"Quand vous expliquerez aux habitants de la Cappadoce qu’ils sont Européens, vous n’aurez fait qu’une seule chose : vous aurez renforcé l’islamisme." Nicolas Sarkozy (Débat avec Ségolène Royal, le 3 mai 2007)
"Vous et nous sommes solidaires, qu’il s’agisse de la Méditerranée, de l’Europe et du Monde." Charles De Gaulle (Discours du 26 octobre 1968 à Ankara)
Une élection présidentielle vient de se dérouler en France, une autre vient d’être escamotée en Turquie. Deux événements sans aucun rapport les uns avec les autres ? Ou qui se font écho ?
Le candidat français vainqueur n’a pas manqué, à de nombreuses reprises, d’utiliser sa tête de Turc préférée, en l’occurrence la Turquie elle-même, tombeau de l’Europe, cheval musulman menaçant d’une nouvelle Troie (qui comme chacun sait est en Turquie) la Troie française et européenne. Pour lui, cette lointaine Turquie ne saurait être des nôtres, puisque, a-t-il doctement expliqué, elle est séparée de l’Europe par le Bosphore et se trouve donc en Asie. A-t-il décidé, pour cause de dimension du Bosphore, de proposer d’écarter la Turquie du Conseil de l’Europe, organisation que celle-ci a fondé en 1949, avec notamment la France ? ! Il est vrai que l’Union Européenne n’est séparée du Surinam (qui se trouve an Amérique) que par un fleuve Moroni guère moins large que le Bosphore, mais le nouveau président a encore le temps d’apprendre la géographie... D’ailleurs, peut-être ,en bons citoyens européens, les Français de Saint-Laurent du Maroni ont-ils eu l’outrecuidance d’accorder la majorité de leurs suffrage à la candidate rivale !
Loin du Maroni, cette candidate malheureuse lui avait rétorqué, au cours du débat d’entre les deux tours, que la Turquie pouvait prétendre, sinon aujourd’hui, du moins demain peut-être, accéder à l’Union, en tant que république laïque, en remarquant que cette laïcité était ardemment défendue par « les démocrates ». Dès lors tout pouvait demeurer ouvert, puisque le combat des lumières contre l’obscurantisme se développait favorablement sur le sol turc.
Türkiye laiktir, laik kalacak !
L’insistance à présenter la crise politique présidentielle turque comme un affrontement entre islamistes et laïques donne crédit à la fois au discours de Nicolas Sarkozy : les Turcs ne sont pas européens puisqu’ils sont musulmans, et à celui de Ségolène Royal : les Turcs peuvent devenir européens puisqu’ils sont laïques. Elle conforte les rhétoriques électoralement payantes, islamophobe de l’un et républicaine de l’autre. Tout cela dans le cadre du schéma de choc des civilisations qui semble plus que jamais structurer notre horizon.
La crise turque obéit pourtant à d’autres règles, et en comprendre les mécanismes réels et les effets potentiels est essentiel, non seulement pour les Turcs, mais aussi pour nous, voisins européens de la Turquie.
Rappelons que l’enjeu était la désignation, par le parlement, d’un nouveau Président de la République de Turquie. Dans la constitution en vigueur, mise en place par les militaires après leur brutal coup d’état de 1980, la fonction présidentielle semble essentiellement honorifique, mais en fait le président dispose d’un pouvoir important, notamment en matière de nomination de hauts fonctionnaires et de juges. Dans la pratique, sauf peut être pendant le mandat du défunt Turgut Özal entre 1989 et 1993, le président est le plus souvent apparu comme un pion du Conseil national de sécurité, cet étrange gouvernement bis contrôlé par l’état major. Ce président est élu par le parlement et doit rassembler, au moins lors des premiers tours de scrutin, les deux tiers des voix.
La loi électorale, concoctée notamment pour empêcher le parti musulman d’obtenir la majorité, prévoit que seuls les partis regroupant plus de 10% des voix peuvent avoir des élus. Paradoxalement, du fait de la division des partis libéraux, cette loi a donné précisément aux musulmans du Parti de la justice et du développement (AKP) la majorité des sièges avec seulement un gros tiers des voix des électeurs, mais pas une majorité suffisante pour pouvoir élire un président AKP aux premiers tours d’un scrutin présidentiel. Le boycottage du scrutin par l’opposition « de gauche » du Parti républicain du peuple (CHP) a servi de prétexte pour invalider le scrutin présidentiel (et donc empêcher l’élection d’Abdullah Gül, le candidat de l’AKP à la majorité simple lors d’un tour ultérieur).
Disons le tout de suite, ce qui se passe en Turquie n’est pas, ou pas principalement, de l’ordre du combat entre lumière et obscurantisme, ni même entre laïcité et islamisme. Il suffit pour s’en convaincre d’observer les protagonistes de la crise
Les partisans de « l’ordre juste »
Que représente l’Islam politique en Turquie est plus précisément l’AKP du premier ministre Recep Tayyip Erdogan et de son ministre des affaires étrangères et candidat présidentiel malheureux, Abdullah Gül ?
Historiquement le parti est issu du mouvement islamiste et nationaliste Milli Görus (la Vision Nationale) créé par ceux qui refusaient la laïcité de la république fondée par Mustapha Kemal Atatürk. Ce mouvement, dans lequel Erdogan comme Gül se sont formés, avait pour versant politique le Refah Partisi (RP, Parti de la prospérité) dirigé par Necmettin Erbakan. Les militaires « laïques » ont longtemps favorisé, jusqu’à un certain point, l’islamisme contre une gauche radicale en plein essor avant 1980. Plusieurs fois ministre avant le coup d’état, Erbakan, qui est devenu Premier ministre plus tard en 1996, suite au succès électoral de son parti (22% des voix) et grâce à son alliance avec la dirigeante libérale et laïque Tançu Ciller. Il s’affichait alors volontiers avec Jean Marie Le Pen. En février 1997, l’armée a mis fin à cette expérience par une révolution de palais, on a parlé cette fois d’un coup d’état « post-moderne », et le RP a été interdit (et reconstitué sous un autre nom).
Cela n’a pas fait disparaître l’Islam politique mais a accéléré les recompositions en son sein, avec l’arrivée d’une génération nouvelle dont certains membres ont fait leurs preuves comme élus locaux (Erdogan a été maire d’Istanbul), puis la scission au sein du mouvement. Tout cela s’est traduit aux élections de 2002 par la défaite de l’islamisme classique, l’ancien Refah devenu Saadet Partisi (SP, Parti du bonheur) n’obtenant que 2,5% et la victoire des modernistes de l’AKP (34% des voix). L’AKP se définit comme un parti de droite social et libéral, qui prend pour exemple la démocratie chrétienne allemande et pourrait se reconnaître volontiers dans le programme de Nicolas Sarkozy si celui-ci ne l’avait pas pris, précisément nous l’avons vu, comme tête du Turc. L’AKP est très largement soutenu par la nouvelle bourgeoise moyenne, celle des entrepreneurs issus de l’exode rural des années 60, qui a développé les PME dynamiques du commerce, des services, de l’informatique, de l’agro-alimentaire etc., et que représente notamment la confédération patronale MÜSIAD (sorte de CGPME turque). Cet enracinement économique et social explique le caractère très pro-européen du parti dominant de l’Islam politique turc.
Ces islamo-démocrates de droite comptent en leur sein des tendances plus radicales, comme les démocrates chrétiens ont leurs chrétiens sociaux bavarois : des membres de l’AKP distribuent des livres religieux dans les mairies ou proposent d’interdire la consommation d’alcool en dehors de quartiers réservés et l’AKP a proposé - sans succès - de criminaliser l’adultère. Cependant c’est essentiellement en dehors de l’AKP que se développe l’islamisme radical turc, encore groupusculaire, mais dangereux comme le « Hezbollah turc » ou les jeunes assassins de trois chrétiens évangélistes à Malatya le 18 avril dernier. Très significativement le discours de ces extrémistes apparaît autant nationaliste que religieux (et farouchement sunnite contre toutes les « hérésies » chiites ou soufies).
Face à l’Islam politique qui sont les « kémalistes laïques » ?
D’abord les militaires. La république a été fondée sur les débris de l’empire ottoman par l’armée et son chef Mustapha Kemal [4]. Le parti kémaliste (CHP, parti républicain du peuple) parti unique jusqu’à la fin de la deuxième guerre mondiale, n’a été qu’un instrument civil de ce pouvoir. Aujourd’hui cette armée ne constitue pas seulement, la plus fort contingent terrestre de l’OTAN, elle demeure symboliquement mais aussi économiquement et institutionnellement au cœur du pouvoir. L’armée est directement ou indirectement présente dans de nombreuses grandes sociétés de l’industrie et des services souvent en lien avec le capital étranger, français notamment (automobile, assurance, etc.), et elle domine le Conseil national de sécurité. Autour de l’armée, mais aussi de la police, de la magistrature, d’une partie des élites universitaires et des milieux d’affaire, s’est perpétué un noyau dur du pouvoir que les Turcs appellent « l’Etat profond », avec ses ramifications maffieuses. Le « kémalisme » dont se réclame ce noyau dur est un mélange d’autoritarisme et de nationalisme et sa « laïcité » ne consiste pas du tout, comme on le croit en France, à séculariser les institutions et à séparer la religion de l’Etat mais à instrumentaliser l’islam sunnite, élevé au rang de religion d’Etat. Les imams sont d’ailleurs formés dans des lycées religieux d’Etat.
La mouvance autour de « l’Etat profond » est assez hostile à l’adhésion à l’Union européenne. Les milieux d’affaires et la grande industrie se satisfont de l’Union douanière instituée depuis 1995, et le pouvoir politico-militaro-judiciaire supporte très mal les ingérences de l’Union, car celle-ci exige plus de démocratie, de droits des minorités, etc. L’Etat profond utilise à fond la rhétorique nationaliste contre ces demandes de libertés, d’ailleurs la liberté d’association, le droit d’utiliser la langue kurde, ou le réchauffement des relations gréco-turques ont été acquis contre lui, sous le gouvernement AKP. L’Etat profond, sous sa forme militaire, judiciaire ou médiatique, mène campagne contre « les agents des impérialismes européen ou américain », c’est à dire aussi bien l‘islam politique que les intellectuels démocrates, les Kurdes, les Juifs, les Arméniens, les Alévis (minorité proche du chiisme pourtant généralement kémalistes), etc. et utilise à cette fin le fameux article 301 du code pénal contre le « dénigrement public de l’identité turque, de la République ou de la Grande Assemblée nationale (...) de la République de Turquie, des institutions judiciaires de l’Etat, des structures militaires ou sécuritaires. »
Ces campagnes sont relayées par une extrême droite xénophobe bien implantée et qui a toujours eu des rapports étroits avec l’Etat profond. Elle est organisée autour des « foyers idéalistes » des jeunes « Loups Gris » et du Parti de l’Action nationaliste (MHP) fondé par le colonel Alpaslan Türkeş. Ainsi le journaliste et militant des droits de l’homme, arménien de Turquie, Hrant Dink, a d’abord été condamné par les juges « kémalistes » au nom de l’article 301, vilipendé par la presse nationaliste « kémaliste laïque », puis assassiné le 19 janvier 2007 par un jeune d’extrême droite.
Et les partis laïques civils ? Deux partis de la droite libérale créés après le coup d’état de 1980 ont dominé la scène politique des années 90, l’ANAP (Parti de la Mère Patrie) et le DYP, (Partie de la juste voie). Lancés par deux figures historiques (et présidents de la République), Turgut Özal pour le premier, Süleyman Demirel pour le second, ils ont déclinés sous la direction respective de leaders plus jeunes, respectivement Mesut Yilmaz et Tansu Çiller (la première femme nommée premier ministre en Turquie). Déconsidérés par la corruption, ils se sont avérés incapables de mener à bien la modernisation de la vie politique face à l’Etat profond et sont tombés en 2002 au dessous des 10% des voix (seuil pour entrer au parlement), l’AKP ayant capté une bonne partie de leur électorat. La « gauche social-démocrate », le parti républicain du peuple (CHP), en a également profité devenu, avec 19% des voix, le seul parti d’opposition au parlement face à l’AKP. Sauf que ce parti, membre de l’Internationale socialiste, n’est ni de gauche, ni social démocrate. Héritier lointain du parti fondé par Atatürk, c‘est un mouvement populiste nationaliste xénophobe dont une partie de la clientèle se confond avec l’Etat profond.
Quand à la « vraie » gauche, elle n’existe qu’à l’état d’esquisse et de petits groupes, ou de caricatures dogmatiques comme les sectes « marxiste-léninistes » de l’extrême gauche.
Une minute d’obscurité pour la lumière
Pourtant il existe d’autres acteurs tout à fait significatifs, dans ce que l’on appelle « la société civile ».
Ils se sont manifestés massivement après l’incident de Susurluk, là où, le 3 novembre 1996 un camion a été percuté par une Mercedes noire, dont les occupants étaient : un trafiquant de drogue recherché par Interpol et membre des Loups gris, un important commissaire de police et un chef de clan kurde, leader d’une armée privée de 20.000 hommes engagés dans le conflit contre les nationaliste kurdes du PKK et député du DYP alors au gouvernement, et la maîtresse d’icelui. Cet étalage sur le bitume de la réalité de l’Etat profond a révulsé une partie de l’opinion, qui s’est massivement manifestée en organisant de gigantesques opérations d’extinctions simultanées des lumières dans les grandes villes de Turquie pour exprimer son mécontentement (ce fut le mouvement « Une minute d’obscurité pour la lumière »). Cependant l’état major de l’armée a, jusqu’à un certain point, réussi à surfer sur ce mécontentement, et a fait tomber le premier ministre islamiste, avec le soutien actif de la gauche (cf. ci-dessus).
Il n’empêche que cette mobilisation symbolique massive était le symptôme d’un phénomène social profond qui n’a fait que se renforcer depuis. Une capacité d’expression démocratique publique d’une partie de la population, jeunes, intelligentsia, membre de la minorité Alévie, anciens militants de gauche rescapés de la répression des années 80, etc. Un mouvement pluriel qui prend des formes variées, culturelles notamment, une sorte de « movida » comme l’Espagne en a connu à la fin du franquisme, et qui touche même une partie des jeunes supporters musulmans de l’AKP.
Cette mouvance a plutôt accueillie positivement les réformes démocratiques de l’AKP, tout en combattant son conservatisme sociétal. Elle a adhéré avec ferveur à la perspective européenne, conçue comme un moyen d’accélérer la modernisation culturelle du pays. Ceci explique pourquoi les « deux Turquies » communiaient dans une même europhilie (70% d’opinion favorable en 2002), la Turquie de la « movida » y voyant un promesse de liberté, et celle de « l’entreprenariat musulman » une promesse de prospérité, et l’une comme l’autre un horizon stabilisé et démocratique. Ce qui n’a pas empêché la « movida » de s’opposer à l’AKP, comme l’ont démonté les mobilisations réussies contre la velléité des conservateurs de l’AKP de criminaliser l’adultère (une criminalisation également défendue d’ailleurs par certains Kémalistes). Ou de manifester, par dizaine de milliers, après l’assassinat de Hrant Dink en janvier dernier, aux cris de « nous sommes tous des Arméniens » [5].
Malheureusement l’Etat profond n’a pas disparu pour autant, bien au contraire... Disposant pour cela de ses deux jokers, le nationalisme et la défense de la laïcité. C’est en particulier les questions de voile qui ont servi de prétexte, port du voile par les étudiantes à l’université (interdit par la loi) ou port du voile par les femmes d’Erdogan ou de Gül (c’est même l’un des prétextes pour empêcher l’élection de ce dernier).
Les énormes mobilisations « laïques » d’avril avaient en fait deux visage : celui d’une volonté de faire barrage au conservatisme réel ou supposé de l’AKP, et celui d’exalter le nationalisme xénophobe contre les traîtres. Comme il existe une droite en Turquie (l’AKP), mais pas de gauche, la « movida » progressiste est prise en otage. La gauche a été historiquement écrasée par les militaires « kémalistes » et il est significatif de voir qu’une manifestation antigouvernementale soutenue par l’armée se déroule sans incident tandis que celle du premier mai, quelques jours plus tard est brutalement réprimée. Et les « laïques » du CHP et autres pseudo progressistes contribuent de manière très active à cette prise d’otage. Ils délaissent les revendications sociales (par contre parfois prises en compte par l’AKP sur le mode compassionnel), et développent l’intransigeance nationaliste et xénophobe contre les chrétiens ou les juifs, les Arméniens ou les Kurdes, et les Européens ou les Américains, histoire de faire « anti-impérialiste ».
Sauf que tout le monde ne suit pas du même pas. Le mémorandum du 28 avril, par lequel le général Yasar Büyükanit et son état major menaçaient la Turquie d’un nouveau coup d’état, a suscité des réactions. et pas seulement de l’Union européenne, pour un fois bien inspirée. Certains manifestants laïcs scandaient des mots d’ordre comme : « Ne seriat, ne darbe, tam demokratik Türkiye » (Ni charia, ni coup d’Etat, juste une Turquie démocratique). Les jeunes du CHP ont lancé un mémorandum contre la direction de leur parti, pour une refondation de la gauche...
Et de son coté la direction de l’AKP n’a pas joué l’affrontement, proposant une sortie démocratique de la crise, avec des élections le 22 juillet 2007 et une proposition de référendum pour instituer l’élection du président au suffrage universel.
Le sombre nuage gris
Les deux Turquie, la laïque civile et progressiste et la musulmane conservatrice et démocrate parviendront-elle a conjurer la crise, et de ce fait à bâtir le vivre ensemble, le « 1905 turc » dont parle le journaliste Baskın Oran, en référence au « deux France, celle de Marie et celle de Marianne » ? Ce n’est hélas pas sûr, car aux noirs nuages nationalistes et militaires qui obscurcissent le ciel turc s’ajoutent ceux que nous envoyons d’Europe. Le rejet islamophobe et humiliant que perçoivent les Turcs dans la façon dont certains leur ferment des portes de l’Union européenne annoncées ouvertes il y a quarante ans, nourrit le ressentiment et donc la xénophobie (le niveau d’europhilie est tombé à moins de 50% en 2007). La manière dont notre nouveau président s’est ingénié à se présenter en héros de ce rejet en dit long sur le contenu qu’il entend donner à l’alliance méditerranéenne dont il a parlé lors de son discours électoral de Toulon et lors de son premier discours de président élu, et qui veut dire : dans cette « alliance », vous ne serez pas comme nous et votre « Etat profond » pourra conserver son pouvoir. Et l’on imagine, dans un contexte bien plus dictatorial que la Turquie à quel point ce discours peut plaire à un Moubarak ou à un Ben Ali et ce que l’éventuelle remise en cause des récents acquis démocratiques turcs signifierait pour eux ! Mais la manière dont notre propre opposition de gauche s’ingénie à ne voir en Turquie que l’affrontement entre le bien laïque et le mal islamiste, et pourfend tout ce qui porte voile comme l’abomination des abomination, finit par cautionner un nationalisme qui tend parfois au fascisme. Et l’on imagine, dans un contexte bien plus pourri que la Turquie, à quel point ce discours peut plaire à des généraux algériens. Ces postures françaises, que l’on retrouve au Danemark, en Allemagne, en Autriche ou aux Pays-Bas, favorisent les pires des scénarios en Turquie. Une sortie de crise positive, avec la fondation d’un gauche nouvelle (qui compterait d’ailleurs naturellement des courants musulmans), et la maturation d’un islam politique démocratique, aurait des conséquences positives considérables en Europe, en Méditerranée et dans le monde. Un échec aura à coup des conséquences négatives tout aussi considérables, y compris chez nous.
La journaliste et poète turque Ece Temelkuran observait voici quelques temps des enfants d’Istanbul [6] : « Le petit Ceren a tout juste six ans. Il croit que « Europe » veut dire « paix » ; Atarbek qui a le même age pense que cela veut dire « se réconcilier après la guerre ». La famille turque veut croire que le gros nuage gris qui approche au dessus d’elle sera porteur d’une pluie régénératrice » [7].
Bernard Dreano est Président de l’Assemblée européenne des citoyens (HCA-France), et porte parole du réseau international Helsinki Citizens’ Assembly.
[1] Türkiye laiktir, laik kalacak ! : « La Turquie est laïque, laïque elle restera ! » Slogan des manifestations contre l’élection d’Abdullah Gül en avril 2007
[2] Bien avant Ségolène, ce slogan a été celui des islamistes du Refah
[3] Le 28 avril 2007 l l’Etat major de l’armée a publié un mémorandum « laïque » menaçant d’un coup d’état en cas d’élection d’Abdullah Gul ou l’on pouvait lire notamment : « Quiconque refuse de comprendre ce que signifie « Heureux celui qui peut dire je suis un Turc », comme l’a dit le fondateur de notre République le grand leader Atatürk est un ennemi de la République de Turquie et le restera ».
[4] C’est précisément cette origine militaire du régime qui explique le refus absolu de l’armée, et donc de tous les « kémalistes laïques », de reconnaître le génocide des Arméniens en 1915 perpétré par les forces armées ottomane en guerre, dont allait sortir la nouvelle armée républicaine.
[5] Manifestations auxquelles s’est joint dans les rues de Paris, une partie des Turcs de France avec des membres de la diaspora arménienne, à l’initiative de l’ACORT (Assemblée citoyenne des originaires de Turquie)
[6] Ece Temelkuran : « Le sombre nuage gris de l’Europe » Altermed, la Méditerranée autrement, revue annuelle, Paris 2007
[7] Ece Temelkuran : « Le sombre nuage gris de l’Europe » Altermed, la Méditerranée autrement, revue annuelle, Paris 2007