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ISRAEL

Une société à la dérive

Mardi 10 février 2009, par Frédéric Koller

L’heure est aux discours musclés. Benyamin Netanyahou promet de débarrasser le pays du Hamas et de maintenir les colonies ; Tzipi Livni, parfois encore qualifiée de « Colombe », n’a pas hésité, lors des frappes sur Gaza, à appeler les soldats à y « aller sauvagement » ; Ehoud Barak, sur un mode poutinien, a promis de « traquer les terroristes jusque dans les toilettes ».

Le parapente tourbillonne avec élégance au-dessus de la plage de Tel-Aviv avant de croiser un hélicoptère Apache de l’armée israélienne. L’appareil vient de décoller et trace plein sud : direction Gaza, à une soixantaine de kilomètres du poumon économique d’Israël. L’apparente insouciance de Tel-Aviv, une ville qui semble vivre dans une bulle, est quelques secondes troublée par le bruit de la machine de guerre. En réalité, à la veille d’élections législatives qui devraient porter une seconde fois au pouvoir le faucon Benyamin Netanyahou, l’ensemble de la population n’a plus qu’une obsession : comment sécuriser Israël face aux roquettes du mouvement islamiste Hamas.

« Il faut répondre à la terreur par la terreur. » Dan a une trentaine d’années et a fait la deuxième guerre du Liban comme réserviste. Désormais, c’est œil pour œil, dent pour dent. Et pour réaliser ce programme, le commerçant votera Avigdor Lieberman. « D’ici cinq à dix ans, il sera premier ministre. Il faut une droite très dure au pouvoir. C’est le seul qui a un discours clair. Tous les autres sont des girouettes. »

Ex-videur moldave de boîte de nuit, Avigdor Lieberman soigne son look d’ours en cravate, passe plus de temps en Russie qu’en Israël et est menacé de poursuites pour ses affaires jugées opaques. C’est l’homme politique qui monte. Qualifié de « fasciste » par la gauche, son parti « Israël notre patrie » devrait s’imposer comme troisième force politique du pays derrière le Likoud et Kadima, mais devant les travaillistes. Il est considéré comme le nouveau faiseur de roi, et Benyamin Netanyahou lui a déjà promis un important ministère dans la perspective d’un gouvernement de coalition. Ni Tzipi Livni (Kadima) ni Ehoud Barak (Parti travailliste) n’ont exclu de gouverner avec lui.

L’heure est aux discours musclés. Benyamin Netanyahou promet de débarrasser le pays du Hamas et de maintenir les colonies ; Tzipi Livni, parfois encore qualifiée de « Colombe », n’a pas hésité, lors des frappes sur Gaza, à appeler les soldats à y « aller sauvagement » ; Ehoud Barak, sur un mode poutinien, a promis de « traquer les terroristes jusque dans les toilettes ». Dans ce contexte, Avigdor Lieberman n’a plus à forcer le trait et s’est contenté de mener une campagne anti-arabe dénonçant le « manque de loyauté » des Palestiniens qui vivent sur le territoire d’Israël (20% de la population). Le vote des immigrés d’Europe de l’Est et de Russie (20% de la population) lui est acquis. Mais il gagne désormais ses nouveaux électeurs dans la jeunesse et chez les pauvres.

« Les Arabes ne sont pas comme les Israéliens, dit encore Dan. Il n’y a pas une lutte gauche-droite. Ils sont tous contre nous. » On pourrait en dire autant des Israéliens. C’est du moins ce qu’écrit Gideon Levy, chroniqueur du journal de gauche Haaretz : « Il n’y a plus de différence idéologique entre Netanyahou, Livn­i et Barak. » Tous trois sont des va-t-en-guerre, des « extrémistes » et il n’y aurait plus de gauche. Difficile de le contredire au regard d’une campagne dans laquelle il n’a été fait mention d’aucun programme politique, économique ou social. Comment expliquer cette dérive ?

A Herzliya, petite ville au nord de Tel-Aviv, se tenait la semaine dernière une conférence annuelle qui réunit les élites intellectuelles et politiques du pays. Cette année, le thème était l’équilibre entre la sécurité nationale et la résilience. Dans ses couloirs, on y croise José Maria Aznar, John Bolton, l’un des idéologues du mouvement néo-conservateur américain, ou encore le président du Crongrès juif mondial, Ronald Lauder, un proche de Netanyahou. Beaucoup d’Américains et aucun Arabe. Peu de place pour le débat contradictoire et un message répété durant trois jours : Israël est l’avant-poste de la lutte contre le terrorisme international, et c’est ici que se joue le combat entre les démocraties et le danger islamiste. L’Iran, la Syrie, l’« axe chiite » sont de toutes les conversations. Dans ce monde en noir et blanc, il n’est pas très compliqué de choisir son camp.

« L’Europe vit en paix depuis 50 ans, explique le sociologue Ephraim Yaar. Vous ne pouvez pas imaginer ce que cela signifie de vivre sous la menace constante de roquettes. » Le professeur de l’Université de Tel-Aviv produit tous les mois depuis 10 ans un « index de la guerre et de la paix ». Le dernier en date, publié après une semaine d’offensive sur Gaza montrait que 92% des Israéliens soutenaient la guerre malgré les souffrances infligées aux populations civiles. « Au­jourd’hui, beaucoup de gens estiment que l’offensive a été stoppée trop tôt, sous la pression des Européens. » Ephraim Yaar dit qu’Israël a développé une « mentalité de nation assiégée ». « Sur un territoire deux fois plus petit que la Suisse, nous devons affronter les Palestiniens, le monde arabe et une troisième ceinture avec le monde musulman dont l’Iran et ses armes modernes. » L’homme affirme qu’il ne connaîtra pas la paix, ni ses enfants. Son scepticisme l’entraîne désormais vers l’étude de la « confrontation des civilisations ». Il se veut moins radical que Samuel Huntington, l’inventeur de cette thèse qui vient de décéder. Mais il ne dit, en définitive, pas autre chose : Islam et démocratie sont incompatibles.

Denis Charbit est politologue à l’Open University de Tel-Aviv. Il a soutenu l’offensive, mais il estime « qu’on est resté une semaine de trop ». Il se dit « choqué par le manque d’esprit critique de la société israélienne », un fait nouveau. Mais il l’explique par la peur. Cette peur a poussé l’armée à se comporter, sous l’impulsion des politiques et de l’opinion publique, en « voyou » à Gaza pour effrayer à son tour l’adversaire. Il a encore cette explication : « Autrefois, la société était beaucoup plus solidaire. Depuis les années 1990, elle est devenue individualiste, consumériste. Et, du coup, on n’est plus prêt à mourir. Toute perte devient insupportable. Nous menons, comme les Américains, une guerre avec comme principe « zéro mort » dans notre camp. »

On pourrait ajouter, comme le fait un diplomate en poste à Jérusalem, qu’Israël tend à amplifier les menaces – biens réelles – pour entretenir un climat de lutte permettant de maintenir l’union d’une nation par ailleurs de plus en plus divisée, atomisée, entre juifs ashkénazes et séfarades, entre laïcs et ultra-orthodoxes, entre riches et pauvres. Ces dissensions pourraient éclater avec violence le jour où la paix avec les Arabes sera réalisée. Mentalité d’assiégé, exacerbation de la peur sécuritaire : cela ne mène-t-il pas à une forme de déni de la réalité ? C’est ce que suggère Moshe Maoz, spécialiste du Moyen-Orient à l’Université hébraïque de Jérusalem : « Je comprends la majorité des Israéliens qui ne tolère pas les roquettes. Mais, dans le même temps, il est frappant de voir à quel point elle ne connaît pas la situation dans les territoires occupés, à quel point ils ignorent les souffrances infligées aux Palestiniens. »

Tsahal, l’« armée de défense israélienne », est le pilier central de l’Etat. Elle forge l’identité nationale. Son comportement est le reflet de la société. Israël a souvent mis en avant la conduite éthique exemplaire de son armée. Or, au­jourd’hui, Tsahal n’hésite plus à reprendre à son compte l’arme du désespoir, la tactique de la terreur de l’ennemi, avec la caution morale d’un professeur distingué de philosophie.

Selon un nouveau code de conduite, élaboré il y a cinq ans par Asa Kasher, de l’Université de Tel-Aviv, les Conventions de Genève sont caduques dans le cadre de la guerre contre le terrorisme et il est ainsi permis de tirer sur une population civile où se cacheraient des « terroristes » si cela permet de sauver la vie des soldats. Ce glissement explique peut-être la perception différente entre Européens et Israéliens des morts civils palestiniens à Gaza. Il est révélateur d’une société qui, au nom de la sécurité, est prête à sacrifier des principes qui fondaient en partie sa légitimité. Pas étonnant dès lors que les Israéliens s’apprêtent à voter pour des « durs », des « très durs ».

http://www.letemps.ch/Page/Uuid/e4f4ccd6-f6f2-11dd-b8a7-ca4d88a5b5ba