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PALESTINE

« Sur la carte, il ne reste que des enclaves »

Entretien avec Jacques Lévy

Mardi 11 mars 2008

« Les stratèges israéliens ont utilisé la barrière de sécurité comme un point d’appui pour l’encerclement des localités palestiniennes chaque fois que c’était possible » analyse le géographe Jacques Lévy, auteur d’une étude sur la déconstruction de l’espace en Cisjordanie. Il conclut à un “spatiocide” mais soutient que la clé reste entre les mains de l’acteur palestinien. « Aujourd’hui, ce sont les mouvements les moins respectables qui donnent le ton et maintiennent une image ternie des Palestiniens, laissant la politique d’expansion israélienne se poursuivre cahin-caha » relève-t-il. Auteur de nombreux ouvrages, Jacques Lévy est professeur de géographie et d’aménagement de l’espace à l’École polytechnique fédérale de Lausanne, co-directeur d’espacestemps.net.

 Vous vous êtes penché sur des cartes de la Cisjordanie [établies par l’OCHA, Office for the Coordination of Humanitarian Affairs] et vous en faites une lecture de l’impact de la politique israélienne sur l’espace palestinien.

Jacques Lévy. « Du point de vue de l’espace, je pensais que l’essentiel de l’action israélienne reposait sur la barrière de protection, le « mur ». Il y a quelques mois, j’ai parcouru, dans le détail, ce territoire grâce au concours de l’Ocha et l’Unrwa [United nations Relief and Works Agency], et j’ai constaté que la barrière n’est en réalité qu’un des éléments d’un dispositif de quadrillage du territoire palestinien. Comme l’idée de se protéger contre le terrorisme par une frontière fermée a été jugée acceptable par l’opinion publique internationale, les stratèges israéliens en ont profité pour l’utiliser à fond, comme un point d’appui pour l’encerclement des localités palestiniennes chaque fois que c’était possible.

Nous avons deux cartes : celle de la barrière de protection qui montre une pénétration en profondeur de la Cisjordanie, et celle qui additionne et juxtapose les différents dispositifs de sécurité. Cette seconde carte nous saute à la figure, parce qu’elle est simplifiée. On y a cumulé tous les moyens par lesquels les Israéliens encerclent et réduisent les espaces fonctionnels de la société palestinienne, et l’on s’aperçoit qu’il ne reste que des enclaves. Certains ont parlé de bantoustans en découvrant cette carte. Et cette comparaison avec l’Afrique du Sud n’est pas absurde, puisqu’il y a une logique de confinement dans de petites entités, dont certaines sont importantes en population. Sauf dans le cas de Jérusalem, les grandes villes ne sont pas fragmentées, ce qui atténue un peu les effets destructeurs du dispositif. Il est vrai que les Palestiniens restent persuadés qu’ils sont un pays agricole, et sont extrêmement sensibles au fait qu’on les empêche de cultiver correctement leur terre, ce qui est incontestable et sûrement délibéré. Ce sentiment palestinien est en partie nostalgique, puisqu’aujourd’hui les Palestiniens vivent essentiellement en ville – des villes importantes qui approchent le million d’habitants. Mais symboliquement, c’est très grave. Ce qu’on voit sur cette carte cumulée, c’est qu’il y a de toutes petites entités qui sont totalement encerclées. Et l’on constate aussi que la barrière de protection n’est qu’une composante d’un système beaucoup plus complexe. Là où elle n’est pas présente, les Israéliens ont utilisé d’autres moyens comme les check-points, le classement en zone militaire ou en réserve naturelle, les routes barrées, les mottes de terre, les tranchées sur les chemins non goudronnées, y compris des actions qui semblent sans importance, mais qui sont planifiées pour entraver la circulation.

 Vous parlez d’un « spatiocide », on a quand du mal à imaginer que tout cela soit l’objet d’un plan.

Mais on a aussi du mal à ne pas l’imaginer. Cette carte ressemble beaucoup au plan Allon. De juillet 1967, avec le plan Allon, jusqu’en 2000, avec les négociations de Camp David, on trouve du côté des Israéliens un fil conducteur, avec certes des variantes en fonction du niveau de compromis visé, mais toujours avec le même objectif de fragmenter le territoire palestinien.

 C’est donc pour protéger les colons. On postule qu’il y a un seuil de population de colons qui restera.

C’est très clair dans le cas de Jérusalem. Cela s’est fait en modifiant unilatéralement les limites municipales et, au delà, en ajoutant un archipel d’implantations qui renforce la présence israélienne dans un très grand Jérusalem. Parmi les attentes de la société israélienne, c’est la chose que les Israéliens veulent le moins lâcher. Or c’est un gros morceau parce qu’on n’a pas besoin de prolonger très loin les implantations pour rejoindre le Jourdain, la mer Morte. On est donc bien au cœur du projet de fragmentation. Si les Palestiniens acceptent les propositions israéliennes sur ce point, ils acceptent de couper la Cisjordanie en deux. Ce n’est pas rien. Et si vous ajoutez un certain nombre de colonies relativement proches de la Ligne verte, les réserves naturelles, les exploitations agricoles israéliennes et le contrôle militaire de la vallée du Jourdain, il ne reste plus grand-chose. Or il y a aussi un consensus partiel dans la société israélienne sur ces points. On trouve ici la grande hésitation entre un projet sioniste pur et simple, celui d’un Etat à caractère juif, et un projet de grand Israël, fondé sur une colonisation de peuplement dans un environnement majoritairement allochtone, et là, il y a une contradiction. Depuis 1967, certains Israéliens pensent que les deux choses sont compatibles, d’autres, non.

 En structurant l’espace autour des implantations, un « tissu routier vital » a aussi été imaginé.

Ce réseau est destiné aux Palestiniens. Et l’expression se veut bienveillante. On garde nos implantations mais on vous donne un réseau routier qui vous permettra de relier vos propres localités entre elles de façon indépendante. C’est la vision d’un espace qui serait à la fois israélien et palestinien, avec deux couches superposées. C’était déjà le modèle discuté de façon approfondie à Camp David et à Tabah à propos de Jérusalem, avec l’idée que l’Esplanade des mosquées et le Mur des lamentations n’étaient pas à coté mais l’un au dessus de l’autre.

 Vous évoquez aussi le cas des tunnels.

Ce sont les cas où les routes palestiniennes passent sous les routes israéliennes. Il s’agit de plus petites routes, moins bien équipées, mais elles permettent quand même de circuler. Sur les routes à « usage principal israélien », le trafic est, selon les cas, interdit ou restreint pour les Palestiniens. Il y a donc un réseau principal, plus ou moins réservé aux Israéliens, et des lambeaux d’un autre réseau pour les Palestiniens. Dans la dernière période, émerge, dans l’« offre » israélienne, le projet d’un réseau routier palestinien qui passerait par dessus ou par dessous les limites fixées par les Israéliens et qui créerait ce « feuilleté topologique » permettant la superposition de deux espaces sur la même étendue

 C’est théorisé aussi par les autorités ?

En tous cas ces informations ne sont pas cachées. Les autorités israéliennes explicitent l’idée qu’on peut traiter l’espace de deux façons à la fois distinctes et compatibles, sous la figure de la dualité entre territoire et réseau. On donne le réseau principal et la domination sur l’ensemble du territoire aux Israéliens, mais on laisse un réseau secondaire, le « réseau routier vital », aux Palestiniens pour qu’ils puissent mener une vie civile potentiellement normale. On ne leur permet pas d’avoir le contrôle territorial caractéristique d’un Etat, mais on arrondit les angles.

Ce projet apparaît presque indépendant des pourparlers entre Palestiniens et Israéliens. L’autorité palestinienne signale bien que l’induration des implantations, c’est la négation même d’un territoire, et que les Israéliens cherchent à rendre l’indépendance sans objet, puisque les droits régaliens classiques d’un Etat ne seraient pas assurés et que le système mis en place continuerait à miner de l’intérieur l’espace palestinien. Ce qui me frappe, cependant, c’est que le débat politique n’a pas intégré ces constatations sur l’espace et sa dimension multi-couches. Cela me paraît pourtant plus grave, dans une logique de guerre, que les assassinats ciblés de dirigeants qui revendiquent le terrorisme. Les Israéliens sont occupants d’un territoire qu’ils ne revendiquent pas et rien ne justifie, du point de vue de leurs propres justifications, qu’ils organisent cette destruction en profondeur de l’espace palestinien.

 Cela s’accompagne d’un discours de sécurité...

On ne peut pas expliquer l’ensemble des mesures qu’on observe par un simple souci de sécurité. Dans une logique sécuritaire, on pourrait comprendre la mise en place d’une frontière étanche entre Israël et la Cisjordanie et Gaza mais certainement pas d’implanter des colonies. S’installer au cœur du territoire hostile et constituer une cible facile, c’est le contraire de la sécurité. Dans une logique de défense des implantations, on ne ferait pas ça non plus. Ce que j’ai observé, c’est qu’un certain nombre d’implantations sont peu protégées par des barrières directes, tout simplement parce le risque d’attaque y est considéré comme mineur. Les gros dispositifs visent, inversement, l’encerclement des Palestiniens. À Jérusalem, dans une configuration accidentée, l’interpénétration des quartiers israéliens et palestiniens crée une réelle vulnérabilité pour des actions terroristes, qui ne se sont pourtant pas produites jusqu’à présent. Bien des situations ne peuvent être éclairées pas par le seul argumentaire d’urgence sécuritaire qui imprègne le discours des autorités israéliennes. C’est à Gaza, où l’espace palestinien a été traité de manière plus classique, par l’évacuation des colonies, que les Israéliens se retrouvent dans une position plus délicate.

 Précisément, à Gaza le retrait a rendu la situation plus difficile, au plan de la sécurité.

C’est un paradoxe. Là où il y a interpénétration, il y a très peu de risques, pour le moment. Alors que là où il y a une séparation franche, qui ressemble plus à un compromis de paix, c’est là que c’est plus dangereux, finalement. Une des explications est que l’acteur collectif palestinien est en partie pré-géopolitique. Il n’évolue pas dans une logique de création d’un Etat, éventuellement en expansion, grâce à des compromis dynamiques. Un Etat minimal qui aurait sa souveraineté, sans abandonner pour autant ses prétentions d’expansion territoriale – comme ont pu l’être la Grèce, la Roumanie, ou la Serbie au 19ème siècle. Les mouvements politiques palestiniens n’ont jamais dans cette logique-là. En 1947, ils n’avaient pas de culture de l’Etat, ni de mouvement de libération structuré. Et depuis, on peut dire qu’ils ont, au sens propre, toujours été en retard d’une guerre. Ils se sont, du coup, réfugiés dans un terrorisme qui leur aliène une opinion publique mondiale, qui serait tout à fait disposée, pourtant, à prendre leur parti. Encore aujourd’hui, ce sont les mouvements les moins respectables qui donnent le ton et maintiennent une image ternie des Palestiniens, laissant la politique d’expansion israélienne se poursuivre cahin-caha.

 Si l’on se pose la question de la sécurité d’Israël et celle de l’indépendance de la Palestine, quelle solution pourrait se dessiner ?

La mauvaise volonté des Israéliens à faire la paix est possible parce que les Palestiniens ne sont pas à la hauteur. La réponse de fond est là. Tant que les Palestiniens paraîtront aux yeux de l’opinion internationale pires que les Israéliens, les Israéliens pourront continuer à jouer avec leurs propres principes, contradictoires, à miser sur le caractère juif de l’Etat et la colonisation, le grand Israël. Contrairement à ce qu’on dit souvent, je pense donc que ce sont plutôt les Palestiniens qui tiennent la clé. Pour des raisons multiples et fortes, cette région est finalement cogérée par le Monde. Si les Palestiniens n’émergent pas comme un acteur responsable aux yeux du Monde, sur la scène mondiale, les Israéliens pourront continuer dans des conditions relativement supportables pour l’ensemble de leur société. Le « spatiocide » peut ainsi se poursuivre. C’est ce que visent certains stratèges israéliens : les Palestiniens qui peuvent partir partiront. La société palestinienne s’affaiblira. Il n’y aura pas d’alternative. Peu à peu le territoire sera avalé. Et l’on obtiendra, nouveau paradoxe, ce que l’extrême gauche israélienne propose : un état binational. S’ils réussissent, les Israéliens se retrouveront devant une contradiction majeure. C’est aussi pour cela que le rythme d’évolution est relativement lent. Aussi étrange que cela puisse paraître, le système actuel est en équilibre ce qui explique que le conflit perdure. Certains mouvements palestiniens craignent à l’évidence la paix. Les démocrates palestiniens se méfient beaucoup d’un Etat palestinien qui serait très probablement autoritaire et corrompu. Et les forces expansionnistes israéliennes ont intérêt à ce que le flou demeure le plus longtemps possible. C’est un peu comme ces maisons dans les Balkans qu’on ne termine pas parce qu’ensuite on est obligé de payer l’impôt immobilier.

 Et cette idée d’un Etat binational ?

Elle serait cohérente. Ce serait, pour la région, une sortie raisonnable du 19e siècle. Il y a un certains nombre d’endroits dans le Monde, où des groupes différents cohabitent dans un Etat démocratique. C’est le cas en Suisse... Un fédéralisme intelligent pourrait très bien fonctionner, d’autant que l’interface Israël/Palestine est aussi une barrière du développement Dans la vieille ville de Jérusalem, vous faites quelques centaines de mètres et vous passez, à pied, d’un pays développé (23e rang mondial à l’IDH en 2005) à un pays qui l’est nettement moins (Palestine 106e, Liban 88e, Jordanie 86e, Syrie 108e, Égypte 112e), comme lorsque vous franchissez le Rio Grande ou le détroit de Gibraltar, mais, encore un paradoxe, de façon beaucoup plus facile, en contiguïté totale, Dans ce type de contexte, les Israéliens comme Palestiniens ont beaucoup à gagner de ce gradient dans une situation pacifiée. C’est ce qui s’est d’ailleurs déjà produit jusqu’à l’Intifada. L’économie de Cisjordanie avait davantage progressé que celle de la Jordanie. À condition d’accepter la légitimité de leurs droits, Israël pourrait intégrer les Palestiniens à son modèle de développement, comme il a su le faire pour les Misrahim, les juifs « orientaux », culturellement proches des Palestiniens. Si l’on pouvait imaginer la solution, elle serait plutôt dans une fédération israélo-palestinienne. Mais c’est aussi supposer le problème résolu quand, des deux côtés, le communautarisme ethnique, religieux et ou national domine, qui consiste, là comme ailleurs, d’abord à dénier à l’autre une existence comparable à la sienne. »

Recueillis par KARL LASKE

Source : http://contrejournal.blogs.liberati...


Voir en ligne : www.france-palestine.org