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Quels principes communs pour une idéologie altermondialiste ?

Jeudi 19 février 2009, par Sophie Heine

L’on pouvait croire que la crise financière plébisciterait mécaniquement les solutions prônées par les mouvements altermondialistes et la gauche. Pour diverses raisons, il n’en est (encore ?) rien. Ceux-ci doivent-ils dès lors modifier leurs priorités, en s’unifiant par exemple sous la bannière des droits humains comme fondement de l’émancipation ?

Depuis quelques années, le mouvement altermondialiste se cherche un nouveau souffle. Bien qu’il ait acquis une visibilité et une légitimité certaines, il est aujourd’hui en quête d’une nouvelle impulsion [1] . L’intuition à la base de cette contribution est que celle-ci pourrait provenir du lancement de nouveaux projets d’émancipation.

Certes, les critiques de l’altermondialisme ont été intégrées dans les discours politiques dominants. On ne peut plus aujourd’hui, que l’on soit de droite ou de gauche, se réclamer d’un libre-échange absolu ou d’un retrait complet de l’État hors du champ de l’économie. Le néolibéralisme est partout sur la défensive. La mondialisation économique et la financiarisation de l’économie sont vilipendées de toute part, surtout en cette période de crise économique profonde. Pour autant, les solutions préconisées par les altermondialistes sont loin de s’être imposées. Le capitalisme néolibéral doit donc aujourd’hui faire face à une sévère crise de fonctionnement et de légitimité sans qu’un système plus juste et plus humain ne semble apte à le remplacer. S’ouvre ainsi une fenêtre d’opportunité pour la proposition d’alternatives de la part des forces altermondialistes. Car si les propositions foisonnent depuis le début de ce mouvement, celui-ci n’a pas construit d’alternative globale comme l’avait fait le mouvement socialiste en son temps [2] . Par conséquent, il devient légitime de travailler à élaborer un discours plus construit sur cet « autre monde » si souvent réclamé [3] . D’une réaction critique, l’altermondialisme doit devenir une force de propositions articulées. Bien entendu, la diversité au sein du mouvement est telle que l’on ne peut raisonnablement espérer le rassembler autour d’une idéologie unique. Par contre, il peut constituer un lieu de controverses entre divers projets consistants qui pourraient alors être traduits en programmes politiques par des acteurs visant à influer directement ou indirectement sur le pouvoir. Proposer un projet idéologique cohérent est la seule manière non seulement de convaincre les citoyens de la nécessité de sortir de l’apathie politique et de soutenir des forces progressistes, mais aussi de faciliter une alliance durable entre ces dernières. Un tel projet implique de mettre en évidence les intérêts communs aux différentes factions des couches dominées, d’articuler les intérêts de la majorité sociale à un horizon utopique mobilisateur et d’associer ces idéaux à certaines propositions politiques concrètes.

Parmi les multiples clivages qui ont traversé les mouvements d’émancipation, il en est aujourd’hui un à souligner et peut-être à trancher pour le mouvement altermondialiste et la gauche en général : la tension entre la défense des droits des travailleurs et celle des droits humains. Le premier paradigme s’inscrit dans la tradition intellectuelle socialiste et marxiste classique, alors que le second se rattache davantage à une filiation humaniste, libertaire ou (politiquement) libérale. Voyons les principales différences entre ces deux paradigmes.

Droits du travailleur
Dans l’approche socialiste et social-démocrate « classique », la figure centrale, la fin et le moyen de la lutte pour l’émancipation est le travailleur. Celui-ci est d’abord perçu comme la source de toute richesse, le travail permettant de mesurer la valeur d’échange [4] . Dans une perspective historique matérialiste, la critique du système actuel est avant tout une critique du mode de production capitaliste, conçu comme basé sur l’exploitation des prolétaires par les propriétaires des moyens de production [5] . La solution envisagée est également avant tout socio-économique : il s’agit de libérer les travailleurs de cette exploitation, soit, dans l’optique radicale, en substituant une société communiste aux rapports de production capitalistes [6], soit, dans la perspective social-démocrate, en humanisant ces derniers par des mesures de réglementation forte de type social-keynésien. Cette approche matérialiste a aussi des conséquences sur le type de stratégie préconisée : les changements sociaux se font avant tout par l’évolution des rapports sociaux de production. Les travailleurs doivent contester les bases d’un système qui les exploite contre la classe capitaliste qui défend sa position de domination. Les mouvements d’émancipation doivent donc avant tout convaincre les travailleurs de se mobiliser contre le système actuel et ne doivent pas espérer toucher les dirigeants. Pour ce faire, il faut rompre avec les catégories dominantes et surtout insister sur les intérêts qu’auraient les travailleurs à se révolter [7] . Par ailleurs, dans l’approche socialiste, la société idéale devant permettre l’émancipation est une société constituée de travailleurs égaux. L’égalité est donc la priorité. La liberté réelle de chacun n’est possible que par une égalisation complète ou tendancielle des conditions sociales [8] .

La démocratie est également essentielle dans ce paradigme puisque les « citoyens-travailleurs » ne sont libres que s’ils peuvent s’autodéterminer [9] . Mais cette démocratie est perçue comme portant avant tout sur les grandes questions sociales et économiques : dans l’entreprise, à travers des mécanismes d’autogestion, et en dehors de celle-ci, par la planification et la propriété collective des principales activités économiques. Même si des mécanismes de représentation et de délégation du pouvoir peuvent être envisagés, le contrôle des élus par la base doit être constant et celle-ci doit pouvoir prendre un grand nombre de décisions directement [10] . Poussée à l’extrême, cette vision de la démocratie aboutit à l’idée d’une disparition de l’État, le politique se dissolvant dans la totalité sociale formée par les travailleurs associés.

Ainsi, ce paradigme repose sur une ontologie matérialiste et économiste, dans laquelle l’individu ne possède pas d’existence autonome en dehors de son rôle de travailleur-producteur s’autodéterminant collectivement, où la démocratie est pensée dans des termes surtout socio-économiques, où la liberté est perçue comme la conséquence de l’égalité sociale et où la stratégie politique découle avant tout de données socio-économiques.

Cet idéal-type socialiste se retrouve implicitement dans des positionnements très concrets à l’intérieur de la gauche aujourd’hui. Par exemple, face à la précarisation de l’emploi, à la baisse de la part salariale dans le revenu global et au chômage élevé, les partisans de cette approche défendent avant tout le contrat à durée indéterminée et à temps plein, une augmentation des salaires, ainsi que le maintien d’une sécurité sociale assise sur l’emploi. Un autre exemple concerne la question de l’écologie : dans un tel paradigme, les problèmes environnementaux sont avant tout à imputer au système capitaliste dans son ensemble ou à une variante excessivement dérégulée de celui-ci. Pour résoudre ces problèmes, il faut donc seulement modifier les rapports sociaux de production, en répartissant la richesse de manière plus égalitaire et en faisant passer sous contrôle public une partie des activités économiques. Au niveau stratégique, une approche de ce type insiste avant tout sur l’alliance entre les travailleurs pour réaliser le changement recherché.

Droits humains
Face à ce modèle historiquement puissant à gauche existe un paradigme alternatif que l’on peut rattacher au discours d’émancipation axé sur les droits de l’Homme. Traditionnellement minoritaire dans les mouvements progressistes, il a acquis ces dernières années un poids de plus en plus grand dans le mouvement altermondialiste et dans la gauche en général [11] . Ce paradigme plonge ses racines dans une tendance humaniste, libertaire ou politiquement libérale [12] de la gauche et du socialisme.

Ici, la figure centrale est l’être humain et non le travailleur, un être humain qu’il est théoriquement possible de définir en dehors de la sphère productive et du monde politique. Ni le « travailleur-producteur », ni le « citoyen-décideur », mais l’être humain, qui devrait pouvoir trouver la source de son épanouissement de manière autonome. Une telle approche pose comme priorité le libre épanouissement de l’individu en général – et non du travailleur ou du citoyen – et mesure les rapports sociaux réels à l’aune de ce critère.

Dans cette perspective, la critique s’adresse à toutes les formes d’oppression de l’individu : à l’exploitation économique, assurément, mais aussi aux autres formes de domination (le racisme, le sexisme, l’homophobie, la destruction de l’espèce humaine et de la planète…). Dès lors, si changer le système socio-économique est une condition nécessaire pour atteindre l’émancipation, ce n’est pas suffisant. D’autres changements, touchant aux domaines politiques et sociétaux au sens large, sont aussi nécessaires. Et pour enclencher ces bouleversements sociaux et politiques, les acteurs pertinents ne sont pas uniquement les travailleurs mais aussi les autres groupes sociaux victimes de ces différentes formes de domination.

Liberté individuelle
Dans cette conception, la société idéale est une société d’individus jouissant d’une égale liberté plutôt qu’une communauté de travailleurs égaux socio-économiquement. Les individus doivent pouvoir exister en dehors de la sphère productive et en dehors de la sphère publique. Ils jouissent d’une sphère de liberté privée importante, dans laquelle ils choisissent de se réaliser de façon autonome. Ils ne s’épanouissent pas seulement à travers le travail productif ou la délibération démocratique mais aussi dans une sphère de liberté personnelle.

D’où l’insistance sur les droits de l’Homme en général, qui ne constituent pas seulement le voile d’une domination de classes mais peuvent engendrer de réels progrès sociaux [13] . L’individu a des droits, simplement en vertu de sa nature d’être humain. La réalisation de ces droits, civils et politiques mais aussi sociaux, est indispensable pour que la liberté individuelle soit réelle : pour que chacun puisse librement orienter sa vie, il doit voir ses libertés de base respectées (droit à l’intégrité physique, liberté de conscience, de pensée, d’expression, de circulation…), de même que ses libertés politiques (droit de participer à la vie politique directement ou indirectement via des représentants, droit de s’organiser en tant que mouvement politique ou social) et ses libertés sociales. Sans un certain niveau de revenu et d’éducation, sans un logement décent et des sources d’énergie bon marché, sans la possibilité de se déplacer facilement, sans des soins de santé accessibles, sans un droit à la culture et à un environnement sain, bref, sans un tas de droits sociaux – y compris culturels et écologiques –, l’individu ne peut être libre que de manière purement virtuelle.

La priorité donnée à la liberté individuelle a aussi des conséquences pour l’approche de la démocratie et du politique. Dans cette conception, la démocratie n’est pas une fin en soi [14] mais un moyen pour permettre une liberté réelle des individus [15] . Cela signifie notamment que la démocratie ne peut être totalement directe mais doit reposer en partie sur la représentation et la délégation du pouvoir : si les citoyens doivent pouvoir se réaliser en dehors de leur travail productif et de la politique, ils ne peuvent être citoyens à temps plein, passant leur temps à s’informer sur la politique et à voter des décisions les concernant, mais ils doivent déléguer ce pouvoir à des représentants élus [16] . Dans le même ordre d’idées, les institutions démocratiques ne doivent pas englober toute la vie sociale, certaines questions pouvant continuer à relever d’une sphère privée. Au sein de celle-ci, des thèmes peuvent être « politisés » (comme cela s’est produit historiquement avec la domination des femmes au niveau domestique), mais ils ne doivent pas forcément l’être. Ce sont les luttes sociales qui en décident. Par ailleurs, l’importance de la liberté individuelle impose une vigilance permanente face aux possibles abus de la part du pouvoir politique (même démocratique), vigilance qui, dans une approche libérale, se traduit par les principes d’État de droit et par le maintien de contre-pouvoirs et d’associations évoluant dans la société civile.

De plus, la démocratie n’est pas réductible à une économie de type socialiste, le politique étant doté d’une logique propre par rapport à l’économique. Même si elle est en partie nécessaire pour permettre la réalisation les droits sociaux mentionnés ci-dessus, la socialisation d’une partie de l’économie ne peut résoudre tous les problèmes sociaux. Doit subsister un lieu de confrontation des grands choix de société concernant des questions autres que strictement économiques – comme par exemple : la place des femmes, des minorités culturelles, des préférences sexuelles, de l’écologie… Ces questions et bien d’autres doivent pouvoir faire l’objet de débats démocratiques à part entière et ne peuvent être résolues uniquement par un changement de système socio-économique.

Un paradigme fédérateur
Cette approche « libérale-humaniste » présente pour la gauche actuelle de nombreux avantages par rapport à la première, plus classiquement socialiste ou social-démocrate. Tout d’abord, elle existe de manière latente dans la plupart des discours de gauche, qu’ils soient très radicaux ou plus réformistes [17] , ce qui permet d’envisager une alliance autre que purement conjoncturelle entre ces divers courants. Par ailleurs, elle correspond mieux à l’état contemporain des luttes sociales, qui ne concernent plus seulement la classe ouvrière mais aussi d’autres groupes sociaux. Une approche en termes de droits humains permet d’englober les combats des travailleurs, mais aussi ceux des femmes, des minorités sexuelles, des sans-papiers, des minorités culturelles, ainsi que les combats de défense des libertés individuelles comme le droit à la vie privée, les libertés d’expression, de pensée et d’association. D’un point de vue stratégique, une telle vision permet de fédérer davantage ces diverses luttes sociales. Elle permet aussi d’intégrer ces revendications plurielles dans le projet d’émancipation, alors qu’une vision matérialiste classique risque de les négliger. Pour le dire simplement : une société égalitaire sur le plan socio-économique pourrait très bien perpétuer la discrimination de certains groupes sociaux minoritaires en se montrant par exemple sexiste, raciste ou homophobe. Elle pourrait aussi connaître des dérives sécuritaires attentatoires aux libertés individuelles. La concrétisation de l’idéal des droits humains entendus dans un sens large devrait au contraire éviter plus facilement de telles dérives.

Ce paradigme permet également d’ouvrir le champ des possibles sur certaines problématiques sociales ou écologiques urgentes. Face au chômage persistant, aux impératifs écologiques et dans un contexte de productivité élevée, cette approche permet plus facilement d’envisager des solutions combinant la création de services publics dans des secteurs sociaux et écologiquement nécessaires pour garantir les droits sociaux décrits ci-dessus. Elle justifie aussi l’exigence d’une réduction très importante du temps de travail et des possibilités de « sécurité sociale professionnelle », voire de « salaire à vie », permettant à la fois de répartir la richesse de façon plus juste et de penser l’épanouissement en dehors de la sphère productive. Dans la perspective d’une convergence sociale vers le haut en Europe, le principe des droits individuels permet également de souligner les points communs entre des institutions sociales en apparence très différentes – plus ou moins centrées sur le marché du travail, la redistribution par l’impôt ou les services publics.

Un dernier avantage de ce paradigme est qu’il permet de penser l’émancipation dans une vision plus clairement universaliste et cosmopolitique. Si les êtres humains sont la source et la fin de toute politique progressiste, il n’y a pas lieu de les distinguer en fonction de leurs appartenances culturelles, religieuses ou nationales [18] . Il faut au contraire revendiquer les mêmes droits pour tous, ce qui implique par exemple l’octroi de tous les droits civils, politiques et sociaux aux sans-papiers. On ne peut pas non plus dans cette perspective défendre un pays ou une région au détriment du reste du monde, les « étrangers », les « autres » – qu’ils vivent ici ou ailleurs – étant d’une valeur égale aux autochtones. Conservant l’impulsion altermondialiste des origines, il s’agit donc de construire des solidarités transnationales et mondiales entre tous les individus victimes d’oppressions pour créer un rapport de force permettant d’y mettre fin. Contre les velléités de renforcement d’une identité nationale ou européenne homogène [19], qui puiserait ses sources dans des valeurs historiques spécifiques et supérieures et qui permettrait de justifier l’imposition de certaines politiques au niveau mondial ou le repli égoïste sur les intérêts des peuples européens, il importe de renforcer une conscience cosmopolite dans laquelle tous les êtres humains sont dotés d’une égale dignité.

Notes
[1] E. Agrikoliansky, « L’altermondialisme en temps de crise. Réflexions sur un déclin annoncé », Mouvements, 2007/2, n° 50.

[2] G. Massiah, « Evolution globale et altermondialisme », L’altermondialisme en question, Institut de documentation et de recherche sur la paix, février 2008, p. 9.

[3] S. George, J.-M. Harribey, G. Massiah et Ch. Whitaker, « L’altermondialisme, un processus de long terme porteur d’alternatives », Alternatives internationales, 24 février 2008.

[4] K. Marx, Salaire, Prix et profit, Pékin, Edition du peuple, 1865, p. 31.

[5] K. Marx et Fr. Engels, Le Manifeste du parti communiste, Paris, Librairie générale française, 1973 (1848), p. 72.

[6] Op. cit., p. 73.

[7] R. Luxemburg, Réforme ou révolution ? Grève de masse, parti et syndicats, Petite Collection Maspero, 1969, (1906).

[8] E. Mandel, Introduction au marxisme, Paris, La Brèche, 1983, p. 156.

[9] J.-Y. Calvez, La pensée de Karl Marx, Points, 2006, p. 285.

[10] K. Marx, La guerre civile en France, 1871, http://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/index.html, p. 53.

[11] Charte des principes du Forum social mondial, Porto Alegre, janvier 2001, principe n° 4 ; Massiah, op.cit., 2008, p. 8.

[12] S. Audier, Le socialisme libéral, La Découverte, 2005.

[13] Cl. Lefort, Essais sur le politique. XIXe – XXe siècle, Le Seuil, 1986, p. 48.

[14] Ce serait l’approche d’un républicanisme civique : J. Habermas, « Trois modèles normatifs de la démocratie », J. Habermas, L’intégration républicaine. Essais de théorie politique, Fayard, 1998, pp. 264-271

[15] Idem, pp. 260-261.

[16] Idem, pp. 264.

[17] Voir les conclusions de Sophie Heine, Une gauche contre l’Europe ? Les critiques radicales et altermondialistes contre l’Union européenne en France, Editions de l’ULB, 2009, à paraître.

[18] M. C. Nussbaum, For Love of country. Debating the limits of patriotism, Beacon Press, 1996.

[19] Par exemple : M. Rocard et N. Gnesotto, Notre Europe, Robert Laffon, 2008.


Voir en ligne : www.cetri.be