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MAI 1968 DANS LE MONDE

UNE DEFERLANTE COMMUNE, AU DELA DES SPECIFICITES NATIONALES

Jeudi 17 avril 2008, par Gustave Massiah

Mai 68 en France a été l’épicentre d’une période révolutionnaire qui a été largement mondiale. Comme tout événement, il s’inscrit dans plusieurs temporalités ; son irruption n’est pas exactement prévisible et ouvre de nouveaux possibles. La période de 1965 à 1973 a été celle des grands bouleversements. Elle s’inscrit dans une période plus longue qui va du début des années soixante, marquées par la décolonisation, au début des années quatre-vingt avec le triomphe du néolibéralisme qui ouvre une nouvelle phase de la mondialisation. Cet événement amène à relire la période précédente, il réordonne les faits et leurs interprétations, donne un sens aux évolutions et en révèle la charge subversive.

Deux évolutions, inscrites dans la durée, se nouent en Mai 68. D’abord, un mouvement social et sociétal d’une exceptionnelle ampleur. Ce mouvement combine une internationale étudiante intempestive qui sert de détonateur, en fonction des situations, aux luttes sociales et politiques et un mouvement ouvrier, qui occupe toujours une place stratégique, et qui dans sa jonction avec les luttes étudiantes va donner son sens aux événements. Ensuite, un renouvellement de la pensée du monde et de ses représentations. Ce renouvellement entremêle de nouveaux et puissants courants d’idées ; il donne naissance à un intense bouillonnement artistique et culturel. Ces évolutions infléchissent la recomposition géopolitique du monde qui accompagne la fin de la détente. Elle s’organise autour des soubresauts de la décolonisation, de la crise de l’empire soviétique et de la construction du nouveau bloc dominant composé des Etats-Unis, de l’Europe et du Japon.

Mai 1968 en France n’a pas éclaté par surprise dans un ciel serein. Dès avant le Mai français, des universités sont occupées dans de nombreux pays. De même, les débats et le renouvellement de la pensée sont engagés depuis 1960. C’est la forme de la convergence avec les luttes ouvrières qui va marquer le caractère emblématique de la situation française qui ne sera comparable de ce point de vue qu’au « mai rampant » italien. Dans cet exposé, le mouvement en France ne sera abordé que par référence au mouvement international.

Une internationale étudiante impétueuse chemine sur la scène mondiale. Dès 1960 un mouvement étudiant, forme explicite d’un plus large mouvement de la jeunesse, émerge dans plusieurs régions et met en avant plusieurs questions nouvelles. Les guerres coloniales travaillent ces mouvements et les radicalisent. Elles agitent les pays engagés dans des interventions qui font appel à la conscription avec des jeunes qui passent plusieurs années dans l’armée. En France avec la guerre d’Algérie (de 1954 à 1962), aux Etats-Unis avec la guerre du Vietnam (des premiers raids aériens en 1965 à la chute de Saigon en 1975), au Portugal avec les colonies portugaises (jusqu’à la « révolution des œillets » en 1974). Dans chacun de ces pays, les mouvements contre la guerre sont soutenus par de larges fractions de la jeunesse et reconstruisent des liens intergénérationnels. Dans de très nombreux autres pays, la solidarité avec les mouvements contre la guerre contribue à étendre un mouvement international étudiant. Ces mouvements partent de la compréhension de ce que représente le mouvement historique de la décolonisation. Ils se radicalisent dans l’affrontement avec les forces de l’ordre, dont l’intervention durcit les contradictions entre les institutions universitaires et les autorités politiques. Ces mouvements portent aussi une critique de plus en plus forte de l’évolution des sociétés caractérisées comme coloniales, autoritaires, hiérarchisées et moralisatrices.

Le mouvement étudiant se bat pour sa reconnaissance, son indépendance et ses orientations. Il couvre l’Europe et les Etats-Unis Par exemple, en France, dès 1962, l’UNEF cherche un second souffle, dans le refus de la sélection et la défense de la condition étudiante, après la radicalisation exceptionnelle de l’engagement pour la paix en Algérie. A partir de 1965, l’agitation étudiante allemande s’étend de Berlin à toute la RFA, dénonçant les interdictions de rassemblement et la limitation du temps des études. En 1965, a lieu à Madrid la marche silencieuse contre le contrôle gouvernemental des élections du syndicat étudiant officiel. En 1966, en Grande-Bretagne, a lieu la création de la Radical Student Alliance contre la direction jugée réformiste du syndicat étudiant. En décembre 1967, les manifestations étudiantes contre la fermeture de la faculté de sciences économiques de Madrid s’étendent à Barcelone, Salamanque et au reste de l’Espagne. De puissantes manifestations ont lieu à Londres et l’Université de Leicester est occupée en février 1968, mettant en question les formes de représentation des étudiants. En mars 1968, la fermeture de l’Université de Séville entraîne une agitation à Madrid, Saragosse et même à l’Université de l’Opus dei de Navarre à Bilbao. En avril, quatre jours d’émeute à Madrid, sont suivis par Séville, Bilbao et Alicante. Les barricades dans Madrid forcent le gouvernement espagnol à annoncer des réformes.

Les manifestations contre la guerre au Vietnam durcissent et unifient les mouvements étudiants. Elles mettent directement en cause les autorités américaines, aux Etats-Unis, puis en Europe, au Japon, et dans le reste du monde. A l’automne 1964, le Free Speech Movement à Berkeley va être à l’origine du Vietnam Day Commitee. Début 1965 commencent les premiers autodafés de livrets militaires aux Etats-Unis et les premières manifestations sur Washington organisées par le SDS (Students for a Democratic Society) créé en 1962. En été 1965, les premiers « teach in » sont tenus à Oxford et à la « London School of Economics » et à l’été 1966, Bertrand Russell lance le Tribunal sur le Vietnam qui se réunit en mai 1967 à Stockholm en séance plénière. En 1966 ont lieu les premières grandes manifestations à Berlin. En octobre 1967, à Washington, les membres du syndicat étudiant, le SDS, forcent les barrages autour du Pentagone. Malgré les fleurs plantées par les hippies dans les canons des fusils de soldats, les militaires dispersent violemment les manifestants. En janvier 1968, les étudiants japonais à l’appel de la Zengakuren, manifestent contre l’escale de l’US Entreprise, 300 manifestants sont arrêtés. En février 1968, les manifestations anti-américaines se déroulent dans plus de dix villes de RFA. En mars 1968, à Rome et à Londres, les marches sur l’Ambassade des Etats-Unis entraînent des heurts violents avec la police. Les lycéens manifestent massivement à Tokyo. En Espagne, les étudiants manifestent pour la paix au Vietnam et contre les bases militaires. En avril 1968, l’occupation de l’Université Columbia à New York élargit l’espace des confrontations.

Les mouvements étudiants servent de détonateurs, en fonction des situations, aux luttes politiques et sociales. Les mouvements étudiants s’engagent dans une réflexion active et mouvementée qui les amène d’une contestation des institutions universitaires et de leur rôle à une prise en charge d’une critique radicale de l’évolution des sociétés. Dans plusieurs cas avant 1968, les mouvements étudiants sont en prise directe sur les situations politiques et enclenchent les réactions en chaîne qui vont ébranler les pouvoirs sous leurs différentes formes. C’est le cas à Prague, à Varsovie et à Belgrade, avec la remise en cause du système soviétique. C’est le cas à Madrid, comme à Athènes ou à Lisbonne, avec la remise en cause des régimes dictatoriaux européens. C’est le cas à Mexico et dans de très nombreux pays avec la mise en évidence des relations entre les situations sociales et les subordinations géopolitiques. C’est le cas aux Etats-Unis avec la convergence entre le mouvement étudiant et le mouvement contre les discriminations et le racisme. C’est le cas de la jonction entre les mouvements étudiants et les luttes ouvrières particulièrement en Italie et en France, et à un degré moindre en Espagne. Après 1968, dans de très nombreux pays vont se développer des mouvements qui, à partir des situations spécifiques, vont s’élargir aux différentes questions qui deviennent explicites en 1968 : la primauté des luttes sociales et la remise en question des rapports de pouvoir et de domination.

Les mouvements étudiants se radicalisent et abordent de front les questions politiques. En 1962, aux Etats-Unis, la déclaration du SDS porte sur le malaise générationnel, les pays du Sud, la guerre froide et la bombe. En 1965, la FUNY (Free University of New York) est créée. Les heurts avec la police accompagnent les protestations d’étudiants africains et allemands à Berlin Ouest, contre un film accusé de racisme. De 1965 à 1967, les provos vont libérer l’imagination à Amsterdam et explorer les multiples pistes écologiques, féministes, libertaires, solidaires. En 1966, a lieu le premier séminaire d’étudiants entre l’Association des étudiants allemands (AstA) et la FGEL (Fédération Générale des Etudiants en Lettres) de France. En juillet 1967, AstA rend publique, en présence d’Herbert Marcuse, une « nomenclature provisoire des séminaires de l’Université critique ». En novembre 1967 est créée l’Anti-Université à Londres. Après les manifestations violentes à Shinijuku, Tokyo, les grandes compagnies japonaises annoncent qu’aucun des étudiants arrêtés ne sera embauché. En novembre 1967, en Italie, l’occupation des universités de Trente et de Turin, s’étend à d’autres villes. En mars 1968, dans l’occupation des facultés des Beaux-Arts, les Gardes rouges de Turin exigent l’élection des professeurs.

De manière dramatique, les évènements aux Etats-Unis vont continuellement servir de référence à l’agitation internationale. Dès août 1965, les émeutes éclatent dans le quartier de Watts à Los Angeles. En octobre 66, la création des Black Panthers à Oakland ouvre une phase de révolte frontale. Les dirigeants des Black Panthers sont arrêtés en janvier 1968 à San Francisco. L’assassinat de Martin Luther King le 5 avril 1968 stupéfie le monde entier ; il est suivi d’émeutes dans cent-dix villes américaines avec des milliers de blessés et des dizaines de morts. Le 13 mai 1968 est marqué par l’arrivée de la marche des pauvres à Washington.

La remise en cause, concomitante, du système soviétique dans ses périphéries européennes, va accentuer le caractère universel de la contestation. Octobre 1967 est marqué par une manifestation étudiante spontanée à Prague. En janvier 1968, à Varsovie, 50 étudiants sont arrêtés et Adam Michnik est exclu de l’université pour avoir manifesté contre l’interdiction d’une pièce jugée antisoviétique. En mars, les manifestations d’étudiants à Varsovie s’étendent. Les universités polonaises se mettent en grève et les heurts violents avec la police s’étendent à Cracovie et Posnan. L’occupation de l’Ecole Polytechnique de Varsovie souligne la centralité du mouvement. En juin 1968, à Belgrade, l’occupation des facultés de philosophie et de sociologie proclame : « Nous en avons assez de la bourgeoisie rouge ». C’est en Tchécoslovaquie que le mouvement prendra toute son ampleur. En mars 1968, une assemblée de 20 000 jeunes approuve le manifeste de la jeunesse pragoise. Un article de Vaclav Havel « Au sujet de l’opposition », en avril, en souligne la signification. A Prague, le 1er mai, un immense cortège marque le soutien à Alexandre Dubcek et au secrétariat du parti. Le 20 août 1968, c’est l’invasion de la Tchécoslovaquie ; les chars soviétiques imposent la normalisation. L’ébranlement du printemps de Prague et ses revendications démocratiques fissurent en profondeur le bloc soviétique.

En avril et mai 1968, le mouvement va s’accélérer en Europe de l’Ouest, s’étendre et s’approfondir. Les occupations des universités sont nombreuses et virulentes. En avril 1968, Rudi Dutschke, dirigeant du SDS allemand est blessé dans un attentat ; l’élargissement du mouvement englobe les lycéens et les jeunes travailleurs. Des heurts violents ont lieu à Berlin Ouest, Hambourg, Munich, Hanovre. En Italie, l’agitation s’étend à Pise, Milan, Florence, Rome, Naples, Venise, Catane, Palerme et Trente. Les évènements en France à partir du 13 mai 1968 vont doper le mouvement international. Le 29 mai 1968, à Rome, les barricades sont construites avec des voitures renversées. Le rectorat est occupé à Bruxelles. Les occupations se multiplient en Grande Bretagne en novembre. Le 24 janvier 1969 à Madrid la crise universitaire conduit à la proclamation de l’état d’urgence.

Le théâtre européen n’est pas le seul en cause. Le Mexique va occuper une place importante. En juillet 1968, à Mexico, alors que se préparent les jeux olympiques, une manifestation favorable à Cuba, organisée par les étudiants, est violemment réprimée. En août, 300 000 manifestants défilent à Mexico. En septembre, 3 000 personnes sont arrêtées et la police occupe la Cité Universitaire et l’Université Autonome. Des barrages sont érigés à Tlateloco, sur la place des Trois-Cultures, avec la solidarité de la population. Le 2 octobre, les chars donnent l’assaut, les morts se comptent par dizaines. Un appel à boycotter les jeux olympiques, avec l’appui de Bertrand Russell, est largement relayé.

Dans de très nombreux pays, les affrontements se multiplient. En Egypte, les manifestations en avril et mai 1968, centrées sur la Palestine, vont se prolonger dans le mouvement étudiant de 1972 qui va interpeller la politique de Sadate. Les manifestations étudiantes prennent de l’ampleur au Pakistan. A Alger, les étudiants vont amener l’infléchissement de la politique de Boumediene. Au Sénégal, les manifestations étudiantes sont vives dès 1968. Omar Blondin Diop, un des fondateurs du mouvement du 22 mars en France, sera assassiné en 1973, à Dakar, dans sa cellule.

La jonction du mouvement étudiant avec les luttes sociales et le mouvement ouvrier va donner son sens à la période. Les mouvements étudiants, quand ils mettent en évidence les fractures ouvertes des sociétés, bouleversent les situations politiques. Le système éducatif et universitaire est au centre des contradictions sociales, de par le rôle qu’il joue tant dans la reproduction de la société que dans sa transformation. Il rencontre les questionnements de la petite bourgeoisie intellectuelle sensible à l’évolution politique des régimes et à la garantie des libertés. Nicos Poulantzas insistera sur le rôle de ces couches sociales dans une « sortie pacifique » du fascisme en Espagne, en Grèce et au Portugal. Mais, ce sont les luttes sociales dans la production, et particulièrement les luttes ouvrières qui donnent à un mouvement sa portée réelle. C’est avec les grandes grèves et leur généralisation que commencent la confrontation ; et l’implication des syndicats doit être gagnée pour passer à un niveau supérieur et envisager une grève générale déterminée et offensive. Le mouvement ouvrier est toujours en position stratégique, même s’il ne résume pas l’ensemble du mouvement social. La jonction entre les luttes étudiantes et les luttes ouvrières donne au mouvement une dimension sociétale et facilite une mobilisation d’une large part de la société. La jonction entre les mouvements étudiants et les luttes ouvrières, le passage à la grève générale, en France et en Italie, a caractérisé Mai 68.

La modernisation industrielle à partir des années cinquante ne va pas sans contestations. Le compromis fordiste implique la soumission au taylorisme et à la militarisation du travail baptisée organisation scientifique du travail. La productivité intègre la production de technologies dans les chaînes de production. Le mouvement syndical s’affirme comme mouvement antisystémique et multiplie les grèves. La croissance fondée sur le marché intérieur instaure la consommation en mode de régulation et en facteur d’intégration des couches populaires et de régulation sociale. L’Etat providence prend en charge le salaire indirect et assure, à travers les services publics, la santé, l’éducation, les retraites. La démocratisation s’appuie sur le système éducatif et l’affirmation de l’égalité des chances et du mérite.

Un profond bouleversement social accompagne cette révolution des procès de production. La nouvelle classe ouvrière dans les secteurs en pointe s’élargit aux nouvelles couches salariées, les techniciens, cadres et ingénieurs. A l’autre bout de la chaîne, la déqualification du travail concerne de nouvelles couches sociales, les femmes, les jeunes urbains, les migrants ruraux et les immigrés étrangers. Entre les deux, les ouvriers qualifiés, stables, perpétuent une représentation du mouvement syndical ancrée dans l’histoire du mouvement ouvrier. .

Le milieu étudiant est engagé dans une mutation. Le double mouvement de technicisation des méthodes et de contrôle et d’encadrement des ouvriers ainsi que l’intégration sociale entraînent une massification des étudiants. En France, en 1968, le nombre d’étudiants qui a doublé en huit ans atteint 500 000. D’un autre côté, la prolétarisation, même relative, de ces couches intégrées dans le procès de production, entre en contradiction avec l’avenir promis à la petite bourgeoisie. Cette contradiction trouve un écho dans la difficile condition étudiante, accentuée par la crise urbaine et du logement, et rencontre les thèses situationnistes sur la misère en milieu étudiant. Le mouvement étudiant s’élargit aux universitaires, particulièrement aux jeunes assistants, et aux lycéens. Le mouvement étudiant rejette le rôle qui est assigné aux futurs cadres et remet en cause la hiérarchie, l’autorité, et la reproduction des élites.

Dans les pays en industrialisation rapide, les tensions sociales s’exacerbent. Les syndicats sont sensibles à l’agitation. En 1967, des représentants d’IG Metall participent au rassemblement étudiant à Berlin Ouest. Les syndicats sont partagés entre la méfiance vis à vis d’un mouvement étudiant qui n’est pas avare en critiques acerbes et les opportunités ouvertes. En Espagne, les Commissions Ouvrières partagent l’agitation étudiante. C’est en France et en Italie que la jonction est la plus spectaculaire. En Italie, dès novembre 1967, c’est en solidarité avec les ouvriers de Fiat que manifestent les étudiants qui accompagnent les occupations des universités de Trente et de Turin et qui s’étendent à Milan, Rome et Naples. On y voit déjà la diversité des groupes de différentes obédiences (Gardes Rouges, Uccelli, autonomes, situationnistes, trotskistes, maoïstes) qui agitent le mouvement étudiant sans qu’aucun d’entre eux ne puisse prétendre le diriger. En 1968, l’agitation monte dans les universités et dans les usines. Le PCI se prononce contre un mouvement étudiant autonome mais organise plusieurs tables rondes sur la révolte de la jeunesse. En mai 1968, il propose un nouveau bloc historique incluant étudiants et ouvriers. En novembre, une vague de grèves éclate, les lycéens rejoignent les étudiants et l’agitation sociale. Le 5 décembre 1968, la grève générale est déclarée à Rome.

En France, le retard pris dans l’industrialisation, du fait des guerres coloniales, entraîne une modernisation à marche forcée. Les syndicats, malgré leurs divisions se joignent au mouvement. Les occupations d’usine sont des moments extraordinaires de reconnaissance sociale. La grève générale, effective et avec sa charge symbolique, conduit le mouvement à son paroxysme. La victoire électorale massive des partis de droite n’abolit pas le rapport de forces sociales. Les négociations de Grenelle, même contestées, débouchent sur les meilleurs accords gagnés depuis le Front Populaire en 1936. La force propulsive du mouvement social n’est pas épuisée. Elle va se décliner dans différentes formes de comités et d’assemblées ouvrières et paysannes. Elle va se retrouver en 1973 dans la « lutte des LIP » qui met en avant l’autogestion. Elle va marquer les luttes paysannes avec le développement du mouvement des paysans travailleurs initié par Bernard Lambert et les marches du Larzac. Elle va donner naissance à un grand nombre de formes collectives d’émancipation sociale et à des nouveaux mouvements sociaux comme les nouveaux mouvements féministes, les mouvements de consommateurs, les mouvements homosexuels, les premiers mouvements écologistes et un large éventail de mouvements de solidarité.

Un renouvellement de la pensée du monde et de ses représentations marque Mai 68. Depuis la fin années cinquante, et quelquefois, dès 1947, de nouveaux et puissants courants d’idées cheminent dans le monde. Ces idées jaillissent dans certains endroits, en fonction des lieux, des moments et des situations. Elles se concentrent fortement à partir de 1965. Elles sont portées par la recherche d’une critique radicale et d’une théorie critique. Mai 68 n’a pas fait l’unanimité des intellectuels. On n’oubliera pas la colère de Raymond Aron pour qui il s’agit, dans sa réaction la plus mesurée d’un simple et tragique « psychodrame ». Nous mettrons l’accent sur les idées qui ont construit ce mouvement intellectuel, même si certains qui les ont portées un moment sont revenus dessus ultérieurement. Soulignons ici quelques uns des thèmes qui vont marquer Mai 68 et ses suites. Les noms cités plus à titre d’illustration, rappellent quelques personnes qui ont formalisé et explicité, parmi beaucoup d’autres, ce courant. La crise des universités sur le sens et sur le nombre des étudiants, et les réponses en termes d’autonomie relative et d’échanges internationaux, a considérablement aidé à l’émergence, la maturation et la diffusion de ce courant. Elle a accentué la perméabilité des universités, notamment aux questions et réflexions portées par les intellectuels des mouvements sociaux, particulièrement des intellectuels ouvriers.

La vision critique se nourrit des analyses des sociétés industrielles et de leurs nouveaux paradigmes, le fordisme, le keynésianisme, l’Etat-providence, le social-libéralisme et la social-démocratie. Elle attache une grande importance aux recompositions de la classe ouvrière à travers les significations des nouvelles luttes ouvrières, comme le soulignent de très nombreux travaux dont ceux de Daniel Mothé, Serge Mallet, Emma Goldschmidt. Elle ouvre de nouvelles perspectives avec le repositionnement des paysans-travailleurs par Bernard Lambert. Elle s’enrichit des analyses de la nature de l’Etat, avec notamment Pierre Naville. En Italie, une production d’idées impressionnante fleurit, avec notamment le journal Il Manifesto créé par Luciana Castellina, Lucio Magri et Rossana Rossanda. Cette critique met en cause la civilisation technicienne, le productivisme, la société de consommation.

La révision du marxisme, particulièrement occidental, se nourrit de la critique du stalinisme et des dérives du soviétisme. Elle a été relancée par la rupture sino-soviétique et les explorations nombreuses, notamment cubaine et vietnamienne. Les analyses du totalitarisme et de la bureaucratie s’affinent. Elle est portée par les intellectuels tchèques et polonais et quelques grandes voix soviétiques, dont Sakharov. A Belgrade, Milovan Djilas tente une analyse de classe du communisme réel. L’analyse des capitalismes d’Etat ou de parti sont débattus par Charles Bettelheim et Paul Sweezy. Aux Etats-Unis, plusieurs économistes, dont Harry Magdoff, décryptent l’impérialisme américain. La révision du marxisme est aussi à l’œuvre dans les pays décolonisés, sur le système international et les nouveaux régimes. Samir Amin et André Gunder Frank revisitent l’espace, mondial, et le temps, long, du capitalisme. Aux Etats-Unis, Immanuel Wallerstein analyse le capitalisme historique et travaille avec Fernand Braudel, George Duby et bien d’autres à la refondation de la méthode historique de l’Ecole des Annales.

Une démarche deviendra une évidence de Mai 68, la nécessité d’une pensée unitaire du totalitarisme bureaucratique et des sociétés occidentales qui s’affichent libérales. Elle a été travaillée de 1949 à 1967 par Socialisme ou Barbarie, et notamment Cornelius Castoriadis, Claude Lefort et Jean François Lyotard, et par la revue Arguments, créée notamment par Edgar Morin et Kostas Axelos. La critique unitaire des deux types de régimes, élargie aux nouveaux Etats décolonisés, a montré au-delà de leurs différences, l’unité du capitalisme privé et des systèmes bureaucratiques et de leurs modèles de développement. Ils ouvriront aussi quelques pistes qui seront reprises en Mai 68, celle des libertés, de la créativité et de l’autogestion ouverte. Cette discussion n’est pas un long fleuve tranquille, elle est pleine de passions et de déchirements. Elle se décline en une multitude de courants ennemis, hétérodoxes, trotskistes et maoïstes divers, guévaristes, libertaires et situationnistes, réformistes radicaux, … qui ferrailleront avec ferveur sur l’analyse de la période, les stratégies de conquête du pouvoir, la construction du socialisme.

Le marxisme reste une question d’actualité. Au 19ème siècle, le marxisme avait réussi à jeter un pont entre la pensée scientifique dans ses différents développements et le mouvement social alors résumé dans le mouvement ouvrier. Le dogmatisme a rompu ce lien. Et pourtant, c’est à partir du marxisme que se fait le renouvellement. Immanuel Wallerstein avance que, comme la pensée scolastique est sortie du christianisme à partir du langage de l’Eglise, le dépassement du marxisme se fera dans le langage du marxisme qui s’est imposé comme la clé de compréhension de l’évolution des sociétés.

Le structuralisme a pris la suite de l’existentialisme qui continue à cheminer. Sartre a pesé sur la culture du mouvement et s’est retrouvé pleinement dans les suites de Mai 68 ; il a, parmi bien des apports, transmis au mouvement sa référence aux situations et à la liberté situationnelle. Simone de Beauvoir va être un repère dans de nombreux domaines ; particulièrement, mais pas seulement, pour la nouvelle génération du féminisme. Sa parole retrouve une nouvelle jeunesse avec la découverte du Deuxième Sexe, écrit en 1949, par les nouvelles générations de jeunes femmes et hommes, qui saisissent toute la portée de la tranquille et pénétrante affirmation : on ne naît pas femme, on le devient. Le structuralisme a renouvelé et exploré les sciences sociales. L’économie politique a été bouleversée à travers le magistère d’Althusser à commencer par Lire le Capital, avec notamment Etienne Balibar et avec l’Ecole de la Régulation ; l’anthropologie structurale, à la suite de Claude Lévi Strauss, avec Emmanuel Terray et Claude Meillassoux et tant d’autres ; la sociologie avec Bourdieu et Passeron (Les Héritiers en 1964 et la Reproduction en 1970) ; la psychanalyse avec le magistère de Lacan et de l’Ecole Freudienne. Dans le chambardement général des disciplines, notons-en quelques unes en situation stratégique : les sciences du droit, confrontées à l’ouragan libertaire ; les sciences de l’éducation qui sont dans l’œil du cyclone et que travaille le renouveau de la linguistique avec notamment Noam Chomsky et Umberto Eco.

Mai 68 va achever le pont entre le marxisme et le continent de la psychanalyse. Herbert Marcuse jouera un rôle éminent par ses travaux sur Freud ; Eros et civilisation date de 1955 et l’Homme Unidimensionnel de 1964. Il affirme « la possibilité d’un développement non répressif de la libido, dans les conditions d’une civilisation arrivée à maturité ». Il assure une certaine continuité avec l’Ecole de Francfort, son influence est grande sur l’extrême gauche allemande, directement et à travers Rudi Dutschke ; il est présent sur tous les fronts qui bougent. Il faut aussi rappeler la redécouverte de William Reich, et les rééditions de La fonction de l’orgasme (première édition 1927) et de La psychologie de masse du fascisme (première édition 1934).

Mai 68 met en scène l’aspiration à l’autonomie individuelle. Elle implique de lutter contre l’aliénation qui est un des maître-mots de Mai 68. La prise de conscience de l’aliénation résulte d’une critique radicale de la vie quotidienne. Elle avance qu’une pensée politique commune pourrait naître d’une remise en question radicale du quotidien. Jürgen Habermas, fortement impliqué dans les mouvements allemands rappelle la théorie critique de l’Ecole de Francfort sur les systèmes d’éducation, l’impérialisme et la révolution socialiste, la culture et le système capitaliste, la psychologie et la société. Antonio Gramsci retrouve droit de cité avec ses analyses éclairantes de la culture et du politique qui va inspirer de nouvelles propositions comme celle par exemple du mouvement politique de masse. Henri Lefebvre analyse et critique la vie quotidienne, la ville et l’urbanisation, la sociologie des mutations, la critique de la modernité. La critique des situationnistes, qui vont jouer à travers l’Internationale Situationniste, un rôle important dans la préparation des événements et dans la diffusion internationale, sera ravageuse. Trois pamphlets prémonitoires vont paraître en 1967 : La Société du spectacle de Guy Debord ; Le Traité de savoir vivre à l’usage des jeunes générations de Raoul Vaneigem et De la misère en milieu étudiant de Mustapha Khayati. Ils vont ouvrir des pistes nouvelles notamment sur la société spectaculaire marchande, la société de consommation, la nature et le rôle des médias Pour eux, la vie quotidienne est littéralement colonisée. L’aspiration à l’autonomie individuelle va de pair avec l’évolution des mœurs, la libération des corps et la révolution sexuelle. La sexualité rend compréhensible l’aliénation, elle concrétise la misère du monde moderne et souligne la violence de la rareté.

L’aspiration à l’autonomie, l’individualité affirmée n’est pas contraire à la solidarité sociale, à l’émancipation et à l’engagement collectif. D’autant que Mai 68 affirme comme le dit très justement Kristin Ross, la passion de l’égalité, d’une égalité massivement revendiquée et inscrite dans le présent. Mai 68 n’a pas été la cause de l’individualisme sacralisé et de la contre-révolution libérale ; c’est la réaction conservatrice à Mai 68 qui en a été la promotrice. Mai 68 a réaffirmé la compatibilité, en fonction des situations, de la liberté et de l’égalité ; c’est la réaction conservatrice qui l’a détournée en « droits de l’homisme » raccourcis et qui a rabattu la démocratie sur le marché et la politique sur la gestion. Mai 68 affirme la liberté non pas malgré les injustices, mais nécessaire pour lutter contre elles. La haine de Mai 68 est toujours vivante pour les dominants qui considèrent comme un saccage tout questionnement de la morale, du travail, de l’autorité, de l’Etat et de la Nation qui remet en cause la reproduction des rapports sociaux dominants.

La critique de l’autoritarisme et de la hiérarchie va éclairer violemment la question du pouvoir et des rapports de domination. Foucault va dévoiler la nature de ces rapports à travers l’hôpital et la prison. Toutes les approches des années soixante convergent pour déconstruire les systèmes coercitifs et les idéologies arbitraires. Les rapports de domination ne sont pas naturels et sont historiquement construits ; leur légitimité est sujette à caution. La critique des rapports de domination interpelle l’Histoire et s’exacerbe avec le déchirement du voile pudique qui recouvrait la réalité des colonisations. La politisation de la vie quotidienne, de la sexualité, des rapports Homme/Femme se traduit contradictoirement par le refus des formes quotidiennes de domination et par un désir de révolution complète.

Après Mai 68, un nouveau cours a pris naissance. Insistons sur un seul aspect, la réflexion sur l’action quotidienne, la liaison nouvelle du travail intellectuel, pas seulement universitaire, avec l’action sociale et politique. Les nouvelles approches laissant place au changement de pratique sociale vont caractériser de nombreux domaines, celui de la sociologie, à l’exemple de Bourdieu, de la psychanalyse à l’exemple de Deleuze et Guattari, et aussi de la psychologie, de l’enseignement, de la médecine, etc. Le refus des formes d’autorité et de la fatalité redonne une place aux femmes et aux hommes dans la construction de leur histoire. De nouvelles formes de militantisme se déploient, à l’exemple de Foucault avec la création dès 70, du GIP (Groupe d’Information sur les Prisons). Mai 68 a révélé la pensée d’intellectuels, non seulement pour l’extérieur, mais encore et surtout pour eux-mêmes ; l’événement a modifié pour certains d’entre eux la pensée et le comportement.

Un intense bouillonnement artistique et culturel caractérisera l’explosion de Mai 68. Mai 68 va faire converger deux approches en général divergentes. La critique sociale, celle des inégalités et des injustices, rencontre la critique artistique de l’aliénation dans le travail et la vie quotidienne. La culture est entendue comme le bien commun de tous. Elle met en avant la volonté de se réapproprier sa vie et son corps. La critique de la vie quotidienne et des médias s’accompagne, et ouvre, de nouvelles approches de l’analyse sociétale, de la mode par exemple ou des stars. La jeunesse en révolte se donne à voir dans les énormes rassemblements hippies et dans les concerts géants de Rock qui accompagnent les manifestations contre la guerre au Vietnam.

Les Ecoles des Beaux-Arts et les Facultés d’Architecture sont des hauts lieux de l’agitation dans le monde. En Italie, en France et en Grande-Bretagne. Dans l’Ecole des Beaux-Arts occupée à Paris, l’atelier d’affiches redonne des lettres de noblesse à l’art pictural qui va éclore dans de nombreux pays du Nord et du Sud. L’architecture va croiser fonction sociale et geste architectural, création collective et formalisation individuelle, démarche populaire dans les quartiers et ghettos de luxe enfermés dans les circonvolutions du post-modernisme.

La littérature s’attaque à la forme. George Perec écrit Les Choses en 1965. La littérature révolutionnaire est une tentation permanente. Tel Quel, lancé par Philippe Sollers dès 1960, publie Barthes, Foucault, Derrida, Eco, Todorov… En 1968, le groupe défend le parti d’une littérature d’avant-garde, offerte à la révolte, qui combinerait marxisme et freudisme.

Le cinéma et le théâtre entrent en révolution de mille manières dans le monde. Toutes les recherches éparses sont sublimées dans des instants. L’occupation de l’Odéon et le Festival d’Avignon envahi traduisent une terrible impatience. Le succès de « La Chinoise » de Jean-Luc Godard paraît à posteriori prémonitoire. L’occupation du festival de Cannes le 31 mai 1968 sonne comme un défi éphémère. La marchandisation de la culture et des productions artistiques et les feux de la parade médiatique bornent un chemin totalitaire. Mais Mai 68 a révélé une fragilité dans l’hégémonie qui combine commande d’Etat et capital financier.

Mai 68 a renoué avec les accents du surréalisme. La poésie permet d’explorer cet impensable, cet irréalisme, cette improbabilité. Les murs de 68 débordent de l’imagination d’un rejet des rapports de domination, rêve d’un monde libéré de la tentation du pouvoir. Les slogans de Mai 68 qui ont fleuri sur les murs se lisent à deux degrés. Au premier abord, la provocation d’une libération iconoclaste et jubilatoire de l’expression ; la liberté de la parole s’engouffre et enivre. Au second abord une question inattendue et difficilement épuisable. Prenons, par exemple, un des slogans les plus contestés « jouissez sans entraves ». Il peut-être compris au premier degré comme le comble de l’égocentrisme. Il peut aussi interpeller sur la possibilité de jouir autrement que par la contrainte ou le pouvoir, sur le choix d’un autre chemin que l’entrave pour se dépasser.

Certains reconnaîtront dans Mai 68 un « mouvement philosophique de masse » (Jean Paul Dollé et Roland Castro, Vive la Révolution). Deleuze et Guattari, en 1984, analyseront Mai 68 comme un événement pur, libre de toute causalité normale ou normative, comme « un phénomène de voyance, comme si une société voyait tout d’un coup ce qu’elle contenait d’intolérable et voyait aussi la possibilité d’autre chose ». Henri Lefebvre élaborera un concept nouveau et fécond, dans lequel se reconnaissent bien ceux qui ont vécu ces évènements, celui de la « fête révolutionnaire ».

Mai 68 débouche sur de nouveaux systèmes de contradictions et de nouvelles formes de conflits. La décolonisation amorce sa crise qui se traduit pour les nouveaux Etats par des régimes autoritaires et sécuritaires. A partir de 1979, le néolibéralisme remet en cause le compromis social du New Deal et engage une nouvelle voie de précarisation généralisée. En 1989, l’implosion de l’Union Soviétique achève une crise dont on imaginait mal l’accélération. Le bloc dominant organise un nouvel ordre international.

Mai 68 a montré les limites du compromis social du New Deal. Dans les années 60, la productivité et la croissance du marché intérieur n’annulent pas la réalité des pouvoirs discrétionnaires et l’absence de démocratie dans l’entreprise. L’Etat providence achoppe sur le rejet d’une partie de la jeunesse. Le capitalisme industriel peine à construire les bases sociales de son projet. Le système international repose toujours sur l’échange inégal et sur l’exploitation des matières premières et ne permet pas l’extension du modèle dans le tiers-monde. Le modèle de développement n’est pas encore épuisé après 68 et va poursuivre sa croissance pendant une décennie. Mais le ver est dans le fruit et sa dynamique ne s’impose plus comme une évidence. A partir de la fin des années 70, une nouvelle phase de la mondialisation capitaliste commence, la phase néolibérale. Le capitalisme financier impose sa logique au capitalisme industriel, l’entreprise est soumise à la dictature des actionnaires. La lutte contre l’inflation succède à la recherche du plein emploi et entraîne le chômage et la précarisation. Un bloc dominant composé, autour des Etats-Unis de l’Europe et du Japon, organise un nouvel ordre international autour du G7 qui marginalise les Nations Unies. Il s’appuie sur les institutions internationales économiques, le FMI et la Banque Mondiale, commerciales, l’OMC (Organisation Mondiale du Commerce) et militaire, l’OTAN.

Mai 68 a contribué à révéler les limites du système soviétique. Le mur de Berlin, édifié en 1961 marque la fin de la détente. Il souligne une évolution qui interdit la contestation à l’Ouest de se tourner vers l’Est. La rupture entre la Chine et l’Union Soviétique, dès 1965, annonce la fin d’un monde bipolaire. L’intérêt soulevé par la voie chinoise jouera son rôle en 1968, mais les échos de la Révolution Culturelle chinoise lancée en 1966, viendra désarçonner une grande partie de ceux qui s’y réfèrent. La stupéfiante et tragique folie meurtrière Khmère Rouge complétera la désillusion. Les événements de 1968, en Pologne et surtout en Tchécoslovaquie ébranlent durablement le bloc soviétique. Elu en 1976, Jimmy Carter va tenter de remonter la pente du Vietnam et de ses démêlés avec l’Iran de Khomeiny. Il va lancer son offensive qui mêle intimement le marché capitaliste et la démocratie réduite à une idéologie spectaculaire des droits de l’Homme. En 1980, Reagan contraint l’URSS à la course aux armements, limitant définitivement les capacités d’évolution interne de la société soviétique. En 1989, sous l’effet de la combinaison de cette offensive extérieure et des contradictions internes, dues au manque de libertés et de démocratie, l’implosion de l’Union Soviétique achève une crise dont on imaginait mal l’accélération.

Mai 68 s’est nourri de la décolonisation et en a accompagné la crise. En 1968, la décolonisation n’est pas achevée. Les luttes liées à la guerre d’Algérie et à celle du Vietnam ont rythmé le mouvement. Il faut aussi rappeler l’interminable libération de la Palestine toujours inachevée ; la période est marquée par la guerre de 1967, Septembre noir jordanien en 1970, l’attentat de Munich en 1972 et la guerre de 1973. En 1975, les indépendances en Angola, Mozambique, et Guinée Bissau sont intimement liées à l’avènement de la démocratie au Portugal. Et il faudra attendre 1993 pour voir la fin de l’apartheid et la libération de l ‘Afrique du Sud. La crise de la décolonisation commence alors que la décolonisation n’est pas encore achevée. En 1961, le mouvement des non-alignés se réunit à Belgrade. Le modèle de développement qui se dégage combine une approche mettant l’accent sur un Etat prédominant, l’industrie lourde, l’encadrement de la paysannerie et avec un horizon keynésien. Il montre ainsi le cousinage entre les approches productivistes occidentales et soviétiques. En 1966, la Tricontinentale à la Havane, soulignée par l’annonce de la mort de Che Guevara, en Bolivie en octobre 1967 donne une référence à la radicalité des mouvements. De 1968 à 1972, les mouvements étudiants révèlent l’évolution des régimes dans les pays du Sud. Ils dénoncent la nature des Etats et leur incapacité à remettre en cause le système international. Les violations des droits individuels, les manquements à l’Etat de droit, la négation de la démocratie en amenuisent les bases sociales. La rupture des alliances de classes des libérations nationales affaiblit les Etats. Les crises pétrolière de 1973 et 1977 semblent montrer la montée en puissance du Tiers Monde et des non alignés. En fait, l’offensive du nouveau G7 va inverser la tendance. Cette offensive s’appuie sur les contradictions et le discrédit de nombreux régimes autoritaires et répressifs. Elle utilise une nouvelle arme redoutable, la gestion de la crise de la dette préparée et utilisée comme une manière de mettre au pas politiquement, et un par un, les pays du Sud. Le modèle de développement imposé repose sur l’ajustement structurel de chaque société à un marché mondial dont la régulation est assurée par la liberté de circulation des capitaux qui fonde la logique du marché mondial des capitaux.

La contradiction entre le nouvel élan et la restauration se prolonge. Après Mai 1968, s’ouvre une période de fortes tensions entre la progression des formes et des idées qui en sont issues, porteuses de nouvelles modernités, et les réponses conservatrices des pouvoirs en place.

Les révolutions, prémonitoires et inachevées, débouchent souvent, par leur échec relatif, sur des répressions et des récupérations. L’ordre moral redresse la tête, en France et dans le monde ; la vertu de l’autorité est répétée à l’infini ; la légitimité des rapports de domination est réaffirmée. Après les évènements révolutionnaires, s’ouvre souvent une période de reflux, voire de restauration. La société française est coutumière du fait, comme nous le rappelle la Révolution de 1789, la Commune en 1871, le Front Populaire en 1936. Ainsi de Mai 68 qui verra la fougue des libertés retournée dans l’individualisme, la passion de l’égalité recyclée dans l’élitisme, l’amour de l’universel confondu dans l’occidentalisation, l’imagination canalisée par la marchandisation.

Les impulsions nouvelles continuent à cheminer. Malgré les procès renouvelés, la haine des bien-pensants et la récupération débridée des publicitaires, la signification subversive de Mai 68 n’a pas disparu. Les nouveaux mouvements sociaux ont renouvelé les mobilisations, la citoyenneté a reconquis le droit de cité, le collectif et le social peuvent se nourrir de l’autonomie individuelle, la critique des rapports de domination a ouvert de nouveaux espaces d’émancipation.

Mai 68, période de remise en cause radicale, fait remonter à la surface les questions non résolues des révolutions précédentes. Rappelons les interrogations du mouvement de la décolonisation et notamment la question de la souveraineté populaire et de la nature des Etats-Nations. Rappelons aussi les interrogations nées de la révolution de 1917, et notamment la question de la démocratie et des libertés. Rappelons enfin les interrogations nées des luttes ouvrières des années 1930 et notamment la question de la démocratie dans l’entreprise et du rapport entre les mouvements sociaux et la citoyenneté. Il reste aujourd’hui à s’interroger sur les limites du modèle keynésien, du soviétisme et des modèles issus des libérations nationales.

Les débats sur la transformation des sociétés, et du monde, sont toujours d’actualité. L’impensé non résolu est la question de la démocratie qui reste à définir. C’est sur cette question que porte l’affrontement. Les Etats-Unis ont mis en avant la démocratie intimement liée au marché capitaliste et l’idéologie spectaculaire des droits de l’homme. Cette prétention cynique ne permet pas de masquer les dénis de justice qui minent la démocratie. Elle relève, comme l’a montré Jacques Rancière, de la haine de la démocratie par ceux là-mêmes qui s’en gargarisent. La détestation de Mai 68 marque toujours les amoureux de l’ordre et des normes qu’une brise de liberté affole, les classes dominantes qui ont eu si peur et qui sont toujours, depuis, inquiètes de ne pas voir venir une révolte inattendue. Les nouveaux conservatismes relancent le débat sur Mai 68.

Un nouveau mouvement anti-systémique, le mouvement altermondialiste prolonge et renouvelle les ruptures précédentes, celle de la décolonisation, celles de la révolution de 17, celles du mouvement ouvrier des années 30, celle de Mai 68. Sur la lancée de Mai 68, il propose : le refus de la fatalité en affirmant un autre monde possible ; les activités de forums sociaux autogérées ; la convergence des mouvements sociaux dont beaucoup se sont affirmés dans cette période ; une alternative à la régulation du monde et de chaque société par le marché mondial des capitaux, celle de l’accès aux droits pour tous qui renoue avec la passion de l’égalité.

La période de Mai 68 est close, mais les ondes de choc qu’elle a déclenchées n’ont pas fini de produire leurs effets et leurs contradictions.

Bibliographie restreinte

Ce travail a bénéficié du soutien précieux d’Elise Massiah

 Geneviève DREYFUS-ARMAND, Laurent GERVEREAU (dir.), Mai 68. Les mouvements étudiants en France et dans le monde, Paris, Bibliothèque de Documentation Internationale Contemporaine, 1988, 304p.
 Geneviève DREYFUS-ARMAND, Robert FRANCK, Marie-Françoise LEVY, Michelle ZANCARINI-FOURNEL (dir.), Les années 68. Le temps de la contestation, Paris/Bruxelles, IHTPE-CNRS / Complexe, coll. « Histoire du temps présent », 2000, 525p.
 Georges DUBY (dir.), Atlas Historique Mondial, Paris, Editions Larousse, 2006, 350p.
 Christine FAURE, Mai 68. Jour et Nuit, Paris, Découvertes Gallimard, n°350, 1998, 127p.
 Serge MALLET, La nouvelle classe ouvrière, Paris, Le Seuil, coll. Politique, 1969, 256p.
 Al MASSIRA, La révolte des étudiants égyptiens, Paris, Editions Maspéro, 1972, 84p.
 POLITIS, Mai 68, le bel héritage, Paris, Politis n° 962/964, juillet 2007, 48p.
 Jacques RANCIERE, La haine de la démocratie, Paris, Editions La Fabrique, 2005, 112p.
 Kristin ROSS, Mai 68 et ses vie ultérieures (2002), Paris/Bruxelles, Le Monde Diplomatique/ Editions Complexe, 2005, 256p.
 Michel TREBITSCH, Voyages autour de la Révolution, Les circulations de la pensée critique de 1956 à 1968, in Les années 68, le temps de la contestation cité ci-dessus, 19p.