Sur le plan politique, l’escalade est presque arrivée au point de non-retour, à l’approche des présidentielles, considérées, par l’alliance politique libanaise au pouvoir et aussi par l’opposition traditionnelle, comme déterminantes : la première pense que l’élection d’un nouveau président les aidera, sans aucun doute, à mettre la main sur toutes les instances du pouvoir et, par suite, à en finir avec la période transitoire qui fut ouverte à la suite de l’assassinat de Rafic Hariri, ex Président due Conseil ; quant à la seconde, elle pense qu’elle pourra réaliser le slogan du « partenariat » lancé en décembre 2006 et entretenu par le sit-in qui se poursuit, depuis, au centre-ville de Beyrouth.
Par contre, sur le plan économique, il est difficile de trouver des différences notoires entre les loyalistes et les opposants. Personne n’y porte un intérêt quelconque, à partir du principe très libanais : parons au plus pressé. Et, le plus pressé est considéré par tous les politiciens traditionnels, amis des Etats-Unis ou de la Syrie et de l’Iran, comme étant la mainmise, partielle ou généralisée, sur le pouvoir politique, ce qui permettra à telle ou telle famille d’avoir des avantages et des profits qui leur ouvre toute grande la porte leur permettant de « se reproduire » et de pérenniser la présence de l’alliance politique ou, du moins, le régime confessionnel. Ce régime qui, à peine ébréché, se reconstruit rapidement grâce aux ententes internationales ou régionales dominantes pour réapparaître sous des manteaux bicolores ou tricolores : druze-maronite, sunnite-chrétien, sunnite-chiite-druze ou, enfin, sunnite-druze-maronite...etc.
Le Liban est, donc, passé dans l’œil du cyclone. A cause des présidentielles, mais aussi des liens entre cet événement et les agendas internationaux ou régionaux liés à la politique étasunienne dans la région, à la suite de l’occupation de l’Irak et des réactions, politiques et économiques, que cette occupation soulève parmi l’Alliance créée par Washington, tant sur le plan arabe qu’européen, que dans les milieux gouvernementaux russes et chinois.
Les interférences et les manifestations les plus importantes
Ce passage, qualitatif, a produit différentes ramifications que nous pouvons voir clairement dans des interférences militaires, politiques et économiques qui ont laissé leur empreinte sur la structure même du Liban qui avait déjà reçu un coup très dur à la suite de l’agression israélienne de l’été 2006. Le résultat ? Une scission verticale très accentuée entre les loyalistes et l’opposition (les groupes appelés « 14 mars » et « 8 mars ») qui constituent des prolongements de la lutte qui se déroule entre les tenants du projet étasunien « Le Nouveau Moyen Orient » (« grand » ou « élargi ») et ceux qui défendent un autre projet exprimé par l’alliance syro iranienne ; mais, aussi, une scission, plus profonde encore, entre les deux grandes confessions musulmanes, les Chiites et les Sunnites, et au sein des Chrétiens maronites...
Les principales manifestations de ces scissions peuvent se résumer ainsi :
Premièrement, le déclanchement d’une guerre « terroriste » au Liban Nord, à travers le groupe dit « Fath Al-Islam », et ce que cette guerre a dévoilé comme plans qui se recoupent, à commencer par l’institution d’un « Emirat islamique » dans la région nord du pays, mais aussi le transfert du camp des réfugiés palestiniens de Nahr Al-Bared le plus loin possible de la côte libanaise, afin d’enlever toute difficulté pouvant s’opposer à la construction d’une base étasunienne pour le commandement des forces héliportées dans la région, surtout que le camp de Nahr Al-Bared est sis à l’aéroport militaire de Qlaïaat, ce qui élargirait la surface utilisable par la « base » prévue. Sans oublier le facteur primordial : la présence d’un grand lac de pétrole sous les eaux territoriales libanaises et s’étendant des frontières nord du pays et jusqu’à la région de Batroun.
Deuxièmement, la parution du rapport du juge international Serge Bramertz, chargé de l’enquête sur l’assassinat de l’ex Président du conseil libanais Rafic Hariri, et les répercussions contradictoire, mais violentes, qu’il a soulevées dans le but d’expliquer certains de ses paragraphes concernant la voiture piégée, une « Mitsubishi venant des Emirats », et les exécutants, « des jeunes ayant habité pendant les dix premières années de leur vie une région très sèche », désertique, en somme...
Troisièmement, l’escalade de la violence politique, à travers des discours de feu qui montraient que certains hommes politiques, et certaines forces extérieures se cachant derrière eux, veulent aller dans le sens d’une voie de non-retour. Pour cela, ils avaient multiplié les propositions anti-constitutionnelles, « expliqué » les dires de certains chefs religieux influents. Ce qui ne peut mener qu’à exacerber les différends confessionnels, surtout que les discours précités étaient accompagnés, par certains, d’un retour aux projets relevant d’une fédération (ou une confédération) libanaise déjà tentés, il y a de cela 25 ans, ou encore au projet de la création de deux gouvernements, au cas où les élections présidentielles ne pourront pas avoir lieu.
Quatrièmement, la recrudescence des déclarations sur « les armes détenues par le Hezbollah », mais aussi sur les zones dites « de sécurité », en liaison avec les manœuvres militaires israéliennes près des frontières sud du Liban et du Golan occupé qui visent, selon les déclarations des responsables israéliens, à « prévenir une guerre possible avec la Syrie ou le Hezbollah ». Pendant ce temps, les bombardiers israéliens ont repris leurs violations sans que les nations Unies y trouvent à redire ; bien au contraire : la résolution internationale sur le prolongement de la mission de la FINUL renforcée au Liban n’a pas contenu un petit signe dans ce sens, ce qui a poussé l’ambassadeur israélien à New York à présenter ses remerciements aux instances internationales « amies ».
Les présidentielles... selon Les Etats-Unis
Tout cela se fait selon une tentative visant, de la part de Washington, à choisir un président de la République au Liban qui lui permettrait une mainmise complète d sur le pays ; ce qui compenserait l’échec de sa politique et celle du gouvernement présidé par Nouri Al-Maliki en Irak et équilibrerait, en quelque sorte, la balance avant la parution du rapport Petrous-Kroker et, surtout, la tenue de la « Conférence de paix au Moyen Orient » auquel George Bush avait appelé. Surtout que le but de cette conférence est doublement important : D’abord, redonner un nouvel élan à la « paix » israélienne dans la région, à travers la remise en question (comme le demande le gouvernement d’Ehoud Olmert) de la conception même de l’Etat palestinien à la lumière de la division très grave entre le Hamas et Mahmoud Abbas ; ensuite, faciliter la reconnaissance d’Israël par certains régimes arabes dits « tempérés » (l’Arabie saoudite, les Emirats arabes unis), et ce afin d’accélérer la normalisation des relations entre eux et d’ouvrir toute grande la voie devant les produits « made in Israël », comme nouveau pas menant à la construction du Nouveau Moyen Orient et à la liquidation définitive du conflit arabo-israélien dans le sens contraire aux intérêts arabes dont, notamment, le retrait israélien des territoires occupés en 1967. N’est-ce pas, là, l’explication claire des appels d’Olmert et des responsables israéliens à la « création d’un Etat palestinien temporaire » ou, encore, au « transfert » des familles palestiniennes vivant toujours dans les régions occupées en 1948 ou, enfin, à la « transformation » démographique d’Al-Qods ?
Ces plans rendent plus clairs les agissements de la diplomatie étasunienne au Liban, à commencer par les déclarations de la ministre des affaires étrangères, Condoleeza Rice, et son conseiller David Walsh, mais aussi l’ambassadeur de Washington à Beyrouth, Jeffry Fieltman à propos de « la nécessité » d’élire rapidement un nouveau président de la République, même si cela nécessite pour se réaliser la violation de la Constitution, en passant outre le quorum demandé (le vote des deux tiers des députés), et les dissensions qui peuvent en résulter... L’essentiel, pour la diplomatie étasunienne, est que le président de la République libanaise soit « un ami » des Etats-Unis.
Ainsi s’explique l’insistance sur le fait que le président soit l’un des leaders du « Mouvement de 14 mars » et, même, un des ultras de ce mouvement dont l’avant-dernière réunion à Meerab n’a pas manqué de rappeler aux Libanais la proclamation du « Front libanais »[1], au tout début de la dernière guerre civile en 1975, les tragédies et les divisions confessionnelles qui en ont découlé... Sans oublier les agressions israéliennes qui avaient accompagné tous ces changements dont, en particulier, celle de 1982 qui devança et prépara l’élection de Bachir Gemayel à la présidence de la République.
Les « nombreuses initiatives »
Nous n’allons pas nous étendre sur le rappel de l’Histoire des guerres civiles libanaises. Nous ne voulons pas non plus faire trop de comparaisons entre une période et une autre, même si nous avions fait, durant la dernière guerre israélienne contre le Liban, en juillet août 2006, un rapprochement entre cette guerre et celle de 1982, tant sur le plan des préparatifs que sur celui du timing, des objectifs et du rôle des Etats-Unis... Nous nous contenterons d’emprunter ce qu’un ex conseiller de Georges Bush père, Brent Scowcroft, vient de dire, il y a peu de temps, dans une conférence à l’université de Georgetown : « La situation au Moyen Orient est très précaire à tel point qu’il suffit d’une seule erreur tactique pour aboutir au déséquilibre du statu quo établi ».
Cet emprunt vise à pousser les responsables internationaux à laisser aux Libanais, et à eux seuls, le soin de chercher une solution empêchant le Liban d’aller à la dérive d’une nouvelle guerre civile qui se profile et qui pourrait, si elle a lieu, embraser la situation dans la région et ailleurs, surtout avec tout ce qui se découvre, actuellement, aux yeux des Libanais et du monde entier dans les événements de Nahr Al-Bared comme nouveau champ de bataille entre Bush et Ben Laden...
Certains disent que le Liban se trouve, aujourd’hui, devant deux alternatives : ou bien un consensus, à travers les initiatives arabes et internationales (résumées par celles du président du parlement libanais Nabih Berri, celle d’Amro Moussa, secrétaire général de la « Ligue arabe », et Bernard Kouchner, ministre des Affaires étrangères de la France) ou ce sont l’impasse et le chaos (par la création de deux gouvernements ou par deux élections présidentielles anticonstitutionnelles).
Cela est vrai en partie, surtout la deuxième alternative. Par contre, nous devrions dire que les initiatives désignées ne constituent pas des solutions réelles ; elles peuvent, tout au plus, retarder l’éclatement de la crise.
En effet, l’initiative de Bernard Kouchner, est tombée à deux reprises : la première, lorsque la ministre étasunienne Condoleeza Rice avait apposé son veto contre elle, ce qui a poussé l’Arabie Saoudite à se rétracter. La seconde, quand le ministre français s’est immiscé (avant et à la suite du président Nicolas Sarkozy) dans des propositions portant une tentative de compromis avec la Syrie, dans le cas où « elle faciliterait » les élections présidentielles au Liban, après un discours tout aussi étrange dans lequel il avait déclaré être aux côtés des alliés du « Mouvement du 14 mars » dont il adopta les slogans politiques.
Quant aux deux autres initiatives, elles ne sont pas très claires et demandent des ratifications et des agendas plus précis[2].
Pour nous, le peuple de la gauche au Liban, nous pensons que toute solution doit partir d’une base qui met en valeur le rôle du peuple libanais dans la prévention de toute rechute. Ce qui veut dire la remise en cause, rapidement, du système électoral et de la loi électorale adoptés. Le but : appeler à des élections anticipées au début du mois d’octobre prochain sur la base de la proportionnelle et de la suppression du confessionnalisme (tel que cela est prévu dans l’Accord de Taëf, voté en 1989 et devenu, depuis 1990, partie intégrante de la Constitution libanaise[3]. Cela aboutira, sans aucun doute, à doter le Liban d’un parlement représentant mieux le peuple libanais et exprimant mieux ses aspirations profondes, tout en empêchant une nouvelle guerre civile confessionnelle que nous avons déjà expérimentée et que le peuple irakien expérimente aujourd’hui. Une guerre sans merci qui ne laisse derrière elle que pagaille, mort et destruction.
Quant à l’exécution du point concernant la présidence de la République et l’élection d’un nouveau président, elle se fera à partir du nouveau parlement élu et sur les bases d’un président qui pourra exprimer les deux conceptions de la souveraineté et de l’indépendance du pays, sans oublier pour autant l’appui à la Résistance nationale contre toute occupation. Viendra, ensuite, la constitution d’un nouveau gouvernement d’unité nationale. Un gouvernement mettant dans sa priorité, et sur le même plan, la recherche de solutions adéquates sur les deux plans politique et économique et rédigeant les nécessités de la réforme voulue sur le plan du pouvoir politique et sur celui de l’économie nationale. Ce qui aura le meilleur effet sur la paix nationale, actuellement perdue.
Voilà pourquoi nous voyons dans les mouvements populaires revendicatifs que le Parti Communiste libanais a déclanchés, à la fin du mois d’août passé, dans presque toutes les régions libanaises la clé qui ouvrira la porte du salut, parce que de tels mouvements auront pour conséquences de sortir le Liban hors du cercle de peur des projets mis au point par les émirs de la guerre civile et les émirs des confessions, mais aussi de mieux enraciner le peuple libanais dans sa terre où il pourra vivre son unité retrouvée qu’il ne manqua pas d’exprimer durant l’agression israélienne de l’été dernier.
Disons, enfin, que les initiatives dites « de transition », à savoir l’élection d’un nouveau président pour deux ou trois ans (comme cela s’est déjà passé en 2004 et à la suite du vote par le Conseil de sécurité de la résolution 1559 dont nous vivons les répercussions néfastes jusqu’à ce jour) afin, dit-on, de laisser passer la tempête que soulève déjà l’approche de la campagne présidentielle aux Etats-Unis, nous ne savons pas si le Liban est capable de la supporter sans des pertes radicales qui relèveront de l’unité de son peuple et de l’intégrité de son territoire...
Article paru, le samedi 1er septembre, dans le bimensuel « An-Nidaa ».
Notes
[1] Le « Front libanais » fut formé sous l’égide des partis suivants : le Parti phalangiste de Pierre Gemayel, , les Nationalistes libéraux de Camille Chamoun, président de la République entre 1952 et 1958 et dont la présidence a connu deux événements meurtriers (la signature de l’Alliance de Baghdad, faite par les Etats-Unis, et la guerre civile de 1958), le Bloc national de Raymond Eddé ainsi que de plusieurs personnalités chrétiennes, dont le président Amine Gemayel, le président élu Bachir Gemayel, allié d’Israël et chef des Forces libanaises qui vinrent remplacer ce Front et qui sont présidées, actuellement, par Samir Geagea chez qui s’est tenue la réunion de Meerab.
[2] D’ailleurs, le même jour de la parution de cet article dans « An-Nidaa », Monsieur Nabih Berri a présenté une nouvelle initiative lors d’un meeting commémorant le jour de la disparition de l’Imam Moussa Sadr, disparu en Libye, il y a trente ans. Dans ce discours, il se dit prêt à retirer la revendication de l’opposition qu’il représente concernant la formation d’un gouvernement d’unité nationale, si les loyalistes acceptent des élections présidentielles sur la base du quorum des 2/3 des députés. De plus, Berri s’engage à ouvrir une nouvelle phase de dialogue pour aboutir à une entente sur le nom du futur président.
Cette initiative a soulevé et soulève encore des réactions mitigées.
[3] Surtout la partie II, articles 6 et 7, et la partie III, chapitre C...
*Marie Nassif Debs est membre du Bureau politique du Parti communiste libanais.
**Article paru sur le site de la CCIPPP