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MOYEN-ORIENT

Turbulences

Mercredi 14 mai 2008, par Rami G. Khouri

Six tendances convergent, qui vont transformer la situation au Moyen-Orient pour les années à venir. Les tensions dans les domaines de l’alimentation, l’énergie, l’eau, la population, l’urbanisation et la politique sécuritaire sont susceptibles de créer des conditions qui seront politiquement difficiles, voire déstabilisantes, dans de nombreux pays.

La confluence de ces tendances est très similaire à ce qui s’était déroulé dans la région du milieu à la fin des années 1970, lorsque avait débuté la vague islamiste porteuse d’une redéfinition de l’identité sociale et génératrice de tensions politiques.

Les choses seront beaucoup plus difficiles cette fois-ci, et les conséquences pourraient s’avérer bien pire. Tout particulièrement si l’on tient compte des effets de la guerre en Irak, de l’influence croissante de l’Iran, de l’impasse dans laquelle se trouve la Palestine et enfin de l’affaiblissement de certains gouvernements arabes. Il est difficile de prédire exactement ce qui se passera dans les années à venir, mais les tensions à l’œuvre apparaissent d’ores et déjà clairement, et il serait insensé de vouloir les ignorer.

On assiste aujourd’hui au renchérissement simultané de deux besoins essentiels de la population, l’alimentation et l’énergie, et un troisième besoin, l’eau, est susceptible de suivre le même chemin, compte tenu du taux de croissance démographique élevé et de la limitation des ressources en eau disponibles au Moyen-Orient. Les gouvernements arabes se battent pour trouver des solutions palliatives au problème de la hausse des prix de l’énergie et de l’alimentation, qui touche tous les ménages.

La plupart des pays du Moyen-Orient ne peuvent cependant pas subventionner l’énergie et les produits alimentaires indéfiniment, avec une hausse continuelle des prix et des finances publiques aux ressources limitées. Avec le baril du pétrole qui atteint aujourd’hui environ 120 dollars, la plupart des pays sont contraints de laisser le prix intérieur de l’énergie refléter la réalité des coûts du marché internationaux. Cela se traduira probablement par un doublement de la facture de l’énergie payée par les ménages par rapport à ce qu’elle était il y a cinq ans.

Le Liban, la Jordanie, l’Egypte, la Syrie et d’autres pays ont annoncé des augmentations de salaire pour les employés du secteur public, en partie sous la pression de l’agitation de leur population. Mais ces augmentations ne pourront pas suivre le rythme de la hausse des prix, et les gouvernements ne seront pas en mesure de maintenir une progression parallèle entre les salaires et les prix des produits de base.

Les données démographiques du Moyen-Orient augmentent également les tentions économiques et politiques. La population de la région est maintenant majoritairement urbaine, jeune, instruite et ses attentes vont croissant, alors que dans le même temps, elle ressent une frustration sur le plan politique. Les trajectoires socio-économiques et politiques sont sur une route de collision. Au niveau de leur vie familiale et de celle de leurs communautés, la plupart des Arabes ont de plus en plus de difficultés au quotidien en raison de la hausse des prix, tandis que leurs systèmes politiques, dans la plupart des cas, sont de plus en plus autocratique et préoccupés uniquement par des questions sécuritaires.

Dans la région, la période qui a suivi le 11 septembre a vu les gouvernements renforcer les mesures de sécurité au détriment des politiques de libéralisation et de démocratisation. Les institutions « démocratiques » et représentatives existantes, en Egypte, au Maroc, en Jordanie, en Iran ainsi que la plupart des autres Parlements de la région, continuent de perdre toute crédibilité, et ne constituent plus le lieu où la population peut exprimer pacifiquement ses frustrations et ses préoccupations.

C’est à coup sûr une situation porteuse de tensions et d’affrontements susceptibles de s’aggraver encore, en raison des humiliations que font naître les développements en Irak et en Palestine et de la colère populaire que ces évènements provoquent contre les gouvernements arabes. Pour la plupart, ceux-ci sont largement considérés par leurs propres citoyens comme entièrement asservis aux USA et à Israël. Avec la hausse des prix de l’alimentation et de l’énergie et leurs répercussions dans tous les domaines de la vie quotidienne, avec l’accès à l’eau potable et l’obtention d’un travail décent devenant de plus en plus difficile pour de nombreuses personnes vivant dans des villes en plein essor, les préoccupations des citoyens devront trouver à s’exprimer de façon efficace. Les simples citoyens exigeront tout au moins que les pénuries ou les augmentations de prix soient réparties équitablement et que les subventions de l’Etat soient destinées à ceux qui ont le plus besoin.

Une différence énorme entre les années 1970 et aujourd’hui tient au fait que les citoyens en colère ou inquiets disposent désormais de beaucoup plus de débouchés pour leur activisme politique, quoique pas toujours de façon très ordonnée. Les mouvements politiques islamistes qui ont fleuri dans les années 1970 et 1980 n’ont pas réussi à changer les politiques gouvernementales ou à redistribuer équitablement une richesse publique restant limitée. La libéralisation politique et les réformes démocratiques se sont révélés illusoires dans la plupart des pays de la région, ce qui conduit à des situations récentes (par exemple, le Maroc et l’Egypte), dans lesquelles la plupart des citoyens désertent les élections locales et législatives.

Comme on pouvait s’y attendre, cette frustration croissante, jointe dans certains cas à un affaiblissement de l’autorité du gouvernement central, a suscité de nouvelles formes d’organisation politique et d’expression dans le monde arabe ; entre autres des bandes à l’échelon local, des milices, des réseaux criminels, des groupes bâtis sur des liens tribaux ou familiaux, des organisations terroristes, sans oublier de très efficace partis politiques islamistes. En revanche, les groupes prônant la démocratie et les droits de l’homme ont échoué.

Cette nouvelle vague de tensions économiques et sociales, combinée avec une offre réduite de débouchés politiques et de perspectives de changement organisé, augure d’une nouvelle phase de revendications politiques dans de nombreux pays arabes. Cette fois-ci cependant, un plus grand sentiment d’urgence, voire même une certaine forme de désespoir - avec des familles qui ne pourront se nourrir ou chauffer leur maison en hiver - conduiront à des formes d’action plus extrêmes. Nous ne saurions en être surpris lorsque cela se produira. Mais il s’agira du plus grand défi auquel les gouvernements arabes auront à faire face depuis une génération.

Rami G. Khouri est éditorialiste au Daily Star (Liban)