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Le virus de la fatigue
Mardi 20 avril 2021, par Byung-Chul Han
La Covid-19 nous a plongés dans une fatigue collective.
La Covid-19 nous tend un miroir qui nous donne à voir les crises que connaît notre société, en rendant plus visibles les symptômes pathologiques déjà présents avant la pandémie. L'un de ces symptômes est la fatigue. Nous avons tous tendance à nous sentir très fatigués. C'est une fatigue de fond qui nous suit partout et tout le temps, comme une ombre. Pendant la pandémie, nous avons ressenti un surcroît de fatigue. L'oisiveté qui nous a été imposée durant le confinement nous a fatigués. Certains soutiennent que nous pourrions être en voie de redécouvrir la beauté des loisirs, à deux doigts de ralentir notre rythme de vie. Dans les faits, le temps dont nous disposons pendant la pandémie s'avère non pas régi par les loisirs et la décélération, mais par la fatigue et la dépression.
Pourquoi nous sentons-nous si fatigués ? Aujourd'hui, la fatigue semble être devenue un phénomène mondial. Il y a dix ans, j'ai publié un livre, The Burnout Society (La Société de la fatigue – paru en français aux éditions Circé) dans lequel j'ai décrit la fatigue comme une maladie qui afflige la société de la performance néolibérale. La fatigue ressentie durant la pandémie m'a forcé à repenser le sujet. Le travail, aussi dur soit-il, n'entraîne pas de fatigue de fond. Nous pouvons être épuisés après le travail, mais cet épuisement n'est pas la même chose que la fatigue de fond. Le travail, à un moment donné, prend fin, mais la compulsion de performance à laquelle nous nous soumettons ne cesse de suivre son cours. Elle nous accompagne pendant les loisirs, nous tourmente même dans notre sommeil et conduit souvent à des nuits blanches. Il n'est pas possible de se remettre de la compulsion de performance. C'est précisément cette pression interne que nous nous imposons qui nous fatigue. Il y a donc une différence entre la fatigue et l'épuisement. Le bon type d'épuisement pourrait même nous libérer de la fatigue.
Les troubles psychologiques tels que la dépression ou le burn-out sont les symptômes d'une profonde crise touchant la liberté. Ils sont un signal pathologique indiquant que la liberté, de nos jours, se transforme souvent en manie. Nous pensons que nous sommes libres. Mais nous nous exploitons nous-mêmes avec passion, jusqu'à nous effondrer. Nous nous réalisons, nous nous optimisons, jusqu'à la mort. La logique insidieuse de la performance nous oblige en permanence à aller au-delà de nous-mêmes. Une fois que nous avons accompli quelque chose, nous voulons nous surpasser, c'est-à-dire que nous voulons nous dépasser encore et encore, ce qui est bien sûr impossible. C'est cette logique absurde qui nous mène en bout de ligne à l'effondrement. Le sujet performant croit qu'il est libre, mais il est en fait esclave. Il est même un esclave absolu, puisqu'il s'exploite de son propre gré, même sans qu'il y ait de maître dans l'équation.
La société de la performance néolibérale rend l'exploitation possible même sans domination. La société disciplinaire avec ses commandements et ses interdits, telle qu'analysée par Michel Foucault dans Surveiller et punir, ne décrit pas la société de la performance d'aujourd'hui. La société de la performance exploite la liberté elle-même. L'auto-exploitation est plus efficace que l'exploitation par les autres, car elle va de pair avec un sentiment de liberté. Kafka a exprimé avec une grande clarté le paradoxe de la liberté de l'esclave qui se croit le maître. Un de ses aphorismes se lit comme suit : « La bête arrache le fouet au maître et se fouette elle-même pour devenir maître, et ne sait pas que ce n'est pas là qu'un fantasme produit par un nouveau nœud dans la lanière du maître ». Cette auto-flagellation permanente nous rend fatigués et, pour finir, déprimés. D'une certaine manière, le néolibéralisme est fondé sur l'auto-flagellation.
Ce qui est pour le moins étrange, en ce qui concerne la Covid-19, c'est que ceux qui l'attrapent souffrent de fatigue extrême et d'épuisement. La maladie semble reproduire les symptômes d'une fatigue de fond. Et on rapporte de plus en plus de cas de patients qui se sont rétablis mais qui continuent de souffrir de symptômes graves à long terme, notamment celui du « syndrome de fatigue chronique ». L'expression « avoir les batteries à plat » décrit très bien cet état. Les personnes touchées ne sont plus en mesure de travailler et de performer. Juste verser un verre d'eau les éreinte. En marchant, ils doivent faire des arrêts fréquents pour reprendre leur souffle. Ils se sentent comme des morts-vivants. Un patient rapporte : « En fait, on a l'impression que le cellulaire n'a été rechargé qu'à 4 %, et qu'on n'a rien d'autre que ce 4 % pour toute la journée, sans autre possibilité de recharge. »
Mais le virus ne fait pas que fatiguer les personnes atteintes de la Covid. Il fatigue maintenant même les personnes en bonne santé. Dans son livre Pandemic ! Covid-19 Shakes the World (Pandémie ! La Covid-19 secoue le monde – notre traduction), Slavoj Žižek consacre un chapitre entier à la question de savoir pourquoi nous sommes tout le temps crevés. Il est clair que Žižek sent lui aussi que la pandémie nous a fatigués. Dans le chapitre en question, il conteste cependant la thèse de mon livre The Burnout Society, en affirmant que l'exploitation par les autres n'a pas été remplacée par l'auto-exploitation, mais qu'elle a seulement été délocalisée dans le tiers-monde. Je conviens avec Žižek que ce déplacement a bien eu lieu. The Burnout Society vise principalement les sociétés néolibérales occidentales et ne porte pas sur la situation de l'ouvrier d'usine chinois. Cependant, sous l'effet des médias sociaux, le mode de vie « à la néolibérale » se répand également partout dans le tiers-monde. La montée de l'égoïsme, de l'atomisation et du narcissisme dans la société est un phénomène mondial. Les médias sociaux font de nous, tous autant que nous sommes, des producteurs, des entrepreneurs dont l'entreprise est notre propre personne. La culture de l'ego, qui est ainsi mondialisée, érode la communauté, érode tout ce qui s'appelle social. Nous nous produisons nous-mêmes et nous nous exposons en permanence. Cette autoproduction sur le mode d'un ego toujours en train de s'afficher nous rend fatigués et déprimés. Žižek n'aborde pas cette fatigue de fond, caractéristique de notre époque et que la pandémie ne fait qu'aggraver.
Dans un passage de son livre sur la pandémie, Žižek semble cependant se rapprocher de la thèse de l'auto-exploitation, lorsqu'il écrit : « Ils [les gens qui travaillent à domicile] peuvent même gagner encore plus de temps pour « s'auto-exploiter… » Dans le contexte de la pandémie, le bureau à domicile est devenu la nouvelle désignation du camp de travail néolibéral. Le travail exécuté dans le bureau à domicile est plus fatigant que le travail au bureau tout court. Mais l'explication de ce phénomène ne saurait être l'accroissement de l'auto-exploitation. Ce qui est fatiguant, c'est la solitude implicite, le temps interminable passé assis devant l'écran, en pyjama. Nous sommes confrontés à nous-mêmes, perpétuellement tenus de ruminer et de spéculer sur nous-mêmes. La fatigue de fond est au bout du compte une sorte de fatigue de l'ego ; le bureau à domicile l'intensifie en approfondissant notre quête obsessive de nous-même. Les autres, ceux qui pourraient nous distraire de notre ego, sont portés disparus. On se fatigue à cause du manque de contact social, de câlins, de toucher. En nous retrouvant en situation de quarantaine, nous commençons à réaliser que l'enfer ce n'est pas nécessairement les autres, comme l'a écrit Sartre dans Huis clos, mais la possibilité de guérir. Le virus accélère aussi la disparition de l'autre que j'ai décrit dans mon livre The Expulsion of the Other, (L'expulsion de l'autre – paru en français chez PUF).
L'absence de rituel est un autre facteur de fatigue induite par le bureau à domicile. Au nom de la flexibilité, nous perdons les structures et architectures temporelles fixes qui stabilisent et réassoient la vie. L'absence de rythme, en particulier, intensifie la dépression. Le rituel crée une communauté sans communication, alors qu'aujourd'hui ce qui prévaut est la communication sans communauté. Même les rituels que nous avions encore, comme les matchs de soccer, les concerts et les sorties au restaurant, au théâtre ou au cinéma, ont été annulés. En l'absence de rituels de salutation, nous sommes renvoyés à nous-mêmes. Si on est en mesure de saluer quelqu'un cordialement, on se sent moins comme un fardeau. La distanciation sociale démantèle la vie sociale. Cela nous fatigue. Les autres sont réduits à des porteurs potentiels du virus vis-à-vis desquels la distanciation physique doit être maintenue. Le virus amplifie nos crises actuelles. Il détruit le vivre-ensemble, qui était déjà mis à mal. Il nous aliène les uns face aux autres. Il nous rend encore plus solitaires que nous ne l'étions déjà, à cette époque des médias sociaux, qui appauvrissent le lien social et nous isolent.
La culture a été la première chose à laisser au vestiaire en ces temps de confinement. Qu'est-ce que la culture ? C'est quelque chose qui engendre le sens de la communauté ! Si nous en sommes dépourvus, nous en venons à ressembler à des animaux qui cherchent simplement à survivre. Ce n'est pas l'économie, mais avant tout la culture, à savoir la vie communautaire, qui doit se remettre de cette crise au plus vite.
Les réunions en continu sur Zoom nous fatiguent également. Elles font de nous des zombies Zoom. Elles nous obligent à nous regarder en permanence dans le miroir. Voir son propre visage sur l'écran est fatigant. Nous sommes constamment confrontés à notre propre visage. Ironiquement, le virus est apparu en pleine ère du selfie, une mode qui peut être considérée comme une résultante du narcissisme de notre société. Le virus intensifie ce narcissisme. Pendant la pandémie, nous sommes tous constamment confrontés à notre propre visage ; nous produisons une sorte de selfie interminable devant nos écrans. Cela nous fatigue.
Le narcissisme cultivé par Zoom produit des effets secondaires assez particuliers. Il en a résulté un boom de la chirurgie esthétique. Les images déformées ou floues sur l'écran conduisent les gens au désespoir quant à leur apparence – et avec une meilleure résolution d'écran, nous détectons soudainement des rides, une calvitie, des taches de vieillesse, des poches sous les yeux ou d'autres imperfections cutanées peu attrayantes. Depuis le début de la pandémie, les recherches dans Google portant sur la chirurgie esthétique ont explosé. Pendant le confinement, les chirurgiens esthétiques ont été submergés de demandes de clients cherchant à améliorer leur apparence fatiguée. On parle même de « dysmorphie Zoom ». Le miroir numérique favorise cette dysmorphie (un souci exagéré de défauts supposés de l'apparence physique). Le virus pousse la frénésie de l'optimisation – qui avait déjà son emprise sur nous avant la pandémie – jusqu'à ses limites. Dans cette perspective aussi, le virus est un miroir de notre société. Et dans le cas de la dysmorphie Zoom, le miroir en est un vrai ! Le désespoir pur de notre propre allure monte en nous. La dysmorphie Zoom, ce souci pathologique de notre ego, nous fatigue aussi.
La pandémie a également révélé les effets secondaires négatifs de la numérisation. La communication numérique est une affaire très unilatérale et diaphane : il n'y a pas de regard, pas de corps. Il manque la présence physique de l'autre. La pandémie fait en sorte que cette forme de communication essentiellement inhumaine devienne la norme. La communication numérique nous rend très, très fatigués. C'est une communication sans résonance, une communication sans bonheur. Lors d'une réunion Zoom, nous ne pouvons pas, pour des raisons techniques, nous regarder dans les yeux. Tout ce que nous faisons, c'est regarder l'écran. L'absence du regard de l'autre nous fatigue. Espérons que la pandémie nous fera réaliser que la présence physique d'une autre personne est quelque chose qui apporte le bonheur, que le langage implique une expérience physique, qu'un dialogue réussi présuppose des corps, que nous sommes des créatures physiques. Les rituels dont nous avons été privés pendant la pandémie impliquent également une expérience physique. Ils représentent des formes de communication physique qui créent une communauté et donc apportent le bonheur. Surtout, ils nous éloignent de notre ego. Dans la situation actuelle, le rituel serait un antidote à la fatigue de fond. Il y a en outre un aspect physique inhérent au fait de faire partie d'une communauté. La numérisation affaiblit la cohésion communautaire dans la mesure où elle a un effet de désincarnation. Le virus nous rend étrangers à notre corps.
La fixation sur la santé était déjà endémique avant la pandémie. Maintenant, notre principal souci est de survivre, comme si nous étions dans un état de guerre permanent. Dans la bataille pour la survie, la question de la bonne vie ne se pose pas. Nous ne convoquons toutes les forces de la vie que pour prolonger la vie à tout prix. Avec la pandémie, cette bataille féroce pour la survie tourne à l'escalade virale. Le virus transforme le monde en une salle de quarantaine dans laquelle toute vie se fige pour survivre.
Aujourd'hui, rester en bonne santé devient la quintessence de l'humanité. Une société obnubilée par la survie perd le sens de la bonne vie. Même le plaisir est sacrifié sur l'autel de la santé, santé qui devient une fin en soi ; Nietzsche l'appelait déjà la nouvelle déesse. L'interdiction stricte de fumer est également une expression de cette obsession de la survie. Le plaisir doit céder la place à la survie. La prolongation de la vie devient la valeur ultime. Dans l'intérêt de la survie, nous sacrifions volontiers tout ce qui fait que la vie vaut la peine d'être vécue.
La raison exige que même en temps de pandémie, nous ne sacrifions pas tous les aspects de la vie. Il appartient à la sphère politique de veiller à ce que la vie ne soit pas réduite à sa forme la plus élémentaire, à la survie et rien d'autre. Je suis catholique. J'aime fréquenter les églises, surtout en ces temps étranges. L'année dernière, à Noël, j'ai assisté à une messe de minuit qui a eu lieu malgré la pandémie. Cela m'a fait plaisir. Malheureusement, il n'y avait pas d'encens, alors que c'est quelque chose que j'aime au plus haut point. Je me suis demandé : y a-t-il aussi une interdiction stricte de l'encens pendant la pandémie ? Et dans ce cas, pourquoi ? En sortant de l'église, j'eus le réflexe d'approcher la main du bénitier, mais j'ai sursauté en le trouvant vide. Une bouteille de désinfectant avait été placée à côté.
Le « corona blues » est le nom que les Coréens ont donné à la dépression qui se propage durant la pandémie. En temps de quarantaine, en l'absence d'interaction sociale, la dépression va en s'aggravant. La dépression est la vraie pandémie. Dans mon livre The Burnout Society, je suis parti du diagnostic suivant : [notre traduction]
Chaque époque a ses maux propres. C'est ainsi que l'humanité a connu l'âge bactérien, qui a eu l'air de s'éterniser mais qui a fini par passer avec la découverte des antibiotiques. Malgré la peur généralisée d'une épidémie de grippe, nous ne vivons pas à une époque virale : grâce à la technologie immunologique, nous avons pu laisser cela derrière nous. D'un point de vue pathologique, le début du 21e siècle n'est déterminé ni par les bactéries ni par les virus, mais par les neurones. Les maladies neurologiques telles que la dépression, le trouble déficitaire de l'attention avec hyperactivité (TDAH), le trouble de la personnalité limite (TPL) et le syndrome du burn-out marquent le paysage de la pathologie en ce début de 21e siècle.
Bientôt, nous aurons suffisamment de vaccins pour vaincre le virus. Mais il n'y aura pas de vaccins contre la pandémie de dépression.
La dépression est également un symptôme de la société de la fatigue. Le sujet performant souffre d'épuisement quand il n'est plus en mesure de « pouvoir ». Il ne parvient pas à répondre à sa demande auto-imposée de performance. Ne plus être en mesure de « pouvoir » conduit à une auto-récrimination et à une auto-agression destructrices. Le sujet performant mène une guerre contre lui-même et périt dans la bataille. La victoire, dans cette guerre contre soi-même, s'appelle le burn-out.
Plusieurs milliers de personnes se suicident chaque année en Corée du Sud. La cause principale en est la dépression. En 2018, environ 700 écoliers ont tenté de se suicider. Les médias parlent même d'un « massacre silencieux ». En revanche, jusqu'à présent, seulement 1 700 personnes sont mortes de la Covid-19 en Corée du Sud. Le taux de suicide très élevé est accepté simplement comme un dommage collatéral de la société de la performance. Aucune mesure significative n'a été prise pour faire baisser les chiffres. La pandémie a envenimé le problème du suicide : le taux de suicide en Corée du Sud a augmenté rapidement depuis l'apparition de celle-ci. Le virus aggrave apparemment également la dépression. Mais où que ce soit sur la planète, on ne porte pas assez attention aux conséquences psychologiques de la pandémie. Les gens ont été réduits à leur existence biologique. Tout le monde se contente d'écouter les virologues, qui sont devenus l'autorité absolue lorsqu'il s'agit d'interpréter la situation. La véritable crise provoquée par la pandémie est le fait que la vie dans son plus simple appareil a été transformée en valeur absolue.
Le virus Covid-19 épuise notre société du burn-out en creusant les lignes de faille sociales pathologiques. Il en résulte que nous sommes plongés dans une fatigue collective. Le coronavirus pourrait donc aussi être appelé le virus de la fatigue. Mais le virus représente aussi une crise au sens de krisis, un mot qui selon l'étymologie grecque veut dire tournant. Car l'occasion pourrait être belle aussi de changer le cours de notre destin en nous détournant de ce qui crée de la détresse en nous. Nous sommes interpellés : « de toute urgence, vous devez changer votre vie ! » Mais nous ne pouvons le faire que si nous revoyons notre société en profondeur, que si nous réussissons à trouver une nouvelle façon de vivre nous immunisant contre le virus de la fatigue.
Article d'abord paru sur le site de The Nation.
Traduction : Johan Wallengren pour le Journal des Alternatives.
Photo : Mika Baumeister (Unsplash)