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À la rencontre du mouvement populaire du Venezuela

Retour de Caracas

Mercredi 8 février 2006, par Pierre BEAUDET

Pour la plupart d’entre nous, le Venezuela était jusqu’à récemment associé une vague destination touristique ! Puis récemment, cela a commencé à changer. Hugo Chavez est devenu un des opposants à l’hégémonie états-unienne. Des militants et des militants du Venezuela ont commencé à circuler un peu partout.Progressivement s’est développé dans le mouvement social un sentiment qu’il « se passait » quelque chose » là-bas. Aussi dans le cadre du FSM « polycentrique » de 2006 à Caracas, plusieurs d’entre nous ont pensé que c’était une excellente occasion d’en savoir plus. Et à travers ces dialogues, nous avons appris des militants syndicaux, des féministes, des animateurs du mouvement urbain, des enseignants et des enseignantes, des intellectuels et bien d’autres acteurs qui contribuent à construire le mouvement populaire dans le contexte de grands bouleversements. Certes en quelques jours, nous avons à peine effleuré la dynamique complexe qui traverse ce pays d’Amérique du Sud et l’exploration doit continuer, surtout si on envisage de développer des relations de coopération et de solidarité à long terme.
Voici donc en guise d’introduction un petit reportage sur le processus en cours qui comprend cinq parties :

  Le Venezuela dans la tempête (introduction sur le contexte)

  • Les enjeux du développement social
  • L’évolution récente du mouvement syndical vénézuélien
  • Le Venezuela au moment où le vent de changement pousse fort dans l’hémisphère
  • Le Venezuela et le FSM dans le contexte du FSM « polycentrique » à Caracas en janvier dernier.

1. Le Venezuela dans la tempête

Une révolution ?

Les mouvements révolutionnaires européens du début du vingtième siècle disaient qu’une révolution survient quand ceux d’en bas ne veulent plus, et quand ceux d’en haut ne peuvent plus. Si cette formule reste appropriée, on peut affirmer que c’est ce qui se passe au Venezuela. Depuis 1999 en effet, les changements qui traversent le pays poursuivent un cours impétueux. Des mobilisations gigantesques, des confrontations, des tentatives de rétablir l’ordre antérieur par la force, des interventions étrangères, des polarisations sociales et idéologiques, tout se passe à un rythme effréné. De bien des manières, tout cela est trop rapide et trop remuant pour qu’on puisse se faire une idée définitive, mais on peut tenter de commencer à comprendre.

Détour par l’histoire

Pour le sociologue Edgardo Lander qui enseigne à l’Université centrale de Caracas, il faut faire un détour par l’histoire. Car le Venezuela a un parcours particulier en Amérique du Sud. Les classes dominantes, au moins durant la majeure partie du vingtième siècle, ont été relativement stables. Une des forces du système en place était sa structuration sur la démocratie représentative. Il y avait une structure de partis avec des associations et des médias relativement libres, des élections régulières, bref une certaine liberté qui était bien utilisée par une minorité de la population. Deux grands partis, la COPEI et l’Action démocratique, monopolisaient l’espace public et géraient le pays dans une sorte d’alternance relative, sans menacer les intérêts en place. Face à ce blocage où les classes populaires étaient marginalisées, les mouvements qui tentaient de s’organiser à l’extérieur du système étaient faibles. La gauche politique, notamment le Parti communiste, a eu ses moments de gloire et d’héroïsme, mais n’a jamais été, contrairement à ce qui s’est passé au Chili ou au Brésil par exemple, en mesure de proposer un projet alternatif. « C’était une gauche qui avait des valeurs mais pas de stratégie », affirme Lander. C’est tout cet édifice qui a commencé à décliner dans les années 1970-80 jusqu’aux explosions subséquentes.

Le basculement

En 1989, le « caracazo », une série d’émeutes urbaines de grande envergure, secoue le pays lorsque le gouvernement de l’AD tente d’imposer des politiques anti-populaires dites d’« ajustement structurel ». En 1992, un obscur officier de l’armée, Hugo Chavez, tente un coup d’État (il échoue et est emprisonné). En 1999, Chavez revient sur la scène politique et est élu. En 2002, la droite avec un secteur de l’armée et l’appui des Etats-Unis renverse le président Chavez. La mobilisation populaire fait échouer le coup d’état. En 2003, la droite paralyse l’économie et notamment le secteur pétrolier. Le gouvernement résiste et brise le mouvement d’opposition. En 2004, la droite impose un référendum sur la révocation du Président. Chavez triomphe. En 2005, le Mouvement de la cinquième république dirigé par Hugo Chavez remporte les élections législatives suite au désistement de la droite.

Irruption du « chavismo »

Peu à peu à travers la personnalité explosive d’Hugo Chavez est donc apparu un projet qui au départ était un peu suspect aux yeux d’une partie de la gauche et des intellectuels. Ceux-ci étaient doublement sceptiques. D’une part, ils n’étaient pas convaincus que le projet était vraiment émancipateur et pouvait transcender son origine autoritaire et populiste. D’autre part, ils estimaient que la confrontation avec les Etats-Unis pourrait mal tourner compte tenu de l’inégalité du rapport de forces. En 2001 lors du Sommet des Amériques par exemple, le Venezuela s’était retrouvé isolé devant 33 États de l’hémisphère qui à l’époque semblaient prêts à accepter le projet proposé par les Etats-Unis autour de la ZLÉA. Puis dans les bifurcations subséquentes, tout a changé. Chavez a réussi son pari en faisant dérailler les projets de la droite. L’arrogance des Etats-Unis s’est heurtée à la réalité de l’opposition aux projets impériaux un peu partout dans le monde. Surtout en Amérique latine, les peuples ont fait basculer le pouvoir à gauche. « Ainsi est apparu un processus chaotique où l’on tente, pour la première fois depuis la chute du Mur de Berlin, de changer une société radicalement », affirme Lander. Au départ, « il y avait l’intuition, le sens du politique de Chavez, dans une méthode sans modèle, sans plan de match ».

Radicalisation

Dans un sens, le processus bolivarien a été porté par les évènements. Le projet original était relativement modéré. Chavez parlait de discipliner le « capitalisme sauvage », de proposer une constitution axée sur la participation citoyenne, mais sans rupture avec le système. Mais devant l’opposition radicale de l’ancienne élite et l’opposition brutale des Etats-Unis, la situation a évolué. Selon Lander, « ces confrontations ont radicalisé le mouvement. Elles ont démontré qu’un projet de réforme timide n’était pas acceptable pour la classe dominante ». Lors de la tentative de coup d’état d’avril 2002, les choses se sont précipitées. « L’élite voulait non pas seulement renverser Chavez mais remettre le peuple à sa place, éliminer les réformes ». Tout le monde a vu à la télévision le chef des « golpistes » s’exprimer à la nation devant un mur dont on avait retiré la figure de Simon Bolivar. « Le symbole était trop gros, trop insultant pour la majorité des Vénézuéliens » affirme Lander. En annulant la constitution, en discartant le Congrès élu, en renvoyant les juges de la cour suprême, les élites ont provoqué le peuple qui sans organisation ni chef est sorti dans la rue pour vaincre le coup et ramener Chavez. Six mois plus tard, l’opposition de droite remettait cela en tentant de paralyser le pays. « Pour la première fois alors, les gens ont commencé à s’auto-organiser, d’abord pour s’approvisionner, puis pour récupérer des entreprises délaissées par la grève des patrons ».

L’irruption des masses

Après la défaite stratégique de la droite en 2002 et 2003, tout s’est accéléré. « On a constaté une croissance phénoménale de l’organisation sociale », explique Lander. Non seulement les gens ont commencé à s’organiser dans leurs quartiers, dans leurs lieux de travail, mais ils avaient une « nouvelle conscience, un sentiment d’appartenance, de contrôle ». En même temps, cette défaite a démontré la faiblesse, la vulnérabilité de l’ancienne élite. « Elle a également montré que nous étions trop dépendants des Etats-Unis, notamment du point de vue technologique et alimentaire, et qu’il fallait changer de cap ». Ainsi les conditions ont été réunies pour un réalignement du gouvernement. Dans l’improvisation, pour faire face aux pressions externes, pour répondre aux initiatives spontanées, le gouvernement a foncé de tous les côtés : réforme agraire, investissements dans les barrios et le domaine social, élaboration de nouvelles initiatives économiques sortant des cadres traditionnels de l’économie capitaliste, etc.

Des priorités inversées

Une grande partie de ces réformes a été rendue possible par la réorientation de la rente pétrolière, l’axe principal de l’économie vénézuélienne. Auparavant, les profits tirés des exportations du pétrole étaient distribués au sein de l’élite et d’une certaine classe moyenne très minoritaire. Chavez a pris la chose en main en restructurant la PDVSA, la grande entreprise publique pétrolière. Il a stoppé la privatisation rampante, mis aux pas les cadres qui se payaient des salaires faramineux, et renégocié dans le cadre des pays producteurs de pétrole (OPEP) de façon à maximiser les revenus pétroliers. Et aujourd’hui, le Venezuela a les moyens de ses politiques. Ainsi en 2004, le gouvernement bolivarien a drainé 3,2 milliards de dollars de la rente pétrolière pour financer ses mesures sociales, pour la production agricole et l’infrastructure. Fait exceptionnel, les dépenses sociales représentent 32% du PIB.

Une armée au service du peuple ?

Entre-temps, le Président a consolidé sa base populaire dans l’armée et fait jouer à celle-ci un rôle croissant dans la société, ce qui ne rassure pas tout le monde. Un grand nombre d’officiers ou d’ex-officiers sont maintenant à la tête de départements ou mêmes gouverneurs. Même si une partie de la gauche s’interroge sur le côté populiste-militaire du groupe dominant, il n’en reste pas moins que l’armée sous Chavez est globalement passée « du côté » du peuple.

Sortir de la dépendance

Dans ses relations externes, le gouvernement a déployé de grands efforts pour renforcer les liens sud-sud, notamment en Amérique du Sud. Selon Lander, « Chavez et son équipe sont convaincus que sans cette intégration latino-américaine, son projet n’a pas d’avenir et qu’il faut développer plus que des projets par à coup et des relations strictement commerciales, mais une perspective d’intégration complète ». Tout cela s’est également concrétisé dans une panoplie de projets dans le pétrole, les communications, l’agriculture et dans l’élaboration d’un nouveau cadre pour discuter l’intégration, l’ALBA. Certes explique Lander, les conditions actuelles en Amérique du Sud favorisent ce projet : « les mouvements sociaux ont entrepris eux-mêmes une intégration de leurs résistances. Les gouvernements y compris ceux de Lula et de Kirchner s’opposent à l’hégémonie américaine ». Il note en passant le dernier échec des Etats-Unis qui ont tenté, sans succès, d’isoler le Venezuela lors de la dernière assemblée générale de l’Organisation des États américains (OEA) qui était pourtant traditionnellement inféodée à Washington.

Une bataille de longue haleine

Devant cette effervescence, tout semble changer chaque jour et il est difficile de s’y retrouver ! Tout n’est cependant pas rose au sein du gouvernement où coexistent des tendances diverses et entre celui-ci et le mouvement populaire. « La clé explique Margarita Lopez Maya, une sociologue vénézuélienne impliquée avec les mouvements sociaux, réside dans l’autonomie du mouvement populaire, dans sa capacité de proposer et de construire, au-delà de l’État ». L’opportunité est là en fait, car le chavisme contrairement à d’autres courants politiques ne prétend pas tout contrôler. « Le fait est cependant, affirme Edgardo Lander, que nous avons un parti présidentiel, le Mouvement de la cinquième république, qui gouverne encore de façon verticale ». Par ailleurs, le gouvernement est une chose, l’État est une autre, avec des « structures corrompues, résistantes aux changements, et qui fonctionne encore sur le clientélisme et le contrôle ». Alors que des structures de l’appareil d’état s’ouvrent et se démocratisent, d’autres restent figées, inefficaces.

Une culture en transformation

Au bout de la ligne selon Lopez Maya, « ce sont les mouvements sociaux qui pourront faire la différence et éviter la colonisation de la société par l’État. Rien n’est déterminée d’avance. « De manière générale, cela avance plus au niveau local, mais au sein de l’appareil central, on fonctionne encore souvent comme avant, en gérant le secteur public comme une entreprise privée ». Chavez dans un sens tente de contourner cet État par des initiatives parallèles, les « missions » par exemple. « Ce qui est bon et moins bon, selon Lander, parce que le changement devient alors identifié à une personne, plutôt qu’à une transformation de l’État. La personnalisation du pouvoir est ancré profondément dans les mœurs ». Chavez apparaît ainsi comme un vecteur de transformation, par son énergie, son charisme, son audace. Mais en même temps, certains se demandent s’il n’est pas aussi un obstacle, un substitut qui entrave le développement d’une culture réellement démocratique.

Une utopie : la démocratie participative

Lopez Maya mise beaucoup sur le développement de nouvelles formes démocratiques. « La nouvelle constitution vénézuélienne consacre le droit à la participation des citoyens de manière « directe, semi-directe et indirecte non seulement dans l’exercice du suffrage mais aussi dans les processus « de formation, d’exécution et de contrôle de la gestion publique ». Selon l’esprit du texte, l’État central doit être un « accompagnateur » plutôt qu’un décideur et encourager les citoyens à s’investir dans le processus de prise de décision. Également sur le plan économique, la constitution promeut les concepts de cogestion, d’autogestion, les coopératives et toute forme associative guidée par des valeurs de coopération mutuelle et de solidarité. En conséquence explique-t-elle, « de nombreuses nouvelles institutions ont été mises en place, tels les « comités de planification locales » et des entreprises autogérées. L’avenir de ces initiatives est un peu flou car leur statut juridique est souvent mal défini et d’autre part, elles n’ont pas de moyens financiers autonomes par rapport à l’État qui les subventionne ».

La solidarité doit être « éveillée »

À travers leurs discussions passionnées, les camarades vénézuéliens sont pour la plupart sobres, critiques, non complaisants. Un peu partout dans ce pays, et ailleurs en Amérique du Sud, on a passé l’âge des grandes exaltations et d’un certain romantisme qui faisaient dire aux uns et aux autres que tout était possible tout de suite ! Le message est clair, il faut s’approprier de la complexité de la situation si on veut développer une relation avec nos amis du Venezuela. Edgardo Lander : « les solidarités inconditionnelles/acritiques ne sont pas durables. Les processus de transformation historiques sont contradictoires, il n’y a pas de vérité absolue, pas de situation en blanc-et-en-noir ».

2. Le développement social au cœur du processus

La pauvreté dans un pays riche

Les turbulences qui traversent le Venezuela aujourd’hui ne datent pas d’hier. Des confrontations ont eu lieu et dans les années 1980, tout a déboulé. En 1989, de graves émeutes avaient lieu à Caracas et certaines villes de provinces. En gros, les pauvres disaient « basta » à un régime qui les volait tant par la corruption des élites que par l’imposition des politiques néolibérales. Fait à noter, le Venezuela qui est un pays très riche est habité par des pauvres. 48% de la population vit avec moins de deux dollars par jour. Selon la Banque mondiale, les 20% plus riches reçoivent 53% de tous les revenus pendant que les 20% plus pauvres doivent se contenter de 3% des revenus. Or ces pauvres sont largement « invisibles » dans la grille de l’économie ou du pouvoir. Ils sont dans le secteur dit « informel ». Ils n’ont pas accès aux services sociaux, à la santé, à l’éducation, contrairement aux classes dites moyennes qui étaient, du moins jusqu’au début des années 1990, assez confortables.

Le Venezuela en bref

  • Population : 25,375,281
  • Moralité infantile : 22.2 /1,000
  • Taux d’alphabétisation : 93%
  • Capitale : Caracas
  • Divisions administratives : 23 États, 1 district fédéral (Caracas)
  • Constitution : Adoptée le 30 décembre 1999
  • Chef de l’état : Président Hugo CHAVEZ Frias

Économie (statistiques de 2004)

  • Exportations : Pétrole (80%)
  • Importations : Machinerie et équipement, aliments
  • Produit intérieur brut : $145 milliards
  • Produit national brut par capita : $5,800 dollars
  • % de la population sous le seuil de la pauvreté : 47%
  • Dette publique : 43.1% du PNB

Changer de cap ?

Ce sont évidemment ces couches populaires qui se sont mobilisées avec et pour Chavez et son projet bolivarien. Aujourd’hui, le gouvernement proclame être engagé dans une « lutte à mort » contre la pauvreté et l’exclusion. Une quantité énorme de nouveaux programmes ont été mis en place, ce qui témoigne du volontarisme de l’État et aussi des initiatives de la base. Et selon le gouvernement, le pourcentage de la population pauvre est en déclin. Décidément, le pays est en train de changer, mais bien des questions se posent sur l’ampleur et la pérennité du processus. Pour le moment grâce aux prix élevés du pétrole, les indicateurs macro-économiques sont positifs, mais cette situation pourrait changer. En tout cas, le gouvernement Chavez a choisi de redistribuer cette richesse vers les gens. Ainsi de 1999 à 2004, les dépenses du gouvernement sont passées de 19% à 31% du PIB. En conséquence, les indicateurs sociaux s’améliorent. Le taux de chômage officiel (qui n’indique pas toute la réalité parce qu’il ignore le secteur informel) est passé de 20 à 14% en quatre ans.

Réforme agraire

Les initiatives du gouvernement affectent tous les secteurs. Dans le monde rural, le projet de réforme agraire en cours a commencé à redistribuer les terres du domaine public et pourrait s’étendre aux terres privées. À date, 2,8 millions d’hectares ont été distribués à environ 130 000 familles. Selon le gouvernement, l’agriculture pourrait être un secteur prioritaire, car à date seulement 25% des terres cultivables sont effectivement exploitées et 70% des aliments sont importés, essentiellement des Etats-Unis et du Canada ! 5% des exploitants agricoles détiennent 80% des terres cultivables. Les petits paysans se partagent 6% des terres par ailleurs.

Une ville pour tout le monde

Dans les zones urbaines où vivent plus de 80% des 26 millions de Vénézuéliens, la majorité de la population habite les bidonvilles, les barrios où les infrastructures sont diminuées et où le statut des habitants n’est pas légalisé la plupart du temps. Aussi, une des priorités du gouvernement est de formaliser l’occupation, ce qui permettra aux habitants de sécuriser leur maison et aussi de capitaliser. De manière générale, le gouvernement encourage la mise en place de « Comités de tierras urbanas » (CTU -comités de terres urbaines), qui doivent en principe gérer ce transfert de propriété par groupe de 100 ou de 200 familles. À date, plus de 500 000 personnes ont ainsi régularisé leur situation légale en devenant formellement propriétaires de leurs maisons.

Entre-temps, le gouvernement investit dans les infrastructures urbaines et le logement, mais les besoins sont immenses. Il manque au moins 150 000 logements à prix modiques pour abriter la population qui ne cesse d’affluer vers les villes. Lors d’une visite dans le barrio « La Vega » sur les hauteurs de Caracas, les habitants du bidonville qui compte 32 000 habitants nous ont montré les nouvelles installations médicales et éducatives, les projets d’agriculture urbaine et d’autres réalisations concrètes. Mais beaucoup reste à faire. Selon une des responsables du CTU, le gouvernement tarde à remplir ses promesses d’assainir le quartier et de construire des installations d’égout adéquates. Entre-temps, les quelque 5000 CUT présents dans le pays pourraient devenir un mouvement social structurant. Le mouvement est en marche et s’est beaucoup renforcé depuis la « grève patronale » de l’hiver 2003 lorsque la population a été appelée à confronter les pénuries de toutes sortes.

L’éducation, un droit humain

L’éducation est une des grandes priorités pour le gouvernement Chavez et les améliorations sont visibles et reconnues par tous, même l’opposition. En ligne avec la constitution dont l’article 10e reconnaît l’éducation comme un « droit humain fondamental », le gouvernement depuis 2001 a augmenté le budget de l’éducation de 2,1% du PIB à plus de 4,3%. Des milliers de nouvelles écoles ont été construites, mais selon le ministère de l’éducation, le programme en cours vise plus que le béton. De la garderie à l’université, on veut favoriser l’accès aux couches populaires, en visant particulièrement 1,5 million d’enfants des quartiers et des régions défavorisées. C’est là qu’entrent en jeu les « missions » qui sont en fait des programmes spéciaux et parallèles et qui visent à briser le train-train bureaucratique en concentrant des ressources vers les pauvres. Ainsi la Mission Robinson se consacre à l’éducation primaire et lutte contre l’analphabétisme en visant 1,3 million de personnes de tout âge. La Mission Ribas pour sa part aide 700 000 jeunes à compléter leur cycle secondaire à l’aide de bourses, d’enseignement à distance et de stages en milieu de travail (70% des jeunes ne terminent pas leur secondaire). Dans l’enseignement supérieur, la Mission Sucre cible 350 000 jeunes par des bourses. Hugo Chavez promet de mettre la totalité des enfants à l’école d’ici 2010.

Avancées dans la santé

Dans la santé, les progrès sont également impressionnants. Dans les barrios, des cliniques servies par des médecins et des paramédicaux cubains (ils seraient plus de 10 000 dans le pays !), rejoints depuis quelque temps par quelques professionnels vénézuéliens qui au départ boycottaient ces initiatives. Mais la santé, c’est aussi la nutrition. Avec la Mission Mercal, 6000 « casas populares » ont été mises en place pour desservir 1,5 millions d’habitants des bidonvilles. Les aliments y sont vendus à des prix de 30% inférieur à ce qu’on trouve sur le marché « ordinaire ». La mission Barrio Adentro par ailleurs aide à la réfection des infrastructures, exclusivement dans les bidonvilles. Selon le ministre de la santé, le docteur Roger Capella, « le domaine social est considéré comme une dépense alors qu’en réalité, c’est un investissement. Mais cela n’est pas vue comme cela par les économistes traditionnels ».

Les femmes au coeur de l’économie sociale

Selon Janie Vicunem qui est une des responsables de la BANMUJER (Banque des femmes), au Venezuela le développement de l’économie sociale est vue comme une économie alternative où doivent dominer les pratiques démocratiques et autogérées. La BANMUJER bénéficie d’un important appui du gouvernement vénézuélien qui désire développer de nouvelles pratiques économiques incluant le micro-crédit et la mise en place de petites et de très petites entreprises familiales ou coopératives. Celles-ci se développent à un rythme spectaculaire : de 800 à 30 000 en cinq ans ! Depuis sa fondation le 8 mars 2001, la BANMUJER a appuyé 40 000 projets (des crédits en moyenne $300 dollars canadiens sont consentis aux femmes), ce qui a généré 75 000 emplois. Selon Vickunen, la Banque offre plus que des crédits en s’investissant aussi dans les projets et la formation. De plus et pour rester proche du monde ordinaire, la BANMUJER n’a pas de succursales au sens traditionnel, mais opère à travers 149 centres communautaires.

« Le pouvoir aux pauvres »

Les programmes de BANMUJER incluent des activités de formation sur les droits des femmes, sur la discrimination, sur les droits reproductifs, qui reste un sujet tabou dans un pays où la tradition catholique prédomine. Tout le terrain de l’économie sociale est donc en expansion, mais faute d’expérience et dans un environnement économique qui reste capitaliste, beaucoup de projets échouent ou restent dépendants de l’aide de l’État. Le « pouvoir aux pauvres », qui est l’un des slogans préférés de Chavez, reste encore une utopie lointaine, ce qui n’empêche pas les gens des bidonvilles d’avoir le sentiment que le gouvernement est derrière eux lorsqu’ils s‘auto-organisent. « C’est une bataille de longue haleine, selon Janie : « nous tentons de créer une économie au service des gens et non des gens au service de l’économie. Nous ne construisons pas une banque, nous construisons un autre mode de vie ».

3. Essor et contradictions du mouvement syndical

Un mouvement syndical qui vient de loin

Pendant longtemps, le Venezuela a été un des pays latino-américains où le mouvement syndical semblait capable de défendre les intérêts des travailleurs et des travailleuses, du moins ceux employés formellement sur le marché du travail. Fondée en 1936, la Confederación de Trabajadores de Venezuela (CTV) représentait plusieurs centaines de milliers de membres et participait à la vie sociale et politique du pays. Associée au parti de l’Action Démocratique (AD) , la CTV avait acquis une place importante dans la vie politique et sociale du pays. Mais par la suite et à travers le déclin économique, social et politique qui a frappé le Venezuela à partir des années 1980, la CTV a subi une lente érosion. D’une part, une partie importante de ses bases s’est disloquée sous le choc du néolibéralisme. D’autre part, une « multitude » composée de secteurs populaires en dehors de l’économie formelle a commencé à se révolter et préparer le lit pour les insurrections subséquentes. De toute évidence, la CTC n’a pas réussi à canaliser les revendications populaires ni les demandes des syndiqué-es pour défendre leurs conditions.

La rupture

Finalement le point de rupture a été atteint après l’arrivée au pouvoir d’Hugo Chavez. Dès son irruption dans le paysage politique, les classes dominantes et l’élite politique ont eu une réaction très négative. Il était « intolérable » que l’hégémonie traditionnelle des vieux partis soit contestée et surtout qu’un « outsider » comme Chavez prétende accéder au pouvoir. La direction de la CTV qui dans son alliance avec l’AD faisait partie de l’élite s’est donc résolument engagée dans l’opposition anti-Chavez. En 2002 lors de la tentative de coup d’état, le président de la confédération, Carlos Ortega s’est ainsi retrouvé avec les « golpistes » dont le chef de la fédération patronale Fedecamaras et toute l’élite traditionnelle du pays. Par la suite en 2003, la CTV s’est associée à la grève patronale de 63 jours qui a coûté plus de $10 milliards de dollars au pays. Plus tard la CTV a été un des fer de lance du mouvement pour réclamer un référendum révocatoire contre Chavez (que celui-ci a gagné à l’été 2004). De mouvement syndical, la CTV est devenue un mouvement « parapolitique », totalement identifié à l’opposition. Aujourd’hui la CTV est discréditée, divisée, éparpillée. Le président Ortega que plusieurs de ses opposants accusent d’avoir fraudé la dernière élection pour la nomination de la direction de la CTV est en exil à Miami où il appelle avec l’opposition de droite à une « lutte à finir » contre le Président Chavez !

L’émergence de nouvelles forces syndicales

Selon plusieurs, il est encore tôt pour affirmer que la CTV est en voie de disparition même si, pour le moment, ce mouvement est plus que chambranlant. Plusieurs des syndicats affiliés de la CTV se sont autonomisés, certains pour devenir indépendants, d’autres pour se rallier à une nouvelle centrale syndicale, l’Union nationale des travailleurs (UNT). Selon Marcela Maspéro qui fait partie du comité de coordination de l’UNT, cette nouvelle centrale créée le 5 avril 2003 tente de mettre en place un syndicalisme démocratique, pluraliste, qui vient de la base et qui rompt avec les pratiques autoritaires de la CTV. Pour le moment, ce syndicalisme s’exprime surtout dans le secteur public, mais il cherche aussi à accroître son influence dans le secteur privé, y compris dans la masse des travailleurs et des travailleuses du secteur dit « informel ». « On veut mettre en déroute la pratique syndicale antérieure corporatiste, ce qui est difficile. La démocratisation des syndicats passe par l’auto-organisation des travailleurs », affirme Maspéro.

Les éléments principaux de la plateforme de l’UNT

  • Nationalisation des entreprises qui ont participé à la grève de décembre 2002
  • Rejet du paiement de la dette extérieure
  • Réduction de la semaine de travail à 36 heures
  • Opposition aux privatisations.

Dans la tourmente politique

Être syndicaliste au Venezuela aujourd’hui, c’est d’être dans le « camp » pro-Chavez. C’est incontournable pour 1000 raisons. Dont le fait que la majorité des classes populaires s’identifie au projet bolivarien. Ce qui ne veut pas dire que les syndicalistes prennent les paroles du président comme une religion et acceptent que le mouvement syndical soit une simple « courroie de transmission » pour le gouvernement et le Mouvement de la cinquième république (le parti pro-Chavez). Ce dilemme, bien sûr, n’est pas exceptionnel au Venezuela puisque dans tous les pays gouvernés par des gouvernements progressistes, le mouvement syndical est à la fois « dedans » et « dehors ». Maspéro et les autres membres de la coordination de l’UNT insistent beaucoup sur la démocratisation du mouvement syndical, sa transformation en une plateforme pluraliste de défense des droits des travailleurs. Et donc par déduction, les syndicalistes s’opposent à un lien trop organique avec le gouvernement : « l’UNT se revendique autonome de toutes les forces et partis politiques. En même temps, nous sommes totalement engagés dans le processus de transformation social bolivarien ». Contradictoires ou complémentaires, ces perspectives sont plus faciles à dire qu’à faire ! Les dissensions sur ce sujet sont vives à l’UNT qui n’a pas réussi à organiser son deuxième congrès (c’est prévu pour la fin de février). Il faut également que le mouvement syndical, explique la syndicaliste, « devienne un pôle pour l’ensemble des travailleurs et des travailleuses, et pas seulement pour les syndiqué-es (4-5% de la main d’œuvre). Ce dernier défi est également important. Traditionnellement, la CTV menait sa barque pour une minorité seulement, dans une perspective corporatiste bien ancrée sur le système de pouvoir vénézuélien. Aujourd’hui selon Maspéro, « il faut réinventer un syndicalisme tout à fait nouveau ».

Revendiquer et transformer

En attendant que tout cela se cristallise, le syndicalisme est en débat. Au niveau de l’UNT, trois grandes assemblées de préparation du congrès ont eu lieu en 2005, regroupant plusieurs milliers de travailleurs, y compris dans le secteur stratégique du pétrole, autrefois sous la coupe de la CTV. En parallèle, l’UNT réclame l’augmentation immédiate du salaire minimum (environ $400 par mois), ce que le gouvernement a promis de faire. Par ailleurs, les initiatives de la base se multiplient, telle la « récupération » des entreprises délaissées par leurs patrons. À la suite de leur grève manquée de 2003, plusieurs entrepreneurs sont en déroute, pour ne pas dire en fuite et les travailleurs se voient devant l’obligation de prendre le relais. À l’usine d’Alcasa (fabrique d’aluminium), les travailleurs ont mis en place l’autogestion. Le but explique le président du syndical local, Carlos Lanz est de mettre en œuvre le contrôle ouvrier et aussi de développer et de diversifier la production d’aluminium en trouvant des clients étrangers en dehors des Etats-Unis.

« Apprendre à gouverner »

Les syndicalistes savent que Chavez les appuie parce qu’il partage leurs perspectives de justice sociale. Également, le gouvernement est soucieux de rétablir la production et de réduire la dépendance envers les importations, comme dans le domaine des biens alimentaires et pour cela, il a besoin de l’appui de la base, ce qui ouvre de nouvelles portes pour le syndicalisme vénézuélien. L’enjeu est important, car il est évident que les travailleurs et travailleuses sont invités à gérer une partie importante de l’économie, notamment dans le secteur de l’économie sociale où il faut apprendre, par la force des choses, à gérer des projets et des budgets. À long terme estiment les observateurs, l’économie solidaire devra absorber beaucoup de monde du secteur dit informel où les travailleurs doivent survivre dans des conditions difficiles. Selon José Ramon Ribero de la Force bolivarienne des travailleurs (FBT), les travailleurs doivent apprendre à gouverner, pas seulement à défendre leurs intérêts. La FTB qui est un courant au sein de l’UNT a l’originalité d’être représentée au Congresso (assemblée nationale), puisque plusieurs de ses dirigeants ont été élus comme parlementaires sous la bannière du Mouvement de la cinquième république et d’autres partis de gauche. « Notre syndicat doit approfondir la révolution. Nous sommes présents pour confronter toutes les politiques qui affectent les intérêts des travailleurs » affirme Ribero.

4. Le vent souffle à gauche en Amérique latine

Coups de tonnerre dans l’hémisphère

Encore récemment, les gouvernements d’Amérique du Sud étaient presque tous dominés par diverses coalitions de droite. Cuba faisant figure de « village d’Astérix, tous les pays semblaient voler tranquillement au rythme du néolibéralisme et des propositions états-uniennes pour « intégrer » le continent dans le paradis du libre-échange et de la ZLÉA. Puis peu à peu tout a basculé. L’élection de Lula en 2002 a bouleversé le paysage : un pays de 178 millions d’habitants passait à gauche sous l’égide du Parti des Travailleurs (PT). Ensuite après plusieurs renversements de gouvernement, l’Argentine se dotait d’un gouvernement populaire sous la gouverne de Néstor Kirchner. Plus récemment, l’Uruguay a élu le Frente Amplio qui regroupe la social-démocratie et les partis de gauche. Et finalement, la Bolivie, vient d’élire (décembre 2005) le premier Président autochtone de son histoire, Evo Morales, pendant que le Chili élisait la socialiste Michelle Bachelet, la première Présidente de son pays !

La lutte continue

Dans les prochains mois, les coalitions de gauche et de centre-gauche ont d’excellentes chances de gagner au Mexique, au Nicaragua, au Pérou. Oui décidément, le vent souffle vers la gauche en Amérique du Sud ! Victor Baez, qui est le secrétaire général de l’Organisation régionale des travailleurs (ORIT) est bien sûr enthousiaste devant cette nouvelle carte politique de l’hémisphère, mais il nous met en garde contre un certain triomphalisme : « devant la vague progressiste, les Etats-Unis ne sont pas à la veille de laisser prise, d’autant plus qu’ils accroissent leur présence militaire au Paraguay et en Colombie. Entre-temps, la droite et même l’extrême-droite restent solides dans plusieurs pays comme le Salvador, le Costa Rica, le Guatemala ».

Le Venezuela se retrouve au cœur de la dynamique continentale

À Québec en avril 2001, le président Hugo Chavez s’était retrouvé au Sommet des Amériques seul à questionner le projet de la ZLÉA. Il y avait bien sûr 60 000 personnes dans la rue et dans le Sommet des peuples pour dire « non à la ZLEA » et oui à l’intégration solidaire, mais au niveau officiel, le Venezuela se retrouvait isolé. Jusqu’au coup d’état raté de 2002 et à travers les turbulences subséquentes, le gouvernement bolivarien a été forcé de remettre de l’ordre dans la maison. Mais en tenant compte des transformations engagées depuis quelque temps, le Venezuela se retrouve maintenant au cœur d’une nouvelle dynamique latino-américaine. Chavez déploit une diplomatie hyperactive qui utilise tous les moyens à sa disposition aussi bien au niveau politique qu’au niveau économique, tout en cultivant l’image d’un chef d’état qui est prêt à aller très loin pour concrétiser le rêve d’unité continentale de son héros, Simon Bolivar.

La ZLÉA enterrée ?

Entre-temps, l’édifice échafaudé par les Etats-Unis pour coincer l’Amérique du Sud s’est affaissé. Dès 2003, il était clair que le Brésil et l’Argentine notamment n’étaient plus d’accord. Lors du dernier Sommet des Amériques à Mar del Plata (Argentine) à l’automne 2005, le Président Chavez a prononcé, peut-être d’une façon un peu prématurée, la mort de la ZLÉA puisque cinq des principaux pays (Brésil, Argentine, Uruguay, Venezuela) se sont opposés. Mais il semble clair que ce projet est pour le moins mis sur la glace. Ce qui ne veut pas dire que le plan américain, largement endossé par le Canada par ailleurs, soit réellement en phase terminale. À Washington, on espère que le vent va changer et que l’administration Bush sera en mesure de « régler leur compte » à des empêcheurs de tourner en rond comme Hugo Chavez. Par ailleurs, les Etats-Unis s’empressent de signer des accords parallèles, bilatéraux ou multilatéraux, comme l’Accord de libre-échange avec l’Amérique centrale et la République Dominicaine, qui mettent en pratique les principes de la ZLÉA à l’échelle d’une sous-région ou d’un pays. Selon Baez, il faut faire attention car « la ZLÉA qu’on dit morte n’en finit plus de mourir ».

Une région désarticulée

Enfin, même si plusieurs pays sont réticents face au projet de la ZLÉA qui est trop à la mesure des ambitions américaines, il ne faudrait pas penser que, l’économie obligeant, les États latino-américains sont en mesure de faire échec au rouleau compresseur néolibéral. Ainsi lors des négociations sur l’OMC à Hong Kong en novembre dernier, le Brésil a été forcé d’accepter de gros compromis avec le néolibéralisme et le libre-échange, ce qui n’a pas fait l’affaire de tout le monde, y compris au Brésil. Bref, refaire la carte de l’Amérique latine est certes un projet exaltant et qui enflamme l’imagination des peuples, mais de sérieux obstacles, notamment au niveau économique, s’érigent contre cette utopie. Le fait est que l’économie de l’hémisphère est désarticulée. Elle est structurée en fonction des rapports que chacun des pays (ou des sous-régions) entretient avec les Etats-Unis et les autres pays riches. Le Brésil ou l’Argentine, le Chili ou la Bolivie, sont d’abord en phase avec les capitaux, les importations et les exportations, le commerce qui les lient au « nord ».

Coincés par le néolibéralisme

La complémentarité entre les pays latino-américains et leurs économies reste très faible puisqu’à part quelques exceptions, l’Amérique latine produit des marchandises, principalement minières, pétrolières et agricoles qui sont destinées aux pays riches. Un économiste-syndicaliste chilien, Rafael Agacino, explique que dans son pays, le néolibéralisme a profondément déstructuré et restructuré l’économie nationale en phase avec les besoins actuels du capitalisme national et international, et que cette situation ne sera pas facilement changée, même si la gauche parvenait au pouvoir. Le projet bolivarien au Venezuela, comme celui de Lula ou d’Evo Morales, est en contradiction avec cette réalité « dure » qui ne peut pas changer du jour au lendemain. Néanmoins, il faut bien commencer quelque part et c’est dans cette longue marche qu’est engagée l’Amérique au sud du Rio Grande.

La pression d’en bas

Les mouvements populaires sont clairs, « c’est non à la ZLÉA » affirme Baez. C’est non aussi à l’Union européenne qui veut la même chose que les Etats-Unis, dans une autre enveloppe. C’est non à un ensemble de politiques qui dominent l’hémisphère (et le monde) depuis l’avènement du néolibéralisme. Du côté des organisations populaires, la coordination et la concertation des efforts ont permis de mettre en échec de nombreux projets, non seulement la ZLÉA, mais plusieurs des politiques néolibérales proposées, comme la privatisation des secteurs publics. « De réelles convergences stratégiques sont en train de se mettre en place » explique Victor Baez. Et bientôt, il est probable que la majorité des organisations syndicales s’unifient dans une grande confédération, « de la Terre de feu à l’Arctique », selon le secrétaire général de l’ORIT.

L’alternative bolivarienne

Ces résistances par en bas sont maintenant plus confiantes depuis que des gouvernements comme celui d’Hugo Chavez proposent des voies alternatives. Dans la région sud de l’hémisphère, le Brésil, l’Argentine, l’Uruguay, le Paraguay, tentent de donner un nouvel envol au Mercosur, un projet d’intégration régionale qui était dormant mais que les gouvernemnts actuels tentent de redémarrer. Hugo Chavez pour sa part voudrait que ça aille plus vite. Il propose la mise en place d’une Alliance bolivarienne pour les Amériques (ALBA), qui est pour le moment un projet peu défini, visant une intégration économique et politique complète. Plus concrètement et immédiatement, le Venezuela est engagé dans une vigoureuse « pétro-diplomatie » pour capitaliser sur le secteur énergétique et mailler les pays de la région. Il s’agit de favoriser des échanges bilatéraux et multilatéraux basés sur la richesse pétrolière du Venezuela qui au lieu d’être dissipée pour une petite élite, est réinvestie dans des projets concrets tels les investissements dans la construction navale en Argentine (pour construire des pétroliers « made in South America »), la provision de services médicaux cubains au Venezuela en échange du pétrole, et bien d’autres choses encore. Éventuellement espère Hugo Chavez, les gros joueurs comme le Venezuela et le Brésil s’entendront pour mettre en place une méga entreprise pétrolière, Pétrosur. Un autre projet qui fait couler de l’encre est celui de mettre en place un canal de télévision continentale (Telesur), une sorte de CNN latino et progressiste ! Tout en mettant l’accent sur l’Amérique du Sud, le Venezuela tente également d’accroître ses échanges avec d’autres pays en Asie et en Afrique notamment, de façon à diminuer la dépendance envers les Etats-Unis qui restent encore et aujourd’hui le principal partenaire commercial.

L’enjeu du pétrole

Le Venezuela était et reste un fournisseur de pétrole pour les Etats-Unis où 75% de ses exportations est destinée. Ce n’est pas rien lorsqu’on pense que les revenus pétroliers ($60 milliards de dollars en 2004) représentent plus de 50% des recettes fiscales de l’État. Chance et malchance du Venezuela, le pétrole demeure dominant. C’est une sorte de rente qui n’est pas facile à manipuler, qui évolue selon la conjonctures (jusqu’à 2003, les prix étaient très bas), et qui crée d’importantes distorsions dans l’économie puisque les capitaux et les travailleurs qualifiés sont « naturellement » drainés vers un secteur lucratif et qui produit des revenus à court terme, contrairement à l’industrie manufacturière ou l’agriculture. Entre-temps, cette dépendance reste une grosse épine dans le pied du processus bolivarien. Devant cela, le gouvernement Chavez tente de diversifier ses exportations et aussi de faire en sorte que le secteur pétrolier (dominé par la puissante corporation publique PDVSA) accroisse ses investissements.

Partie remise ?

Pour le moment, Washington a d’autres chats à fouetter que de s’attaquer au gouvernement Chavez, surtout depuis qu’il a été sérieusement échaudé par le coup d’état raté de 2002 et les échecs subséquents de l’opposition de renverser le gouvernement. Aujourd’hui, la droite vénézuélienne est désarticulée et divisée entre diverses tendances qui se font davantage la guerre les unes aux autres que contre Chavez. Mais cette situation risque d’être temporaire. Les éléments durs de l’administration Bush ne cachent pas leur désir d’en découdre avec un pays de l’« axe du mal ». Même si les porte-parole de la Maison-Blanche se sont distanciés des appels au meurtre lancés par le pasteur intégriste Pat Robertson contre Hugo Chavez, la CIA et d’autres outils de la politique impériale américaine s’activent en sachant qu’une des très grandes vulnérabilités du Venezuela bolivarien est la centralité et l’omniprésence d’Hugo Chavez. Partie remise ou confrontation à venir, le Venezuela sera certainement l’un des terrains d’affrontement de la « guerre sans fin » proclamée par le Président Bush en 2001.

5. Le Venezuela et le Forum social mondial

Le défi

En début de 2005, le comité international du Forum social mondial avait pris la décision d’organiser pour 2006 un Forum social « polycentrique » qui devait avoir lieu simultanément à Bamako (Mali), Karachi (Pakistan) et Caracas. Finalement, le tout n’a pas été totalement synchronisé même si le processus global est en voie de réalisation. À Caracas, le défi était grand puisque les organisations vénézuéliennes se lançaient dans une aventure assez compliquée tant du point de vue logistique que politique. Au-delà des complexités que représente l’organisation d’un événement avec plusieurs dizaines de milliers de personnes, tous et toutes étaient conscients de l’importance de préserver l’espace du FSM qui est un forum pour et par la société civile, indépendant des partis et des gouvernements. Certes au Brésil, l’appui du gouvernement Lula a beaucoup facilité la tenue des forums à Porto Alegre, mai globalement celui-ci et le Parti des travailleurs (PT) avaient su bien gérer la chose en n’interférant pas dans la conception et l’organisation du Forum. On se demandait si tel serait le cas au Venezuela.

Aperçu sur le FSM

  • Participants individuels : 53 000
  • Délégués d’organisations : 19 000
  • Organisations : 2 500
  • Bénévoles à l’organisation : 3 000
  • Journalistes inscrits : 4 900
  • Activités enregistrées : 2 200
  • Délégations les plus importantes par le nombre : Venezuela, Colombie, Brésil.

Un beau succès

Finalement, environ 70 000 personnes ont convergé sur Caracas dont plus de 10 000 participants de l’extérieur du Venezuela, essentiellement des pays de la région comme le Brésil, la Colombie, Cuba, etc. Malgré certains problèmes techniques (dont la dispersion des lieux), l’organisation a tenu le coup et l’événement s’est passé comme prévu avec plus de 2 000 rencontres, dont 400 organisées par les organisations vénézuéliennes. Le tout a reposé sur les fragiles épaules d’un secrétariat vénézuélien secondé par un petit contingent de volontaires internationaux, notamment du Brésil et du Québec. Tout a long du Forum, l’atmosphère était studieuse tout en étant festive et comme toujours, l’évènement est l’occasion d’un million de rencontres parallèles, bilatérales ou multilatérales, sans compter les « Forums dans le Forum », comme le Forum sur l’éducation, le Forum syndical, le Forum des autorités locales, etc. Sur le plan organisationnel, le seul échec notable est celui du Campement de la jeunesse qui contrairement aux années précédentes est devenu un grand camping sans beaucoup d’activités propres et sans autonomie.

Des discussions de fonds

Le FSM a commencé comme d’habitude par une grande marche contre la guerre suivie d’un grand concert populaire. Par la suite et pour cinq jours, les participant-es se sont distribuées dans les ateliers, les séminaires et les rencontres parallèles. Plusieurs délégations s’étaient également organisées pour rencontrer des militants et des militantes du Venezuela et également pour faire des visites sur le terrain, essentiellement dans les barrios autour de la capitale. Dans la tradition du FSM, le Forum de Caracas a été intense en abordant des thématiques complexes regroupées autour de six grands « axes » (résistance, militarisation, culture, communication, travail, environnement). Et comme cela est davantage le cas depuis 2005, les dialogues ont été organisés pour faciliter la discussion plutôt que se limiter à de mégas conférences avec les personnalités du mouvement social mondial.

Studieux et critique

Si on essayait de résumer le Forum, il me semble que le mot le plus approprié serait studieux. Cela peut étrange, d’autant plus que les grands médias ont dépeint la rencontre de Caracas comme une fiesta pro-Chavez. En tout et pour tout, Chavez a rencontré le Forum pendant deux heures où sont venues environ 10 000 personnes. Le Président vénézuélien nous a montré sa fougue et son enthousiasme et nous étions contents d’écouter un chef d’état qui nous respecte. Puis nous sommes revenus à nos affaires. Une des thématiques transversales importantes était justement le rapport des mouvements sociaux au politique et aux partis politiques, sur la centralité de la démocratie et du pluralisme. Edgardo Lander, un intervenant vénézuélien a donné le ton en affirmant que « la démocratisation de la société se fait démocratiquement ou ne se fait pas ». Il a rappelé que pour les mouvements sociaux, « il n’est plus question de suivre un modèle unique de société ». Il a souligné l’exploration des Zapatistes « qui est de créer un monde où tout le monde peut trouver sa place, où la diversité, la pluralité et la célébration des différences construisent notre capacité de nous articuler et de lutter contre un ennemi commun. »

Politiser le social

Presque partout, les intervenants, y compris les Vénézuéliens, ont valorisé l’autonomie des mouvements sociaux, la nécessité d’éviter la « colonisation de la société par l’État » (l’expression est de la sociologue vénézuélienne Margarita Lopez Maya). Dans cette lignée, une des contributions les plus remarquées a été celle du syndicaliste et chercheur chilien Rafael Agacino qui se référait à l’expérience chilienne des dernières années pendant lesquelles les partis traditionnels de gauche (dont le Parti socialiste de Michelle Bachelet) ont tenté de sortir d’une façon partielle du néolibéralisme « pur et dur ». Selon le militant chilien, les mouvements sociaux doivent rester critiques et alertes car le néolibéralisme a restructuré la société. « Aujourd’hui a-t-il expliqué, les classes dominantes ne sont plus intéressées aux grands compromis sociaux qui avaient été sur l’échiquier politique jusque dans les années 1970 ». Dans ces circonstances, les partis de gauche qui doivent gérer le « possible » aboutissent à moduler les formes du néolibéralisme, sans pouvoir changer son sens. « Il faut repolitiser le social, selon Agacino et reconstituer des forces qui pourront réellement imposer des changements, et pas seulement des accommodements techniques avec les régimes en place ». Ce genre de discours n’était pas conçu principalement pour critiquer les gouvernements progressistes de Chavez, Lula ou d’autres, mais pour prévenir les mouvements d’adopter, comme cela a été le cas dans le passé, une vision instrumentalisante et limitée de leurs résistances.

L’écologie au centre

Une des autres grandes « tendances » du Forum s’est manifestée par l’importance accordée à la dimension écologique. Dans de nombreux débats, et pas seulement ceux consacrés aux luttes et aux alternatives environnementales, de nombreux participants ont fait une critique vive du productivisme et du « développementisme » qui avaient dominé la pensée de gauche pendant des décennies. Pour le sociologue Edgardo Lander, « le capitalisme et encore plus sa forme actuelle qu’est le néolibéralisme sont incompatibles avec la vie ». Il estime que la pensée critique doit évoluer face à ces questions, car « la logique traditionnelle de la gauche considérait le temps sur une base linéaire comme si le futur demeurait par principe ouvert. Or aujourd’hui, le temps historique de l’humanité se termine. On voit la destruction de la vie comme une possibilité ». Comment s’en sortir ? « Il faut au moins poser les bonnes questions en abordant une critique radicale de la pensée eurocentrique, technologique, productiviste. Il faut proposer une alternative à l’ordre civilisationnel du capitalisme alors que traditionnellement, le socialisme opérait à l’intérieur de cette logique ». Lors du Forum, un grand nombre de discussions ont eu lieu sur ce thème. Et parallèlement, les participant-es ont afflué où étaient présentés des micro projets permettant d’explorer ces autres possibles, comme dans l’expérimentation des « jardins sur les toits » (formes alternatives et communautaires d’agriculture urbaine). Pedro Ivo Batista, un militant « éco-socialiste » de la première heure au Brésil, a affiché son optimisme : Nous sommes devant un scénario où il y a de grandes possibilités. Nous construisons une nouvelle pensée et de nouvelles pratiques qui combinent le côté généreux de notre passé avec de nouvelles perspectives écologistes, féministes, spirituelles et qui envisagent d’autres socialisations ».

Une société civile populaire s’articule

Dans tous les cas, le FSM de Caracas a montré la vitalité et la maturité des mouvements populaires dont il est le miroir et l’outil. Contrairement à d’autres initiatives, le FSM n’est pas là pour donner « la ligne juste », mais se contente d’être (c’est déjà beaucoup) un immense espace de réflexion et de construction de stratégies. Au départ, le FSM avait été synchronisé pour faire contrepoids au Forum économique mondial dit de « Davos » où s’assemblent les puissants de ce monde. Mais aujourd’hui il est plus que cela. Car en dépit de vœux pieux et des promesses des mécènes du monde capitaliste comme Bill Gates, les principaux États actuels continuent de s’enfoncer dans le néolibéralisme et de se subordonner, parfois avec réticence, aux aventures militarisées de l’administration Bush. Des objectifs aussi modestes que ceux qui sont proposés par la Convention sur les changements climatiques restent globalement lettre morte. Au lieu de dialoguer avec les Irakiens et les Palestiniens pour mettre fin à l’occupation et permettre le développement des courants démocratiques, les puissances s’en remettent aux forces de destruction et de chaos qui créent le lit des mouvements rétrogrades qui captent des populations écoeurées devant l’arrogance et le mépris. Peut-être (et sans doute) que le FSM n’est pas encore capable de proposer des alternatives concrètes sur tous les dossiers. Mais le progrès réalisé depuis 2001 est remarquable. Aujourd’hui une société civile populaire émerge et est capable de jeter de gros grains de sable dans l’engrenage de la machine infernale. Plus encore, elle est alerte, critique, éveillée devant les projets politiques, y compris ceux qui émergent de ses alliés de la gauche. Plus jamais elle ne sera mise au pas. Plus jamais elle restera silencieuse et reléguée.

Pour en savoir davantage
(Liste partielle de sites internet pertinents)

 www.abn.info.ve
L’agence bolivarienne de nouvelles reflète le point de vue du gouvernement vénézuélien et contient des nouvelles d’actualité. C’est en espagnol.

 www.alternatives.ca
Le site d’Alternatives contient des analyses et des textes sur le Venezuela et le Forum social mondial.

 www.ameriques.uqam.ca
L’Observatoire est localisé à l’Université du Québec à Montréal et produit des documents sur les Amériques dont beaucoup sur l’Amérique du Sud.

 www.france.attac.org
Attac-France publie en ligne un grand nombre de documents relatifs à la dynamique du mouvement altermondialiste.

 www.forumsocialmundial.org.br
Le site officiel du Forum social mondial en quatre langues.

 http://risal.collectifs.net
Ce site édité à Paris par le Réseau d’information et de solidarité avec l’Amérique latine contient en français des textes originaux produits en Amérique du Sud.

 http://venezuelanalysis.com
C’est le site « alternatif » le plus actif sur le Venezuela. Malheureusement, il est uniquement en anglais !