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PALESTINE

Occupés mais libres dans nos têtes

Jeudi 24 mai 2007, par Samah Jabr

Ahmad, un homme de 46 ans de Ramallah, allait bien jusqu’à sa dernière détention. Mais cette fois, il n’a pu supporter sa longue incarcération dans une cellule minuscule, sans pouvoir ni voir ni entendre. D’abord, il a perdu le sens du temps. Puis, il est devenu soucieux de ce qui bougeait dans ses entrailles et a commencé à croire qu’il devenait « artificiel à l’intérieur ». Par la suite, il a développé une pensée paranoïaque, commencé à entendre des voix et à voir des gens dans sa cellule d’isolement. Aujourd’hui, Ahmad est sorti de sa détention mais il reste emprisonné par l’idée que tout le monde l’espionne.
Fatima a passé plusieurs années à voir des docteurs pour un ensemble de graves maux de tête, d’estomac, associés à des douleurs et diverses dermatoses. Rien ne permettait de penser à une cause organique. En fin de compte, Fatima s’est confié à notre clinique psychiatrique et a raconté quand tous ses symptômes avaient débuté, quand elle a vu le crâne de son fils assassiné, ouvert, sur les marches de sa maison, lors de l’incursion israélienne dans son village de Beit Rama, le 24 octobre 2001.

Ce sont des cas que j’ai vus dans ma clinique. Les évènements traumatisants de la guerre ont toujours été une cause majeure de troubles psychologiques. En Palestine, la nature de la guerre nécessite d’être entendue afin de se rendre compte de l’impact psychologique sur cette population occupée depuis si longtemps. La guerre est chronique et constante, elle a dominé la vie d’au moins deux générations. Elle oppose un Etat étranger ethniquement, religieusement culturellement, à une population civile apatride. En plus d’une oppression et d’une exploitation quotidiennes, la guerre c’est aussi des opérations militaires périodiques d’une portée habituellement limitée. Celles-ci provoquent de temps à autres des réactions de factions palestiniennes ou d’individus isolés. La très grande majorité de la population n’est jamais consultée sur de telles actions. Bien que son avis ne compte pas, c’est pourtant elle qui doit supporter les agressions préventives ou les punitions collectives des Israéliens en représailles.

Déplacement

Les facteurs démographiques compliquent le tableau. Ceux qui habitent dans les territoires occupés représentent juste un tiers des Palestiniens ; le reste est dispersé dans toute la région en Diaspora, nombreux sont ceux dans des camps de réfugiés. Presque toutes les familles palestiniennes ont eu à souffrir des déplacements forcés ou d’une séparation majeure douloureuse. Même à l’intérieur de la Palestine, les gens sont des réfugiés, expulsés en 1948 et devant aller vivre dans des camps. Ce déplacement massif de 70% de la population et la destruction de plus de 400 de ses villages, représentent pour les Palestiniens la Nakba, ou la catastrophe. Ceci perdure en un traumatisme psychologique trans-générationnel qui marque la mémoire collective palestinienne. Très souvent, vous rencontrerez de jeunes Palestiniens qui se présentent eux-mêmes comme des résident des villes et des villages que leurs grands-parents ont dû évacuer. Ces lieux sont fréquemment absents de la carte, soit parce qu’ils ont été entièrement rasés, soit parce qu’ils sont habités par les Israéliens.
Pour les Palestiniens, la guerre que leur fait Israël est un génocide national et pour s’y opposer ils donnent naissance à beaucoup d’enfants. Le taux de fertilité chez les Palestiniens est de 5,8, le plus élevé de la région. Ceci conduit à une population très jeune (53% a moins de 17 ans) ; une majorité est vulnérable au stade crucial de développement physique et mental. L’enfermement géographique des Palestiniens dans des quartiers très petits, avec le mur de séparation et tout ce système de check-points, favorise les mariages consanguins et donc une prédisposition génétique aux maladies mentales. Le fait qu’ils soient emmurés entre amis et voisins opère un effet néfaste sur la cohésion de la société palestinienne.

Mais c’est l’environnement de violence dans lequel ils vivent qui est le plus nuisible à l’équilibre mental des Palestiniens. La densité de population, surtout à Gaza - avec 3 823 personnes au kilomètre carré - est très élevée. Des niveaux élevés de pauvreté et de chômage - respectivement 67% et 40% - sapent tout espoir et altèrent les personnalités. La guerre a créé chez nous une communauté de prisonniers et d’anciens prisonniers estimée à 650 000 personnes, soient quelque 20% de la population. Les personnes handicapées et mutilées représentent 6%. De récents dépistages ont révélé un niveau inquiétant d’anémie et de malnutrition, spécialement chez les plus jeunes et chez les femmes. L’hostilité émotionnelle intense provoquée par les affrontements avec les soldats israéliens à la porte de nos maisons est un facteur constant de stress. Beaucoup de gosses palestiniens vivent dans cette violence quotidienne depuis leur naissance. Pour eux, le grondement d’un bombardement est plus familier que le chant des oiseaux.

Cécité soudaine

Pendant ma formation en faculté de médecine en différents hôpitaux et cliniques palestiniens, j’ai vu des hommes se plaindre de douleurs chroniques imprécises une fois qu’ils avaient perdu leur travail comme ouvriers dans les secteurs israéliens ; j’ai vu des écoliers souffrir d’incontinence après une nuit terrifiante de bombardements. J’ai le souvenir d’une femme, amenée aux urgences, souffrant d’une cécité soudaine déclanchée par la vision de son enfant assassiné, une balle était entrée par son œil et était ressortie derrière la tête, ce souvenir reste toujours aussi vif.

En Palestine, de tels cas ne sont pas considérés comme des blessures de guerre et ne sont pas traités convenablement. C’est cette réalité qui m’a fait me spécialiser en psychiatrie. C’est l’un des domaines de la médecine les moins développés en Palestine. Pour une population de 3,8 millions d’habitants, nous sommes 15 psychiatres et nous manquons du personnel qualifié, tels qu’infirmières, psychologues et assistantes sociales. Nous n’avons que 3% du personnel qu’il nous faudrait. Nous avons deux hôpitaux psychiatriques, l’un à Bethléhem et l’autre à Gaza, mais il est très difficile d’y aller à cause des check-points. Il y a sept centres de consultations psychiatriques. Dans les pays en voie de développement comme la Palestine occupée, la psychiatrie est la spécialité médicale la plus stigmatisée et la moins rémunératrice financièrement. Les psychiatres travaillent sur des cas désespérés et, aux yeux de leurs communautés, ils sont loin de recueillir les lauriers des autres spécialités médicales. Ce qui fait que les médecins compétents et doués choisissent rarement la psychiatrie.

Je trouve que la psychiatrie est une profession qui humanise et honore, notamment parce qu’elle m’aide à faire face personnellement à la violence et aux déceptions qui m’entourent. Je me rends de Ramallah à Jéricho pour rencontrer les malades relevant de la psychiatrie. En une journée de travail, je voix entre 40 et 60 patients ; 10 fois le nombre que j’avais l’habitude de voir pendant ma formation dans les centres parisiens. J’observe le comportement dérangé de mes patients, j’écoute leurs histoires accablantes et je réponds avec mes moyens : quelques paroles, en les aidant à rassembler leurs idées décousues ; quelques comprimés qui peuvent les aider à réorganiser leur pensée, à calmer leurs délires et hallucinations, ou qui leur permettre de dormir ou de s’apaiser. Mais les paroles et les comprimés ne feront pas revenir un enfant assassiné à ses parents, un père emprisonné à ses enfants, ni reconstruire une maison démolie.

La véritable solution pour la psychiatrie en Palestine est entre les mains des politiciens, pas des psychiatres. Aussi, jusqu’à ce qu’ils fassent leur travail, nous, dans les professions de santé, nous continuons à proposer des traitements symptomatiques et des thérapies palliatives - et à sensibiliser le monde sur ce qui se passe en Palestine.

Résistance

Aujourd’hui, les Palestiniens subissent toutes sortes de pressions pour qu’ils capitulent une fois pour toutes et on leur demande de reconnaître Israël. Nous sommes priés d’accepter, de nous résigner et de bénir les violations de nos vies par Israël. Le fait que notre patrie soit occupée ne signifie pas, en lui-même, que nous ne sommes libres. Nous rejetons l’occupation dans nos têtes, dans la mesure où nous pouvons l’affronter ; nous apprenons comment vivre en dépit de l’occupation, et non pas à nous y adapter. Mais, si nous reconnaissions Israël, nous serions alors mentalement occupés - et cela, je le prétends, est incompatible avec notre bien-être, tant comme individu que comme nation. Résistance à l’occupation et solidarité nationale sont très importantes pour notre santé psychologique. Les exercer peut nous protéger de la dépression et du désespoir.

Israël perpétue des actes affreux sur le terrain. Ce qui nous reste de la Palestine, c’est une pensée, une idée devenue la conviction d’avoir le droit à vivre libre et à une patrie. Quand on demande aux Palestiniens de reconnaître Israël, on nous demande en fait d’abandonner cette pensée et de renoncer à tout ce que nous avons et à tout ce que nous sommes. Ceci ne ferait que nous enfoncer plus profondément dans une dépression collective pour toujours.

Après plusieurs années passées à Paris, j’ai retrouvé un peuple palestinien fatigué, qui avait faim, déchiré par des conflits fractionnels autant que par le mur de séparation. Les Palestiniens sont surtout démoralisés par les affrontements internes qui ont lieu dans les rues de Gaza, mais orchestrés depuis l’extérieur afin de remettre en cause le résultat des élections démocratiques de l’année dernière. Ceux qui ont bloqué tout aide financière à la Palestine nous envoient, en effet, des fusils à la place du pain. Ils encouragent des gens appauvris psychologiquement et spirituellement à tuer leurs voisins, leurs cousins et leurs anciens camarades de classe. Même si les factions se mettaient d’accord, la société palestinienne resterait avec un grave problème de règlements de compte entre familles.

Nous triompherons

Il est difficile de ne pas se demander si le ciblage des Palestiniens par Israël ne vise pas délibérément à créer une génération traumatisée, passive, confuse et incapable de résister. J’en sais assez au sujet de l’oppression pour diagnostiquer les blessures qui ne saignent pas et reconnaître les signes précurseurs d’une difformité psychologique. Je m’inquiète pour une communauté qui est obligée de tirer la vie de la mort et la paix de la guerre. Je m’inquiète pour des jeunes qui vivent leur vie dans des conditions inhumaines ; et pour les bébés qui ouvrent les yeux sur un monde de sang et d’armes. Je suis préoccupée par la torpeur inévitable que l’exposition chronique à la violence peut engendrer. J’ai peur aussi de cette mentalité de revanche, du désir instinctif de perpétuer sur vos oppresseurs le mal qu’on vous a fait.
Il faut une étude épidémiologique globale sur les troubles psychologiques en Palestine. Et, en dépit de tout ce qui publié sur la psychopathologie palestinienne en rapport avec la guerre, mon impression est que la maladie mentale reste une exception en Palestine. Résister et faire face sont toujours la norme dans notre peuple. Malgré toutes les démolitions de maisons et l’extrême pauvreté, ce n’est pas en Palestine que vous trouverez des gens dormant dans la rues ou mangeant en fouillant les poubelles. Cette détermination est basée sur des assises familiales, sur une ténacité sociale et une conviction spirituelle et idéologique.

Enfin, nous avons nos cas d’urgence en psychiatrie. Des services sont prévus (besoins urgents ?) pour les gens qui souffrent et ont des crises de sorte qu’ils peuvent retrouver leurs pouvoirs de récupération et leurs capacités à faire face. C’est crucial si on veut qu’ils ne craquent pas quand finalement la paix viendra, comme cela se produit souvent dans les périodes d’après-guerre. Ce n’est pas seulement un petit nombre de personnes qui sont touchées, mais une société toute entière blessée qui a besoin de soins. Notre traumatisme a été chronique et grave, mais en identifiant notre souffrance et en la traitant avec confiance et compassion, nous triompherons.

Samah Jabr est psychiatre en Palestine occupée.

Le Nouvel Internationaliste - mai 2007
traduction : JPP pour "Les Amis de Jayyous"