La seule chose qui semble bonne est que d’ici un an une autre équipe entrera à la Maison-Blanche et qu’une rupture nette deviendra possible. Même d’ardents spécialistes américains du monde de la sécurité l’admettent. Voici ce que dit un commentateur de Stratfor, un groupe de réflexion en lien étroit avec l’establishment de la sécurité : "En cette fin de partie, tout ce que les Américains veuest un statu quo au Pakistan. C’est tout ce qu’ils peuvent espérer. Et vu comment tourne la chance des Etats-Unis, ils pourraient même ne pas obtenir cela".
Ce n’est pas tant une question de "chance". Pour parler cru, l’administration de George W Bush, malgré la superpuissance américaine, a eu les yeux plus gros que le ventre dans le Col de Khyber [à la frontière entre l’Afghanistan et le Pakistan], en hiver 2001. Aujourd’hui, elle n’a pas de plan B. Le meilleur espoir de la Maison-Blanche est que le chef militaire pakistanais, le Général Ashfaq Kiani, "doit devenir le nouvel homme de Washington au Pakistan" (pour citer Stratfor). Cela revient à dire : faisons porter à al-Qaïda la responsabilité de l’assassinat de Benazir Bhutto, continuons nos affaires comme avant et attendons que les douze prochains mois se passent !
Mais un militaire futé comme Kiani ne peut pas être aussi bête ! A Washington, trois types de prophètes de malheur donnent le ton. Il y a d’abord les FOBs - "Friends of Benazir" [Les Amis de Benazir]. Dans les médias, les groupes de réflexion et le gouvernement américains, ceux sur lesquels Bhutto a jeté un sort - grâce à son charme irrésistible ou à la dextérité de ses agents en relations publiques de premier ordre - ne peuvent tout simplement pas imaginer un Pakistan sans elle.
Ensuite, il y a les légions d’experts américains en Asie du Sud, issus d’une autre époque, qui sont en rogne après leur gouvernement qui, avec son agenda néoconservateur, a ignoré leurs conseils dans l’élaboration de la politique pakistanaise de Washington de l’après-2001. Ils se sentent dédouanés du fait que cette politique se sera transformée en désastre. Enfin, il y a la tribu des spécialistes du terrorisme, qui ont proliféré ces dernières années et qui ont une grande expérience dans la politique de la peur - et parmi eux, il y a en a quelques-uns qui semblent croire que leur ennemi fantôme est d’une importance cosmique absolue.
Les Etats-Unis veulent être maîtres du jeu iranien
Mais le sien n’est pas forcément la seule histoire. L’ombre jetée par l’assassinat de Bhutto sur la sécurité de la région est de plusieurs nuances. C’est déjà ainsi que Téhéran le ressent. Dans un brusque revers, pratiquement du jour au lendemain, le Pakistan a remplacé l’Iran sur l’écran radar de l’administration Bush. Il se peut qu’Israël n’apprécie pas ce qui se passe, mais le vice-Président Dick Cheney et consorts n’auront aucune chance de ressusciter l’épouvantail iranien dans ce qui reste du mandat de l’actuelle administration.
L’administration Bush ne peut pas ignorer que la crise qui se prépare au Pakistan et en Afghanistan pourrait s’avérer infiniment plus sérieuse que tous les programmes nucléaires de Téhéran et son soutien au Hamas en Palestine, au Hezbollah au Liban et à la milice chiite en Irak réunis, sans parler du défi politique que pose l’influence croissante de l’Iran dans la région.
Pour la première fois depuis qu’elle a exposé, il y a exactement six ans, sa théorie de "l’axe du mal" - regroupant l’Irak, l’Iran et la Corée du Nord -, l’administration Bush est contrainte de voir l’Iran avec le sens de la mesure. Dans ces nouvelles circonstances, la politique jusqu’au-boutiste, destinée à déstabiliser le régime iranien, semble carrément irresponsable. L’option militaire est hors de question. Un changement de régime à Téhéran ? Ridicule !
Mais la "question iranienne", en tant que telle, pourrait ne pas disparaître du Moyen-Orient, bien que la rhétorique - étasunienne et iranienne - se soit réduite de façon appréciable ces dernières semaines. Une partie du problème est qu’une élection législative âprement disputée s’approche dangereusement en Iran, vers le mois de mars. Néanmoins, les relations entre l’Iran et les Etats-Unis sont sur le point de changer de cours. La proposition de la Secrétaire d’Etat américaine Condoleeza Rice de rencontrer son homologue iranien Manouchehr Mottaki "n’importe où et à n’importe quel moment" en témoigne. Il y a un optimisme circonspect à Téhéran sur le quatrième tour à venir des rencontres US-Iran, relatives à la coopération sur la stabilisation de l’Irak.
Voici ce que Rice a déclaré il y a une semaine : "Nous n’avons pas d’ennemis permanents… ce que nous avons est une politique qui est ouverte à mettre un terme à la confrontation ou au conflit avec tous les pays qui veulent bien nous rencontrer selon ces termes". Mottaki a répondu promptement : "Le terrain peut être préparé". Il a bien accueilli "l’approche plus respectueuse et plus logique" de Washington vis-à-vis de Téhéran, qui, a-t-il insisté, est devenue possible depuis que "les [responsables américains] ont une meilleure compréhension du rôle-clé de l’Iran dans la région et de sa détermination à faire valoir ses droits légaux [pour enrichir l’uranium]".
Les Iraniens sont pragmatiques et, après l’assassinat de Bhutto, ils auront déjà évalué que les développements au Pakistan ne laissent aucune autre option à l’administration Bush que de sérieusement explorer les moyens de normaliser leurs relations avec Téhéran.
Être ou ne pas être…
Comme en 2001, l’Iran pourrait prouver une fois de plus son utilité vis-à-vis des besoins de la "guerre contre la terreur" que Washington mène en Afghanistan. L’Iran peut sans doute être une route de substitution si les lignes d’approvisionnement des forces de l’OTAN en Afghanistan via le Pakistan devenaient étranglées. L’OTAN et les Etats-Unis ne peuvent pas avoir de partenaire plus réaliste que l’Iran pour stabiliser l’Afghanistan. La coopération de l’Iran sera utile pour prévenir la marche des Taliban dans le Nord, vers la région de l’Amou Daria, et pour stabiliser l’Ouest de l’Afghanistan, où les forces de l’OTAN sont menacées.
L’alternative serait que Washington fasse du lèche-bottes à Moscou pour lui demander des couloirs terrestres et aériens vers l’Afghanistan. Il semble bien que, lors de la réunion du Conseil Russie/OTAN au niveau des ministres des affaires étrangères qui a eu lieu à Bruxelles le 7 décembre, l’Otan ait tâté le terrain. A la suite de cette réunion, le ministre russe des affaires étrangères, Sergueï Lavrov a déclaré : "Nous avons discuté de la situation en Afghanistan. Les intérêts vitaux concernant la sécurité de la Russie et celle de l’Otan coïncident ici. Il y a à la fois la menace que constitue la drogue et la menace terroriste persistante. Les deux doivent être combattues par des efforts combinés".
Lavrov a ajouté : "Nous [la Russie et l’OTA N] considérons aussi d’autres possibilités de coopération, en particulier dans le soutien logistique à la Force Internationale d’Assistance à la Sécurité et en aidant à équiper l’Armée Nationale Afghane. Je pense qu’il y a un bon terrain d’entente à ce sujet où nous pouvons avancer vers la recherche de formes d’interaction mutuellement acceptables ".
Ecrivant dans le journal russe Ekspert une semaine plus tard, dans un long essai sur la politique étrangère russe, Lavrov semblait rappeler les discussions à Bruxelles lorsqu’il a révélé de façon intrigante : "Nous [Moscou] assistons à quelques lueurs de changements qualitatifs dans l’analyse américaine et européenne de la phase contemporaine des développements du monde, bien que cette analyse se fasse essentiellement, jusqu’à présent, au niveau de la communauté des experts. En même temps, il est évident que nos partenaires pensent que le processus de réflexion a commencé. Une des conclusions qui sont tracées là-dessus est la réalisation du caractère fondamentalement non provocateur de la politique étrangère russe".
Avec l’assassinat de Bhutto, Washington doit à présent hâter son "processus de réflexion". Il y a une décision difficile à prendre. Tant l’Iran que la Russie seraient des partenaires raisonnables dans la "guerre contre la terreur" en Afghanistan. Mais ni l’un ni l’autre ne répondrait à un engagement sélectif de la part de Washington. L’administration Bush aura besoin de Shylock de William Shakespeare pour peser l’avantage relatif d’impliquer l’Iran ou la Russie. C’est là où la visite à venir de Bush en Israël, dans les Territoires Palestiniens et les alliés du Golfe Persique, pourrait être utile.
Une chose est déjà claire : La question nucléaire iranienne refuse de disparaître. Il se pourrait qu’elle ait pris dernièrement une tournure pour le meilleur mais, ainsi que le Quotidien du Peuple chinois l’a fait remarquer, nous sommes loin d’un dénouement. Les Etats-Unis "devront fomenter de nouveaux plans et concevoir de nouvelles stratégies sur la question nucléaire iranienne, à la fois durant [ce qui reste de ] l’administration Bush et après elle… L’Iran pourrait bénéficier de la disparité entre les puissances du monde : il pourrait rechercher un environnement international et une situation stratégique plus favorables. En conclusion, les parties concernées par la question iranienne prennent actuellement en considération leurs propres intérêts en relation aux conditions actuelles en préparation pour une nouvelle série de compétitions stratégiques".
Point d’interrogation sur la stratégie globale des Etats-Unis
Mais Moscou pose des difficultés encore plus fondamentales. Dans la dernière ligne droite avant la rencontre Russie/Otan à Bruxelles, à Moscou, un porte-parole du ministère russe des affaires étrangères a souligné en décembre, dans des commentaires exhaustifs parus dans les médias, que "les succès autant que les complications" ont embrouillé les relations de Moscou avec l’alliance atlantique. Il a déclaré que le travail à venir ne va pas être facile.
Parmi les domaines qui posent problème, il a classé "les implications légales internationales" de la transformation de l’Otan en tant qu’organisation politique globale hors du contrôle des Nations-Unies ; les structures militaires de l’Otan "se rapprochant de nos frontières" ; les plans de l’Otan en vue d’un futur élargissement ; les différences sur le traité des FCE (Forces armées Conventionnelles en Europe) ; et, "le déploiement d’un troisième bouclier étasunien de défense antimissile en Europe et sa conjonction avec la recherche et le développement de la défense antimissile au sein de la structure de l’Otan".
Autrement dit, dans le scénario de l’après-Bhutto, Washington a besoin de retravailler sur l’ordre du jour du sommet de l’Otan à venir à Bucarest, en avril. Le troisième round des plans d’élargissement de l’Otan a été classé comme sujet-clé de discussion à Bucarest. A présent, le Pakistan et l’Afghanistan vont y dominer.
Est-ce que Washington fera avancer les plans précédents pour obtenir de l’Otan qu’elle soutienne l’admission de l’Ukraine et de la Géorgie ? Dans la situation actuelle de crise en Afghanistan et au Pakistan, l’administration Bush peut-elle se permettre d’agacer le Kremlin ? Un porte-parole russe a prévenu : "Nous [Moscou] sommes convaincus que le processus d’élargissement de l’Otan n’a rien à voir avec la modernisation de l’alliance elle-même ou pour garantir la moindre sécurité en Europe. Au contraire, c’est un sérieux facteur de provocation, alourdi par l’apparition de nouvelles lignes de division et la réduction du niveau de confiance mutuelle".
Le Kremlin a clairement fixé la limite : les Russes ne seront pas contents même si les Etats-Unis et l’UE n’insistent pas pour forcer l’indépendance du Kosovo ou qu’ils procèdent à déployer l’OTAN dans la république séparatiste en dehors de la structure du Conseil de Sécurité des Nations-Unies. Lavrov a souligné : "La chose principale est de rechercher à travailler conjointement sur une base de respect mutuel, y compris dans le respect pour l’analyse de chacun concernant les menaces, qui nous sont aujourd’hui communes". Il a insisté sur le fait que si l’OTAN, au sommet de Bucarest, donnait son feu-vert à la politique d’élargissement en parallèle avec la transformation de l’alliance, "nous [Moscou] sommes convaincus que cela ne contribuerait pas à renforcer notre sécurité commune ou à combattre nos menaces communes". La mise en garde implicite est que la coopération dans la "guerre contre la terreur" pourrait être conditionnée à ce que Washington revienne sur sa politique de limitation de l’expansion de la Russie.
Il est évident que Moscou et Téhéran estiment désormais que la crise en Afghanistan et au Pakistan a un rapport direct avec les stratégies globales de Washington. Si l’Otan échoue en Afghanistan, un énorme point d’interrogation surviendra sur le futur de l’alliance. Ainsi qu’un rapport de recherche du Congrès américain l’a fait remarquer en octobre, la mission de l’Otan en Afghanistan est "un test de la volonté politique de l’alliance et de ses capacités militaires". Mais ce n’est pas tout. Ce que les membres des groupes de réflexion étasuniens opacifient est le fait que l’habilité des Etats-Unis à maintenir son rôle de leader transatlantique dans l’ère de l’après-Guerre Froide soit elle-même dans la ligne de mire.
Tant Moscou que Téhéran ont beaucoup à gagner dans un ordre mondial multipolaire où leur influence régionale prendra de l’importance. Si Washington échoue dans sa stratégie d’après-Guerre Froide consistant à renforcer l’OTAN en attisant les images ennemies (par ex. al-Qaïda), le processus vers la multipolarité gagnera substantiellement. De façon significative, Téhéran et Moscou refusent de caractériser l’assassinat de Bhutto comme étant le travail d’al-Qaïda.
La réaction de Pékin a également été prudente. Un porte-parole du Ministère des Affaires Etrangères chinois a condamné initialement l’assassinat de Bhutto comme étant un "acte de terrorisme". Mais le Ministre des Affaires Etrangères adjoint, He Yafei, qui s’est rendu le lendemain à l’ambassade du Pakistan à Pékin pour signer le livre de condoléances, n’a pas parlé du tout de terrorisme, mais il a exprimé l’espoir que le peuple du Pakistan "puisse surmonter la difficulté actuelle le plus tôt possible et sauvegarder en même temps la stabilité sociale et le développement de ce pays".
Les commentateurs chinois ont noté que "la situation en Afghanistan s’est avérée bien plus sophistiquée que prévue" et qu’il était devenu difficile pour l’Otan de "dissimuler la position embarrassante de ses troupes dans ce pays". Un commentaire du Quotidien du Peuple a analysé l’année dernière que la débâcle de l’Afghanistan, couplée avec la détérioration des relations de l’Otan avec la Russie et l’échec des efforts de Bruxelles pour assurer un pied en Asie Centrale, ont handicapé l’alliance dans son but de faire de 2007 son année de "transformation".
Ce commentaire affirmait que par conséquent "l’influence des Etats-Unis au sein de l’Otan a décliné et leur rôle transatlantique devient incertain. Il était largement souhaité que le changement à la tête de l’Allemagne, de la France et de la Grande-Bretagne puisse injecter une nouvelle vitalité aux relations entre les Etats-Unis et l’Union Européenne. Mais il est toujours difficile de dire si la nouvelle ’troïka’ peut ouvrir la voie à une situation que Washington prédisait avec optimisme".
Ces trois pays que sont la Russie, la Chine et l’Iran partagent ouvertement un intérêt à veiller à ce que l’Organisation de la Coopération de Shanghai et l’Organisation du Traité de Sécurité Collective jouent un rôle important pour stabiliser la situation afghane. Aucun des trois n’est resté satisfait du monopole des Etats-Unis (ou de l’OTAN) sur la résolution du conflit dans une région d’une telle importance vitale pour leur sécurité, bien qu’ils soutiennent la "guerre contre la terreur" en Afghanistan en tant que telle.
Il est clair que l’assassinat de Bhutto et avec le Pakistan se retrouvant au bord du gouffre, ce qui pend au bout du nez de l’administration Bush est un détricotage potentiel de sa stratégie globale, construite autour de la "guerre contre la terreur" et de "l’islamo-fascisme". La solution de facilité pour s’en sortir consisterait à provoquer que le Général Kiani devienne le "nouvel homme de Washington au Pakistan" afin que la chasse à al-Qaïda se poursuive.
M K Bhadrakumar a servi en tant que diplomate de carrière aux services étrangers indiens pendant plus de 29 ans, avec des postes comprenant celui d’ambassadeur en Ouzbékistan (1995-98) et en Turquie (1998-2001).
Copyright 2008 Asia Times Online Ltd/Traduction : JFG-QuestionsCritiques.