|  

Facebook
Twitter
Syndiquer tout le site

Accueil > français > Archives du site > L’arc des crises > Une crise aux multiples dimensions

SOMALIE

Une crise aux multiples dimensions

Dimanche 7 janvier 2007, par Pierre BEAUDET

La crise actuelle en Somalie pourrait embraser la Corne de l’Afrique déjà aux prises avec de nombreux conflits qui affectent plusieurs autres pays de la région. Les raisons de cette crise somalienne sont multiples et relèvent à la fois de facteurs internes et de pressions régionales et internationales. Entre-temps, les dix millions de Somaliens dont plus de 50% survivent avec moins d’un dollar par jour (selon le PNUD) sont encore une fois victimes de la guerre.

Somalie : un conflit sur fonds de rivalités régionales

Une crise qui vient de loin

Depuis 1991, la Somalie est frappée par une série de crises en apparence interminables. À l’époque, l’homme fort du pays, Siad Barré, qui avait été pendant les années 1980, l’allié des Etats-Unis dans leur lutte contre l’Éthiopie « socialiste » proche de l’Union Soviétique, était renversé par une alliance hétéroclite de chefs de clans et de seigneurs de la guerre. Mais rapidement après leur prise du pouvoir, ces factions militarisées se sont mises à s’entre-déchirer, faisant de la capitale du pays, Mogadiscio, un immense mouroir. Comme en Afghanistan où les Moudjahiddines après avoir vaincu le gouvernement avec l’appui massif des Etats-Unis enfoncèrent ce pays dans la guerre, les milices somaliennes se divisèrent le pays en zones militarisées. Plus tard devant la menace d’une catastrophe humanitaire, l’ONU, l’Union européenne et les Etats-Unis tentèrent, timidement et contradictoirement, d’intervenir pour ramener un semblant de paix.

Un pays abandonné

Mais d’emblée, l’intervention de l’ONU démarra sur un mauvais pied dans le contexte d’un interventionnisme militaire aux ambitions plus ou moins cachées. Il faut cependant rappeler les efforts d’un diplomate mandaté par l’ONU, l’Algérien Mohamed Sahnoun, qui tenta pendant quelque temps de créer un terrain de dialogue. Mais à l’automne 1993, son action était détruite par la maladroite intervention américaine (l’Opération « restore Hope »), qui se termina comme on s’en souviendra dans le départ précipité et honteux des Marines. Par la suite pendant près de dix ans, la Somalie fut abandonnée aux mains des seigneurs de guerre. Résultat, la Somalie sous la coupe de diverses factions militarisées a pratiquement cessé d’exister. La partie nord du pays a fait sécession (le Somaliland). D’autres régions du pays sont devenues autant de territoires plus ou moins autonomes pendant qu’une bataille sans merci s’est déroulé presque sans interruption dans la capitale où se retrouvent les ressources et qui constitue la fenêtre principale du pays sur le reste du monde. Après d’innombrables massacres et destructions, des négociations étaient entamées en 2000 sous l’égide des pays de la région regroupés au sein de l’IGAD et débouchaient sur un accord entre les principaux chefs de milices.

Des espoirs sans lendemain

Au début de 2003 se profilait donc un certain espoir. Avec la mise en place d’un gouvernement transitoire, beaucoup pensaient à l’époque que le drame de la Somalie touchait à sa fin. Mais c’était sans compter sur l’avidité des chefs de faction qui ne réussirent même pas à s’entendre sur la localité où devait siéger le gouvernement. Sans beaucoup de moyen non plus (la communauté internationale ayant adopté une politique de « wait-and-see), ce gouvernement fantomatique s’est rapidement enlisé, laissant la population à l’abandon. Dans ce contexte, des groupes islamistes, profitant du vide politique, se sont déployés dans certaines catégories de la population lassées de la guerre et de la corruption des seigneurs de guerre. Au départ, ces « tribunaux islamiques » sont apparus aux yeux des habitants de la capitale comme une force déterminée à faire cesser les exactions des milices. Très rapidement après leur capture de Mogadiscio (juin 2006), les conditions se sont améliorées dans la capitale, y compris l’approvisionnement alimentaire. La situation économique s’est également améliorée vu le départ des milices et leurs interminables rackets pénalisant les commerçants et la population en général. Sur la base de leurs succès initiaux, les islamistes se sont dotés d’une structure centralisée, le « Conseil suprême des tribunaux islamiques » (CSTS) et ont alors entrepris de conquérir le reste du pays en se rendant maîtres d’une grande partie du pays à l’exception d’une enclave proche de la frontière éthiopienne. Pour autant, les islamistes ont également d’énormes faiblesses. Ainsi, ils sont implantés dans un seul des quatre grands clans qui structurent l’espace social somalien. Ils sont également affaiblis du fait de dissensions internes entre « radicaux » et « modérés ». Les premiers un peu comme en Irak semblent se structurer autour d’un courant jihadiste « internationaliste », très idéologique, pour lequel le combat somalien est une parcelle d’une guerre plus vaste contre les « croisés » . Les seconds par ailleurs expriment davantage un enracinement somalien parmi des groupes qui voulaient en finir avec le système des milices et qui refusent la domination éthiopienne, sans nécessairement transformer la Somalie en une nouvelle Afghanistan sous les Talibans. Au-delà de ces contradictions, les avancées islamistes se sont heurtées à un autre facteur déterminant lié aux enjeux régionaux et aux rivalités entre l’Éthiopie et l’Érythrée.

Lutte à mort pour l’hégémonie régionale

Après un bref intervalle qui a suivi la chute de la dictature éthiopienne en 1991, l’Éthiopie et l’Érythrée qui déclara son indépendance en 1993 connurent la paix. Dès 1998 toutefois, les hostilités reprenaient avec une très violente guerre qui fit plus de 100 000 morts et qui s’est conclue dans un accord plus ou moins bâclé en 2000 sous la pression des Etats-Unis. Depuis cependant, les deux pays non seulement ne sont pas parvenus à s’entendre sur la délimitation des frontières (à l’origine le prétexte pour recommencer la guerre). L’Éthiopie sous l’égide du gouvernement autoritaire de Meles Zenawi s’est remilitarisée tout en accentuant la répression de sa dissidence interne, notamment après les élections ratées de mai 2005. Entre-temps, l’Érythrée est également entrée dans une dérive militariste et autoritaire. Le gouvernement de Isaia Afeworki, l’ancien chef de la guérilla du Front populaire pour la libération de l’Érythrée, a brutalement supprimé la dissidence interne et organisée une grande campagne « patriotique » pour détourner l’attention. Dans ce contexte, les efforts de médiation internationale n’ont pas débouché, d’autant plus que dans le bras de fer entre les deux États, la communauté internationale a carrément mis ses moyens du côté de l’Éthiopie, redevenue l’allié principal des Etats-Unis dans la région.

Conflit par procuration

Comme à l’accoutumé dans cette partie du monde, le conflit entre les deux États s’est régionalisé, d’abord au Soudan, où contradictoirement l’Éthiopie s’est alliée au régime islamiste local, selon la bonne vieille « logique » de l’« ennemi de mon ennemi est mon ami ». Par après dans le contexte de la crise somalienne, tant l’Érythrée que l’Éthiopie se sont investis massivement. Addis avec l’appui des Etats-Unis a entrepris de sauver la mise du gouvernement intérimaire et de son président non-élu, Abdulhadi Yusuf, en prétextant la « menace islamiste terroriste ». Pour nuire aux Éthiopiens et aussi pour placer ses cartes, le gouvernement érythréen pour sa part a lancé ses forces armées à l’appui des islamistes. Présentement sur le territoire somalien, plusieurs milliers de soldats éthiopiens et érythréens sont déployés et d’un côté comme de l’autre, des combattants somaliens sont « accueillis » dans des camps d’entraînement. Entre-temps, en dépit de l’embargo sur les livraisons militaires vers la Somalie, les armes affluent de tous côtés via des « intermédiaires » « privés », utiles « cache-sexes » pour les exportateurs d’armes.

Stabilisation ou enlisement ?

En quelques jours tel que prévu, l’armée éthiopienne a envahi la Somalie et refoulé les islamistes commandés par Sheikh Adan Hashi Ayro, le responsable militaire du CSTS qui avait de toute façon annoncé que telle était la tactique convenue d’avance par les islamistes.Ceux-ci en effet n’avaient pas les moyens de résister aux blindés, à l’artillerie lourde et à l’aviation d’autant plus que les Éthiopiens étaient non seulement bien pourvus, mais informés par l’armée américaine sur les déplacements et les concentrations de troupes. George W.Bush s’est empressé de féliciter les Éthiopiens et a répété qu’il voulait « liquider« les islamistes et leurs chefs, tel Hassan Dahir Aweys, le leader présumé du CSTS, ancien guérilléro dans l’est éthiopien (Ogaden) et que les Etats-Unis accusent d’être lié au réseau Al-Qaida. On soupçonne cependant les islamistes d’avoir bien préparé leur repli. Sans doute, ils misent également sur la méfiance séculaire des Somaliens pour les Éthiopiens, avec lesquels ils ont guerroyé à plusieurs reprises depuis les années 1970. Les antagonismes historiques sont importants, notamment en ce qui concerne la province orientale de l’Éthiopie Ogaden), peuplée en bonne partie de populations d’origine et de culture somalies. D’autre part, il est peu probable que l’Érythrée va abandonner la partie en sachant que de toute manière, l’enlisement de l’Éthiopie en Somalie est probablement le seul obstacle au déclenchement de nouvelles offensives contre le territoire érythréen même.

Dans la « guerre sans fin »

Comme on le sait, la stratégie déployée par George W. Bush connaît des ratés importants en Irak et en Afghanistan, voire au Liban, en Syrie, en Iran. Le récent rapport « Baker-Hamilton » a relevé plusieurs défaillances, sans suggérer par ailleurs une rupture radicale avec ce qui a été fait jusqu’à date. Pour autant, Bush est embarrassé et a besoin de relancer son projet de réingénierie du monde à commencer par le Moyen-Orient. Parmi les points faibles reconnus se trouve l’éparpillement (overstretch) des forces américaines et la faiblesse d’alliés « stratégiques » capables non seulement de suppléer les forces américaines mais éventuellement de jouer un rôle de leadership. Dans le cas irakien certes, les Etats-Unis ne sont pas prêts à donner ce rôle à personne d’autre. Dans le cas afghan cependant, la logique est inversée et on serait bien contents à Washington si les États membres de l’OTAN s’en occupent, essentiellement. Dans ce sens, la nouvelle aventure dans la Corne de l’Afrique pourrait être un laboratoire de cette sous-contractualisation désirée. Le gouvernement éthiopien, coincé devant des contradictions internes insurmontables, pourrait espérer s’en « sortir » en devenant le « gendarme régional ». Quelques mois avant les préparatifs de l’invasion, Donald Yamamoto, le responsable adjoint de l’Afrique au Département d’État américain, était à Addis pour rendre public cette alliance stratégique. Il fut suivi de peu par le nouveau président de la Banque mondiale, Paul Wolfowitz, qui a remis sur les rails les programmes d’aide de la Banque, suspendus depuis la répression de janvier 2006. Tout au long de l’été, l’ambassadeur néoconservateur John Bolton a manœuvré pour réduire le rôle de la force d’interposition de l’ONU sur la frontière éthiopienne érythréenne. Par la suite, il a piloté l’adoption de la résolution 1725 par le Conseil de sécurité qui ouvrait (bien qu’avec des nuances) la voie pour une intervention militaire étrangère.

Avenir incertain

Pour le moment, l’Éthiopie a réussi à s’imposer, mais seul l’avenir dira si les dirigeants d’Addis et leurs grands frères américains vont voir leur rêve se transformer en un cauchemar. Outre le contrôle de la Somalie et de sa stratégique façade maritime, une hégémonie américaine dans cette région faciliterait la partie la moins visible de la guerre sans fin et dont le but est de verrouiller l’Afrique et ses riches ressources encore peu exploitées. Pour ce faire, les Etats-Unis doivent continuer de diminuer le rôle de l’ONU et des organismes multilatéraux, en autant qu’ils résistent à leur totale subjugation.