Comment se déroule l’« autre campagne » ? Quelle dynamique représentet-elle ?
Sergio Rodriguez Lascano - L’« autre campagne » a débuté le 1er janvier 2006 à San Cristobal de las Casas au Chiapas. Elle a donné lieu à un grand rassemblement de plusieurs dizaines de milliers d’indigènes et de non indigènes. L’« autre campagne » a dépassé toutes nos espérances et son succès a permis, entre autres, d’en clarifier les objectifs. Son objectif fondamental est d’aider au processus d’organisation politique des travailleurs, indépendamment des partis bourgeois et de l’État, de construire une gauche anticapitaliste indépendante. Ce processus rassemble tous les opprimés de la population mexicaine : travailleurs, indigènes, paysans, femmes, jeunes, homosexuels, lesbiennes, etc. À ce jour, environ 3200 organisations participent à l’« autre campagne ». Certaines concernent des syndicats entiers, d’autres des groupes de quelques camarades. Parmi eux, on ne compte pas moins de 62 organisations politiques anticapitalistes de gauche.
Concrètement, quel en est le fonctionnement ?
S. R. Lascano - Le mécanisme des réunions est peu traditionnel à gauche. Les gens se réunissent dans des assemblées pour s’exprimer sur leurs conditions de vie, leurs attentes, leurs luttes. Toute la journée, se succèdent plus d’une centaine de personnes et le camarade de l’EZLN, le sous- commandant Marcos, ne prend la parole qu’à la fin. Les médias alternatifs enregistrent tout. Un film sur les réunions est en cours de réalisation.
Cette démarche a fait l’objet de critiques de la part de certains intellectuels mexicains qui jugent ces discussions triviales et inutiles. C’est pourtant là toute l’originalité.
Écouter ensemble, organiser l’indignation et élaborer un programme. Cette expression « d’en bas » permet aux gens d’identifier leurs problèmes et ceux qui en sont responsables. Il s’agit, par exemple, des patrons de l’entreprise de textile de Puebla, de l’industrie chimique de Tlaxcala, des mines de charbon vétustes qui ont récemment fait 65 morts dans l’État de Cohahuila [au nord du Mexique, NDLR]. L’objectif n’est pas la création d’un parti politique de type gouvernemental. L’objectif, c’est l’anticapitalisme. La lutte frontale contre le capitalisme.
Certains vous reprochent le manque de structuration et le manque d’initiative...
S. R. Lascano - Bien qu’elle se fonde sur l’écoute, l’« autre campagne » prend des initiatives. Par exemple, nous avons décidé la grève du paiement de l’électricité. Au Mexique, un plan de privatisation de l’énergie existe désormais. La méthode est classique : faire flamber les prix (pour les paysans) et accuser l’État de mauvaise gestion pour légitimer les privatisations.
Dire non à la privatisation, comme le font les syndicats, ne suffit pas. Il faut poser la question de l’énergie électrique en terme social. Nous avons également opté pour une campagne nationale en faveur de la libération des milliers de prisonniers politiques dont aucune organisation ne parle. Nous avons mis en place d’un réseau de médias alternatifs pour l’« autre campagne ». Chaque jour il y a des émissions de radio, des projections de films, des revues communes...
Prochainement, nous organisons une rencontre avec les intellectuels mexicains. Pour revenir à la question de la structuration, il faut savoir que les coordinations, dans chaque État, subsistent et continuent d’être actives après le passage de l’« autre campagne ». La revue Rebeldia, par exemple, après chaque départ, organise des ateliers. La coordination du Chiapas compte aujourd’hui plus de 100 personnes investies de manière permanente.
Qu’est ce qui a changé depuis le début de la campagne ?
S. R. Lascano - L’idée initiale était très approximative. De fait, nous pensions aller à la rencontre du pays. Mais le processus s’est très vite développé, et nous avons observé un niveau de radicalisation impressionnant d’une partie de la société. Quels que soient les thèmes abordés (privatisation de l’eau, des terres, de l’électricité), l’accent est clairement mis sur la lutte anticapitaliste.
Dans le cadre de la réforme agraire, de nombreux paysans pauvres immigrent aux États-Unis. L’« autre campagne » demande aux jeunes de rester pour lutter, pour récupérer leurs terres et aborder le processus agricole de manière alternative.
La question de l’affrontement au capitalisme pose tôt ou tard la question du pouvoir...
S. R. Lascano - L’EZLN dit clairement qu’elle ne va pas prendre le pouvoir, mais elle dit également clairement qu’elle n’est pas contre la lutte pour le pouvoir. De ce point de vue, il appartient aux organisations politiques investies dans la campagne d’aborder cette question. Jamais une telle occasion ne s’est présentée au Mexique.
La conception zapatiste est de mettre en place des assemblées de bon gouvernement, où la logique n’est pas celle du profit. Un gouvernement des travailleurs auquel l’EZLN ne participera pas. D’une part, car l’EZLN est une organisation militaire et, d’autre part, car il appartient aux gens de décider. Il ne peut y avoir de véritable processus d’auto-organisation et d’autogestion sans que les gens décident par eux-mêmes. Sinon, ce sera un échec.
Bien sûr, ceci ne veut pas dire que l’on ne lutte pas pour détruire l’État bourgeois. Nombreux sont ceux qui souhaitent une confrontation de classe. Ceci implique la destruction de ce pouvoir, du capital et la construction d’un autre type de gouvernement.
Quelle relation existe-t-il avec la campagne officielle ?
S. R. Lascano - Je pensais qu’il y aurait davantage de difficultés. Ceci est dû au fait que l’« autre campagne » n’a pas formulé de réquisitoire, qu’elle n’appelle pas à l’adhésion exclusive, encore moins à voter pour un candidat.
Cependant, l’EZLN explique régulièrement pourquoi Lopez Obrador - candidat du Parti de la révolution démocratique, PRD - ne représente pas une alternative. S’il est élu, le PRD respectera l’autonomie de la banque centrale et les choix imposés par le néolibéralisme. Il est beaucoup plus important de construire une organisation sociale que de faire une campagne de propagande. Une campagne sociale, à gauche.