Mouvements : Pourquoi les syndicats sont-ils aussi prédominants sur la scène politique guinéenne ? Comment expliquer qu’ils aient pris ce rôle politique, et pourquoi ont-ils acquis une telle centralité par rapport aux partis d’opposition ou aux autres organisations de la société civile dans le mouvement de résistance au régime ?
Mariama Penda Diallo : L’Afrique, et notamment la Guinée, c’est une mosaïque de populations. Les partis politiques sont des partis régionalistes, ethniques. Cela a divisé la population. Il y a des rancoeurs, des petites haines qui ont été exploitées par le pouvoir, par les partis eux-mêmes. Tout ceci, associé à la répression, a affaibli le mouvement politique. Dans l’entreprise, on ne tient compte ni de l’affiliation politique ni de l’appartenance régionale… Du coup, dans un syndicat, toutes les régions du pays sont représentées. Après les indépendances, il y avait un syndicat unique en Guinée, l’actuelle CNTG. C’était la caisse de résonance du pouvoir. Après le sommet de la Baule, au moment de la Loi fondamentale en 1990, nous avons eu la possibilité de nous affilier au syndicat de notre choix, ou de créer un syndicat. La centrale unique a éclaté. Au départ nous étions donc comme les partis politiques : affaiblis. Puis, via les secteurs de l’économie où il existait un syndicat unique (comme l’USTG, auquel j’appartiens, dans les banques et micro finances), certains ont réussi à s’imposer sur la place nationale. Mais progressivement, grâce notamment aux formations reçues en Guinée ou à l’étranger, nous avons réussi à mettre en place des fédérations assez bien structurées. L’USTG avait donc quitté la centrale-mère, la CNTG. Mais avec l’émergence des pays d’Europe de l’Est et l’éclatement du bloc de l’Union soviétique, les financements vers l’Afrique ont diminué. Et ils n’étaient plus versés par syndicat, mais par pays. Obligés de travailler ensemble, nous avons réappris à le faire. Sur les programmes des femmes, sur les négociations collectives, nous avions des programmes conjoints. Parfois, des fédérations de syndicats différents étaient affiliées au même syndicat au niveau mondial. Et puis il y a eu des élections au niveau de la CNTG. En 2000, une femme, Rabiatou Serah Diallo [1] , est devenue secrétaire générale … A ce moment-là, il y a eu une mutation profonde chez les adhérents et les responsables.
M. : Et en 2004…
En 2004, les sept centrales se sont rencontrées, et on a réalisé l’ampleur du dérèglement de l’Etat… Salaires, dévaluation, impunité, détournements… Tout menait à une baisse régulière du pouvoir d’achat. Les détournements des deniers publics, la sortie des devises : l’inflation était constante. Les causes de la baisse du pouvoir d’achat étaient de plus en plus évidentes : elles étaient politiques. C’était un problème de gestion de l’Etat, qui en s’amplifiant ne nous permettait plus d’assurer les salaires. Voilà ce qui nous a amenés de l’économique, de la question salariale, vers des problèmes politiques. Nous avons alors négocié avec le gouvernement, avons été reçus par le chef de l’État, qui en « bon père de famille » nous a orienté vers le ministère chargé de l’emploi. C’était un retour en arrière. Comme nous étions nombreux -il y avait sept centrales- il y avait parfois des discussions de deux ou trois heures sur un mot… Les choses ne se sont pas améliorées. Mais nous avons senti l’impact que cela avait sur la population. Parce que les politiques étaient divisés, le peuple n’avait plus confiance en eux. Il cherchait un leader, et la première tentative des syndicats de se mettre ensemble a créé un espoir. Il ne faut pas oublier qu’en Guinée, le premier président de la République, Sékou Touré, était un syndicaliste. Avant de devenir un dictateur… Donc ça a un peu joué. A ce moment-là aussi, nous nous méfions comme de la peste d’être assimilés aux dirigeants politiques : l’amalgame risquait de nous faire perdre des adhérents.
M. : Quel est l’héritage de ce Sékou Touré syndicaliste ?
C’est une page que l’on a tournée. Chacun a essayé d’oublier parce que chaque famille pratiquement a perdu l’un de ses membres, soit au camp Boiro [2] , soit suite de tortures, soit du fait que les gens ont du s’exiler sans jamais pouvoir revenir au pays. La France et ses alliés avaient abandonné la Guinée. Le pays s’est alors tourné vers les pays d’Europe de l’Est. L’expérience fut très dure, très amère pour les Guinéens. Le régime de Sékou Touré est devenu une dictature. Il y a eu une véritable hécatombe, tous les intellectuels ont été décimés ou ont été obligés de partir. L’exemple de Sékou Touré était extrêmement négatif pour ceux qui vivaient au pays.
M. : Comment s’est déclenchée la grève du 10 janvier 2007 ?
En 2005, les personnels des différents syndicats ont suivi beaucoup de formations ensemble. Il y et aussi un changement de direction à la CNTG, et l’USTG a acquis une maturité qui lui a permis d’accepter de retravailler avec la centrale-mère. Fin 2004, la CNTG avait déposé une plateforme de revendications, et écrit à toutes les centrales pour demander la solidarité syndicale. Nous avons rejoint la CNTG et créé une inter-centrale le 5 janvier 2005. Avec cette plateforme unique, nous avons déposé un préavis de grève de cinq jours, du 27 février au 3 mars 2006 : ce fut un succès, même le secteur informel l’a suivi. Ce fut un tournant dans le syndicalisme guinéen.
Le gouvernement a compris que nous étions des partenaires incontournables. Un premier accord a été signé le 3 mars. L’état de santé du président de la République se dégradait, c’était un secret de Polichinelle, tout le monde savait qu’il était malade. L’une des preuves, c’était qu’il y avait des décrets et, moins de 24 heures, après des « contre décrets ». On a compris que ce n’était pas le chef de l’Etat qui prenait les décisions. Nous avons dénoncé cette vacance du pouvoir et appelé à de nouvelles élections. Mais ni l’Assemblée, ni la Cour suprême ne nous ont suivis. En juin, le protocole d’accord du 3 mars est violé. Une nouvelle grève commence, notamment parmi les enseignants. Le jour du bac, les lycéens n’ont trouvé personne dans les établissements scolaires pour leur faire passer l’examen : ils sont ressortis dans la rue. Les forces de l’ordre leur ont tiré dessus. Il y a eu une vingtaine de morts. Suite à cela, nous avons signé un accord complémentaire pour suspendre la grève, pas la lever. Cela voulait dire que si un seul des points du protocole n’était pas respecté, nous repartirions en grève. Nous n’avions plus confiance. Au mois de novembre, il y a eu une autre violation de l’accord signé, à propos des retraites. Nouvelles négociations, on tourne en rond. Nous avons donc laissé passer les fêtes, le pèlerinage à La Mecque, Noël, en se disant qu’en avril si le protocole d’accord n’est pas respecté, nous allons redémarrer les mouvements de grèves…
M. : Que s’est-il passé pour que la grève soit déclenchée plus tôt que prévu ?
Un décret a limogé quatre ministres, dont l’un des beaux-frères du président, mais il semblerait que ce monsieur ait refusé de passer le pouvoir au nouveau ministre. Et un nouveau décret l’a remis à son poste. La population n’a pas apprécié. Entre temps, les prédateurs de l’économie nationale ont été arrêtés, et mis en prison, avec parmi eux un grand homme d’affaire guinéen, Mamadou Sylla, et le vice-gouverneur de la Banque centrale, l’ancien ministre Fodé Soumah. Tout le monde se disait : « Ah, les choses sérieuses commencent… On va voir la Justice jouer son rôle. » Et puis, coup de théâtre, le président lui-même est allé les sortir de prison, en dehors de toute procédure institutionnelle. Ce fut la goutte d’eau qui fit déborder le vase. L’inter-centrale s’est réunie et a déclenché la grève le 10 janvier.
M. : A ce moment-là, quelles étaient les revendications ?
Les secrétaires généraux des syndicats ont été reçus par le président de la République, pour lui demander de prendre sa retraite et de faire en sorte qu’il y ait des élections. Par égard pour son rôle dans la protection de la souveraineté nationale au moment des conflits qui ont touché la sous-région, il aurait demandé à ce qu’on le laisse sortir par la grande porte. En matière de négociations, il faut céder parfois. De négociation en négociation, est née l’idée de demander que le prochain Premier ministre soit aussi le chef du gouvernement. Jusque là, c’est le président qui dirigeait directement l’exécutif. Il fallait quand même donner le pouvoir, en douce, à une autre personne. En guise de réponse, le président de l’Assemblée a lu une déclaration à la radio demandant aux travailleurs de reprendre le travail. Il n’était pas porte-parole du gouvernement. C’était une violation de la Constitution. Le 17 janvier, nous avons donc organisé une marche pour apporter une lettre ouverte au président de l’Assemblée nationale. Et là, les forces de l’ordre ont tiré, il y a eu des blessés par balles, il y a eu des arrestations de syndicalistes et de plusieurs personnes qui étaient dans la rue… Les huit syndicalistes arrêtés ont été libérés dans les heures qui ont suivi, la lettre a été déposée à l’Assemblée, et nous avons refait la marche en sens inverse pour revenir à la Bourse du travail. Cela n’a pas plu au président ou à son entourage. Les syndicalistes ont été menacés, les négociations rompues. Le 22 janvier, tout le monde est sorti dans la rue. La haute banlieue a commencé à bouger, les syndicalistes sont sortis encadrer un peu les mouvements de marche, parce qu’on avait bien dit « marche pacifique », sans casse, sans violence. Mais les forces de l’orde ont balancé les gaz lacrymogènes et ont commencé à tirer sur la foule. Il y a eu des premiers blessés. Nous avions notre part de responsabilité dans ce mouvement de protestation de rue. Pour l’USTG, j’ai suivi la prise en charge des blessés dans les hôpitaux. Ils les ont immédiatement soignés. C’est une première aussi en Guinée, ce grand mouvement de solidarité. J’ai été arrêtée à 11 heures, le 22 janvier, accusée d’avoir incité les gens à lapider le cortège présidentiel. C’est faux : si j’avais incité les jeunes à lapider ou à agresser le cortège, c’est sûr que les gardes auraient tiré sur nous ! Les militaires ont arrêté d’autres syndicalistes, les ont tabassés et maltraités, ont pillés la bourse du travail. Beaucoup disent que le fils du président de la République, un militaire, était là, avec une équipe habillée en bérets rouges [la garde présidentielle], mais venue de Guinée Bissau [3] … Un fait démenti par le président de la Guinée Bissau, mais nous avons lancé une enquête.
M. : La presse parle de 113 morts. D’où vient ce chiffre, et vous paraît-il réaliste ?
Ce chiffre est complètement en dessous de la réalité. Le 22 janvier, les premiers chiffres faisaient déjà état de plus de 60 morts. Le 17, on avait parlé d’une vingtaine de morts, et ça bien avant le début de l’état d’urgence… Les syndicats sont en train de recenser les morts. Chaque syndicaliste est lié à une grande famille donc forcément entre voisins, avec les informations que la population nous donne, on centralise les blessés à l’hôpital… Il y a les radios, les témoignages.
M. : Que s’est-il passé après la journée du 22 ? Comment en est-on arrivé à l’état d’urgence ?
Le 27 janvier, nous avons a signé un accord qui acceptait la nomination d’un Premier ministre chef de gouvernement. Le président de la République a nommé Premier ministre l’un de ses proches, Eugène Camara. Et là, la population est sortie manifester spontanément dans toutes les villes du pays. C’était l’insurrection totale. Là encore, des forces de l’ordre ont tiré sur la population. Il y a des vidéos qui circulent, où on tire à bout portant sur des gens qui sont déjà à terre, parfois des gamins. Ils ont saccagé des maisons des responsables syndicaux et autres. L’ état d’urgence a été décrété : il suspendait toutes les libertés. Plus le droit de se réunir. Nous ne pouvions ni mobiliser, ni intervenir, ni demander aux gens quoi que ce soit, ni correspondre avec nos militants. Il y a eu des tueries, des exactions, des viols commis par les militaires. Quand ils ont redemandé aux syndicats de négocier, nous avons refusé tant que l’état d’urgence était en place. Après le sommet de Cannes, la CEDEAO s’est impliquée. L’ancien président nigérian Babangida est venu plusieurs fois à Conakry, et a obtenu d’abord l’assouplissement de l’état d’urgence. Mais des exactions ont continué à être commises.
M. : Comment l’état d’urgence a-t-il fini par être levé ?
Pour proroger l’état d’urgence, il fallait que l’Assemblée nationale le fasse. Le président de la République l’a demandé. Les députés appartiennent majoritairement au parti au pouvoir. Pourtant, pour la première fois, le Parlement est allé à l’encontre de la volonté présidentielle et a refusé… Ce fut une surprise et un soulagement pour tout le monde. Pour les syndicats, il n’était pas question de reculer. On était prêts à y mourir tous. On s’était engagés, il fallait aller jusqu’au bout, il n’était pas question que des personnes soient mortes inutilement. Les négociations ont repris, Eugène Camara a été remplacé. Lansana Kouyaté, ancien fonctionnaire de l’ONU et de la CEDEAO, a été nommé le 26 février. Nous souhaitons que son gouvernement soit transitoire et procéder au plus vite à des élections libres, démocratiques et transparentes. La grève n’est que suspendue, elle n’est pas levée. En ce qui concerne la situation des gens sur place, nous sommes confrontés, si on ne réagit pas maintenant, à une catastrophe humanitaire. Il y a rupture de médicaments. Beaucoup vont mourir simplement parce qu’ils n’auront accès aux traitements dont ils ont besoin. Ils n’auront pas à manger parce que le pays a été bloqué : avec les grèves et les tueries, les prix ont augmenté. Il faut aussi poursuivre tous ceux qui ont commis des exactions, sans exception. Une commission d’enquête s’est mise en place, mais sans beaucoup de moyen. La communauté internationale doit nous appuyer. Nous ne voulons plus d’impunité en Guinée.
Chronologie de la crise 2005-2007
5 janvier 2005 : La Confédération nationale des travailleurs de Guinée (CNTG) et l’Union syndicale des travailleurs de Guinée (USTG) rassemblent leurs plateformes de revendication et créent une inter-centrale.
27 février 2006 : Les syndicats réunis dans l’inter-centrale lancent une grève. Les revendications portent notamment sur les salaires.
3 mars 2006 : Signature d’un accord après cinq jours de grève.
Avril 2006 : « Valse des décrets »
8 juin 2006 : Violation du protocole d’accord du 3 mars. Deuxième grève. Les forces de l’ordre tirent sur des groupes d’étudiants, faisant au moins 18 morts. Un accord est signé, mais la grève n’est que suspendue.
6 décembre 2006 : Arrestation de Mamadou Sylla et Fodé Soumah, hommes d’affaire proches de Lansana Conté.
16 décembre 2006 : Lansana Conté se rend lui-même à la prison et les fait libérer.
10 janvier 2007 : La grève générale illimitée contre la corruption et contre les abus de pouvoir de la présidence est déclenchée. Elle est très suivie dans la capitale, mais aussi dans certaines villes de province. Les syndicats exigent le remboursement des sommes dérobées à l’Etat, la baisse du prix de l’essence et d’autres biens de première nécessité, le retour en prison des deux hommes. Un contact est établi entre les syndicalistes et la présidence. L’idée d’un Premier ministre chef du gouvernement est lancée.
17 janvier 2007 : Le pouvoir cherchant à contourner le processus de négociation, les syndicalistes lancent une marche vers l’Assemblée nationale. La police tire sur la foule. Les négociations sont rompues.
21 janvier 2007 : Reprise des négociations.
22 janvier 2007 : « Marche pacifique » organisée par les syndicats. La police tire, on dénombre au moins 30 morts. Plusieurs syndicalistes sont battus par les bérets rouges.
23 janvier 2007 : Reprise des négociations.
27 janvier 2007 : Signature d’un accord acceptant la nomination d’un Premier ministre chef de gouvernement. Mais Lansana Conté nomme un de ses proches, Eugène Camara. Grandes manifestations de protestation de la part de la population. Le mouvement a dépassé les syndicats.
12 février 2007 : Lansana Conté décrète l’état d’urgence.
15 février 2007 : Reprise des contacts entre Rabiatou Serah Diallo et les autorités. Mais le blocage continue.
15-16 février : Sommet France-Afrique à Cannes.
17 février : Une délégation de la CEDEAO est chargée de favoriser le retour au calme en Guinée.
23 février 2007 : L’Assemblée nationale, pourtant largement acquise au camp présidentiel refuse de prolonger l’état d’urgence.
25 février 2007 : Réunion de conciliation sous l’égide de la CEDEAO, et signature d’un accord.
26 février 2007 : Lansana Conté nomme Lansana Kouyaté Premier ministre.
28 mars 2007 : Lansana Kouyaté donne la composition du nouveau gouvernement.