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NÉPAL

Faillite d’un régime et ascension des mouvements sociaux ?

Vendredi 9 mai 2008, par Arjun Karki

Bien que fondamentalement imparfait, le récent processus de paix népalais a aussi créé les conditions favorables à l’émergence de mouvements sociaux mobilisés pour un vrai changement. Un changement qui romprait définitivement avec tout pouvoir autocratique, avec le caractère profondément inégalitaire de l’économie rurale et avec toute forme de discrimination sociale et culturelle.

Quels sont les conditions et le contexte socioéconomique, culturel et politique qui ont permis l’émergence des nombreux mouvements sociaux au Népal, y compris de la lutte maoïste ? Et quels sont les liens entre les politiques économiques de l’État du Népal et l’émergence de mouvements sociaux radicaux pour la transformation démocratique ? Pendant toute son histoire moderne, le peuple népalais a combattu l’État. Il a lutté contre l’autocratie du Rana, longue de 104 ans (1846-1950), le prétendu système multipartite (1950-1959), le Panchayat (parlement) sans parti (1960-1990), la démocratie multipartite sous la monarchie constitutionnelle (1990-2005) et enfin, la monarchie absolue (2005-2006).

Malgré la mutation politique historique de 1990, suscitée par un premier mouvement populaire – Jana Andolan I –, la structure de l’État est restée fondamentalement inchangée. Elle a continué à défendre les intérêts de l’aristocratie terrienne et des élites politiques du Népal. Le rôle de l’État a toujours consisté à assurer la sécurité intérieure et à s’emparer des surplus générés par les paysans et les autres classes inférieures par le biais de taxes, afin de maintenir un appareil étatique fort et un contrôle continu des élites dirigeantes.

Au vu des échecs enregistrés par le nouveau régime et les gouvernements successifs depuis 1990 dans l’instauration d’une véritable démocratie et de politiques de développement en faveur du peuple népalais, le parti communiste du Népal (maoïste) en a conclu que seule une lutte armée révolutionnaire pouvait renverser les classes gouvernantes incompétentes et corrompues et les remplacer par une république populaire démocratique qui représenterait les travailleurs et les paysans du Népal. Le mouvement d’insurrection maoïste a donc annoncé en février 1996 le début de la « guerre du peuple ». L’échec combiné de l’État et des partis politiques est à l’origine de l’influence grandissante des mouvements sociaux radicaux issus de la base.

Economie rurale paysanne, semi-féodale et capitaliste
L’économie népalaise repose principalement sur l’agriculture avec plus de 81% de la main-d’œuvre engagée dans ce secteur et une population rurale estimée à 90%. Les forces productives de l’agriculture népalaise sont encore pour la plupart archaïques et rudimentaires ; près de 99% des investissements totaux sont affectés à la terre, à la main-d’œuvre humaine et animale et à des équipements sommaires, et seulement 1% sont consacrés à des moyens modernes de production. Les modes de production agricole népalais sont complexes et peuvent être grossièrement répartis en trois types : paysanne, semi-féodale et capitaliste.

Le premier type domine. La vaste majorité des Népalais sont en effet des paysans qui possèdent de petits moyens : terre, animaux de ferme et outillage agricole. Ces formes paysannes de production jouent un rôle majeur dans la compréhension des rapports de classe et de l’économie politique du Népal. Les Népalais sont essentiellement des propriétaires cultivateurs, des métayers ou les deux à la fois. Dans ce cas, ils possèdent de petites parcelles de terre, produisent pour leur propre consommation et dépendent largement de la main-d’œuvre familiale ou de l’échange de main-d’oeuvre, appelée parma, au sein de leur communauté. Ils leur arrivent d’employer des ouvriers agricoles occasionnels ou permanents et établissent aussi des relations de type patron-client avec plusieurs castes laborieuses comme les forgerons, les tailleurs et parfois les cordonniers. Les pauvres sans terre dépendent, quant à eux, principalement du travail rémunéré, bien que la location de terre agricole et le métayage comptent aussi parmi leurs moyens d’existence.

Le mode de production semi-féodal joue encore un rôle important dans le sous-développement de l’agriculture et de l’économie népalaises. Pour près de deux tiers, il concerne des agriculteurs qui louent et travaillent la terre dans le cadre d’un contrat de métayage, les autres concluent un bail fixe, en nature ou en espèce, ou passent d’autres arrangements avec le bailleur. La plupart des locataires sont forcés de labourer les terres des plus grands propriétaires fonciers. Les surplus ne sont pas accumulés pour être réinvestis, comme dans un cadre capitaliste. Leur travail leur permet à peine de subvenir aux besoins de leur famille. En outre, ils se retrouvent parfois liés aux propriétaires fonciers par des pratiques usurières et de servage.

Le système de production capitaliste repose, quant à lui, sur l’appropriation de la main-d’oeuvre excédentaire occasionnelle et salariée. Cependant le nombre de ceux qui participent à la production capitaliste destinée aux marchés est très limité. Près de 8% des Népalais sont des sans terre et 65% des petits paysans propriétaires possèdent au maximum 10% des terres. Bien que l’abolition du system Birta en 1959 et l’introduction de la réforme agraire de 1964 (Land Reform Act) aient réduit les grands holdings fonciers, seuls quelques propriétaires absentéistes continuent de posséder de larges étendues de terre. Les grands propriétaires fonciers qui possèdent plus de 10 hectares chacun dans le Terai ou plaines, contrôlent plus de la moitié du pays.

Appareil d’Etat et mécontentement populaire
Cette caractérisation sommaire des différents modes de production existant au Népal vise à faire comprendre que le principal ressort des mouvements sociaux reste le manque d’accès à la propriété de la terre et à de véritables titres fonciers, pour une part importante, mais pas écrasante, de ruraux. Ces groupes de mécontents sont sollicités par de nombreux mouvements sociaux. Cependant, ils ne constituent pas une majorité suffisante pour créer une vaste mobilisation, même si le contrôle total des terres se concentre dans les mains d’une petite minorité.

Même avec la « people’s democracy » de 1990, l’aristocratie a donc continué d’exercer son contrôle sur la politique nationale et les affaires de l’État, avec les principaux propriétaires fonciers et la bourgeoisie comprador qui dominent les plus hautes sphères de la police, de l’armée, de l’administration, de la justice, mais aussi les différentes composantes de la sphère économique : le commerce, l’industrie et le tourisme. La nouvelle structure politique a échoué à assurer le partage du pouvoir et des ressources avec le peuple – les paysans sans terre et les petits propriétaires fonciers, les Dalits ou castes inférieures, les femmes, les minorités ethniques et les autres groupes sociaux marginalisés et systématiquement exclus. Profitant du mécontentement ambiant, les maoïstes sont parvenus à galvaniser partie des insatisfaits pour nourrir la « guerre du peuple ».

Dès lors, les conditions de la crise au Népal peuvent être comprises comme le développement d’un « hiatus social » entre d’une part l’exploitation et l’oppression du peuple par un appareil d’État contrôlé par les classes féodales, comprador et bureaucratiques capitalistes, et d’autre part la lutte continue du peuple. Beaucoup considèrent l’État comme corrompu et les Népalais ont peu d’espoir qu’il existe un jour une équité, une justice et des moyens d’existence durables à la campagne.

ONG, IFI et pays donateurs
A côté des organes de l’État, les ONG participent aussi à la vie socioéconomique et politique. Les plus légitimes ont contribué à rendre un certain pouvoir politique à la communauté. Elles ont œuvré en faveur de la lutte populaire et contre la répression à l’encontre des mouvements sociaux ruraux. Jusqu’en 1990, le système Panchayat décourageait les ONG indépendantes et autonomes, mais après la restauration de la démocratie multipartite, leur nombre a augmenté de façon significative.

Quant à l’action des ONG internationales, des agences onusiennes et des pays donateurs, elle se résume à une suite de projets ponctuels et inefficaces, sans réelle prise en compte des causes structurelles de la pauvreté et de l’injustice au Népal. Les institutions financières internationales n’ont pas rencontré les objectifs visés en matière de développement. Elles ont parfois même contribué à augmenter la corruption étatique, l’endettement et les inégalités croissantes. Néanmoins, l’aide étrangère est devenue pour le Népal une source financière indispensable pour échapper aux faibles revenus, aux maigres économies et aux pièges de l’investissement à faible rendement, mais a accru du même coup la dépendance de ce pays, y compris dans le règlement des dépenses annuelles de base.

Rôle de l’Inde
Globalement, le rôle de l’Inde ne peut être négligé en raison de l’influence significative que ce pays a joué dans la construction politique et économique du Népal. Il est communément admis que le régime autocrate du Rana a été soutenu par l’Inde britannique, que le Congrès népalais, à la tête du mouvement contre le régime du Rana en 1950, a reçu l’appui de l’Inde indépendante, et que les mutations politiques de 1990, 2005 et 2006 ont aussi été influencées par d’importantes forces politiques en Inde. De même, divers mouvements sociaux y compris la lutte maoïste ont trouvé refuge sur le sol indien.

L’Inde n’est pas seulement politiquement influente, elle pèse également de tout son poids dans les échanges financiers et commerciaux du pays en fournissant 36 à 40% du total des investissements directs étrangers. L’Inde joue donc un rôle crucial dans la construction politique et socioéconomique du Népal et participe grandement à assurer le succès ou l’échec des mouvements sociaux populaires.

Mobilisations pour un vrai changement
Récemment, en commémorant le soulèvement d’avril 2006 – connu de tous sous le nom de Jana Andolan II – le Népal a vu surgir un second mouvement populaire qui a réussi à fédérer tous les mouvements sociaux, y compris les organisations de la société civile, les maoïstes et les forces politiques démocratiques ; et à mettre un terme tant au règne absolu qu’à la guerre du peuple, vieille de dix ans. Ce soulèvement a aussi ravivé l’espoir d’un vrai changement pour le peuple népalais.

Le gouvernement provisoire institué le 1er avril 2007 a vu les maoïstes rejoindre la vie politique et est désormais placé sous la surveillance d’un peuple porté par de grandes aspirations. Cependant, les piètres performances enregistrées jusqu’ici par la nouvelle alliance politique ont attisé les frustrations collectives et poussé les mouvements sociaux issus de la base à se manifester. Le processus de paix caractérisé par une approche « top-down » et centré sur la capitale est fondamentalement imparfait et ne laisse aucune place pour la construction d’une paix émanant de la base.

Les groupes systématiquement exclus et marginalisés de la société népalaise ont ainsi commencé à s’organiser en plusieurs mouvements sociaux pour exiger une république fédérale et un État démocratique global qui mettent fin définitivement aux discriminations basées sur la caste, la classe, le sexe, l’appartenance à un groupe ethnique, la religion ainsi que les disparités régionales. Les prochaines élections pour l’Assemblée constituante représentent une opportunité historique de reconstruire l’État népalais. L’idée d’une nouvelle constitution, qui bénéficie d’un large soutien populaire et qui annonce l’instauration de la république népalaise, représentera le baptême du feu du nouveau gouvernement. L’avenir nous dira si le Népal, aujourd’hui terreau fertile des mouvements sociaux populaires, poursuit dans cette voie.


Voir en ligne : www.cetri.be