! - ou le gouvernement d’unité nationale palestinien de 2007 constitué sur les mêmes bases entre Mahmoud Abbas et le Hamas. Cela suppose plus généralement une relation avec Israël reposant, non plus sur la complaisance et l’impunité, mais sur le strict respect du droit international et des résolutions pertinentes des Nations Unies.

Vérité, justice, paix... Après tout, nous ne demandons qu’à voir traduites en actes les « valeurs européennes »...