Al-Ahram Hebdo : Vous soutenez dans vos écrits l’idée que les Etats-Unis vont perdre leurs guerres en Iraq et en Afghanistan. Pourquoi ?
John Mearsheimer : Les Américains vont effectivement perdre leurs guerres en Iraq et en Afghanistan. En Iraq, les Etats-Unis appliquent une stratégie qui vise non seulement la diminution de la violence, mais aussi la création de conditions qui permettraient aux parties en conflit de régler leurs divergences de manière à aider à l’établissement d’un ordre politique stable. C’est à ce moment seulement que les Etats-Unis pourront quitter l’Iraq. La question principale n’est pas de savoir si les Etats-Unis, avec l’augmentation de leurs troupes, ont pu réduire la violence en Iraq. Il est normal qu’avec l’augmentation des troupes, on constate une baisse de la violence. La question centrale est de savoir s’il existe un véritable progrès sur la scène politique irakienne dans le sens d’un règlement des différends entre les sunnites, les chiites et les Kurdes. Car c’est entre ces différentes communautés que l’on pourrait créer un ordre politique stable.
Mais si vous regardez la situation actuelle en Iraq, on constate qu’on est loin de pouvoir résoudre les divergences inter-ethniques. Donc, il n’est plus désormais question que les troupes américaines rentrent chez elles. Il est plutôt question de garder d’importantes troupes en Iraq pour plusieurs années. L’erreur initiale et monumentale faite par les Etats-Unis était de penser qu’ils pourraient reconstruire l’Etat iraqien sur de nouvelles bases.
— Les Etats-Unis vont-ils aussi perdre, selon les mêmes raisons, leur guerre en Afghanistan ?
— Oui. Les Etats-Unis ont marqué une victoire éclatante contre les Talibans en Afghanistan fin 2001 et début 2002. Ils ont cependant décidé de maintenir d’importantes troupes pour empêcher tout retour des Talibans et créer les conditions favorables à l’établissement d’un gouvernement viable à Kaboul qui pourra administrer l’ensemble du pays. Mais ce qui s’est passé, c’est que les Talibans sont revenus en force. Ils sont actuellement plus puissants que jamais, à tel point que les Etats-Unis sont obligés d’apporter un soutien militaire au gouvernement afghan plus important que celui prodigué au pouvoir central en Iraq, et que les commandants militaires américains parlent de la nécessité de retirer des soldats d’Iraq pour les envoyer en Afghanistan. Cela veut dire que la situation sur le terrain est de plus en plus mauvaise pour les Américains et leurs alliés en Afghanistan. Et je ne suis pas sûr que les troupes américaines pourraient régler les problèmes qui se posent en Afghanistan. Ce qui me semble plus probable est que les Etats-Unis vont perdre en Afghanistan, comme ce fut le cas pour l’ancienne Union soviétique et, avant elle, la Grande-Bretagne. Comme en Iraq, les Américains ont pensé au début, à tort, qu’ils pourraient reconstruire l’Etat et la Nation en Afghanistan. Or, les Talibans sont toujours là et narguent le gouvernement pro-américain de Hamid Karzai.
— Pensez-vous qu’à terme, les Talibans pourraient renverser le régime actuel en Afghanistan ?
— Il y a effectivement de fortes chances que le régime afghan soit renversé. Il est évident que ce régime bénéficie de peu de soutien en dehors de la capitale Kaboul. En même temps, les Talibans se renforcent militairement et s’emploient à affaiblir le gouvernement de Karzai. Si les troupes des Etats-Unis se retirent aujourd’hui d’Afghanistan, il est évident que le gouvernement à Kaboul s’effondrera.
— Pensez-vous qu’il y aura des changements dans la politique américaine en Iraq ou en Afghanistan après une éventuelle victoire du candidat démocrate Barack Obama aux présidentielles de novembre prochain, et après le départ du groupe des néo-conservateurs qui entourent l’actuel président George W. Bush ?
— Ce ne sont pas seulement les néo-conservateurs au Parti républicain qui ont un agenda très ambitieux et belliciste. Les Démocrates le sont aussi. C’est pourquoi Barack Obama cherche à se positionner au centre. Les néo-conservateurs ne sont pas un phénomène exceptionnel aux Etats-Unis. Les Américains croient qu’ils sont supérieurs aux autres. L’élite américaine le croit. Elle croit que les Américains sont dans leur bon droit de gouverner le monde. Et Barack Obama ne conteste pas ce point de vue. Il n’a jamais rien dit contre l’avis exprimé par l’ex-secrétaire d’Etat, Madeleine Albright, lorsqu’elle a annoncé que nous, les Américains, sommes plus grands et voyons mieux.
Il est vrai que les Etats-Unis sont en train de payer un prix très cher en Iraq et en Afghanistan et que ce prix ira croissant. Cette réalité va pousser les Américains à reconsidérer la situation, mais ils ne le feront pas suffisamment.
Les néo-conservateurs continueront à jouer un rôle important dans les années à venir dans la détermination de la manière dont le discours politique sera formulé, et des conditions d’application des politiques. Je ne vois donc pas de grande différence entre Barack Obama et le candidat républicain John McCain. D’ailleurs, ce dernier n’est plus davantage belliciste qu’Obama sur la crise en Iraq. En plus, Obama est souvent décrit par la droite américaine comme un faible candidat. Ce qui pourrait l’inciter à prendre des mesures ou à adopter des politiques dans le but de démentir cette accusation.
— Vous soutenez qu’il n’y aura pas de solution au conflit israélo-palestinien. Quels sont vos arguments ?
— Il existe bien entendu la simple solution de deux Etats israélien et palestinien coexistant en paix côte à côte. Le gouvernement d’Israël et celui des Etats-Unis doivent travailler dans ce sens et engager de sérieuses négociations avec les parties palestiniennes qui croient en cette solution et travaillent dans le sens de créer un Etat palestinien viable. Mais ce qui s’est passé jusqu’ici montre que l’Etat hébreu n’est pas intéressé dans la solution de deux Etats.
— Mais que pensez-vous des pourparlers actuels entre Palestiniens et Israéliens pour régler les différents aspects du conflit qui les oppose et pour jeter les bases d’un éventuel Etat palestinien ?
— Je ne vois aucune solution au conflit israélo-palestinien dans un avenir prévisible. Les Israéliens vont probablement continuer à construire des colonies et des routes en Cisjordanie et à soumettre la population palestinienne, que ce soit sur la rive ouest du Jourdain, à Jérusalem ou dans la bande de Gaza. Il existe effectivement des Israéliens qui pensent que la poursuite de cette situation est désastreuse pour l’Etat juif, puisqu’elle le transforme en Etat d’apartheid. Mais aucun des dirigeants israéliens n’a été jusqu’ici capable de résoudre ce problème ou d’aller de l’avant pour créer un Etat palestinien viable.
Je pense que cela tient en la nature même du système politique d’Israël, car la fragmentation des formations politiques est telle qu’aucun grand parti ne peut prétendre à pouvoir gouverner seul. Il doit, quelle que soit son orientation politique, s’allier à des petites formations forcément ultranationalistes et religieuses. Celles-ci n’accepteront jamais la solution de deux Etats ou de céder sur des questions aussi sensibles que Jérusalem. Elles pourront à tout moment faire tomber tout gouvernement israélien qui chercherait une solution durable basée sur la création d’un Etat palestinien viable.
— Pensez-vous que la menace que représente le mouvement de la résistance islamique (le Hamas) pour Israël, son contrôle de la bande de Gaza et son éventuelle victoire électorale en cas de nouvelles élections dans les territoires palestiniens, pourraient inciter l’Etat hébreu à accepter la solution de deux Etats ?
— Le Hamas lui-même ne favorise pas la solution de deux Etats, puisqu’il parle de la destruction d’Israël. Il ne représente pas non plus une menace militaire sérieuse pour Israël. Mais il est possible que la menace que représente le Hamas devienne suffisamment sérieuse pour qu’Israël, dans l’objectif de l’éliminer, opte pour une coopération avec l’OLP en vue de créer un Etat palestinien. Mais nous n’avons pas vu jusqu’ici d’efforts israéliens en ce sens.
— Vous avez analysé, dans votre livre The Israel Lobby and U.S. Foreign Policy, le pouvoir écrasant du lobby pro-israélien sur la politique étrangère américaine au Moyen-Orient. Mais d’autres auteurs américains pensent que ce pouvoir serait en déclin et qu’un lobby pro-arabe, en gestation aux Etats-Unis, pourrait entrer en compétition avec lui dans les années à venir. Qu’en pensez-vous ?
— Je ne pense pas qu’il y ait la moindre raison de penser qu’il y aurait un sérieux déclin dans le pouvoir du lobby pro-israélien aux Etats-Unis dans les dix ou quinze prochaines années. Ou de croire qu’il y aurait une diminution de l’attachement à Israël chez les jeunes ou prochaines générations des juifs américains. Ce que je crois, c’est qu’il y a de jeunes et moins jeunes juifs américains qui, ensemble, font que le lobby pro-israélien maintiendra son influence sur la politique étrangère américaine pendant de longues années.
De l’autre côté, je ne vois actuellement ou prochainement aucune possibilité d’apparition d’un sérieux contre-lobby composé de membres de la communauté arabo-islamique aux Etats-Unis. Cependant, il est tout à fait possible que dans les vingt ou vingt-cinq prochaines années, les Arabes américains, quand ils seront mieux intégrés au système politique américain, se trouvent en meilleure position pour contrer l’influence du lobby pro-Israël. Mais ils ont encore un long chemin à parcourir.
publié par al-Ahram hebdo en français