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YOUGOSLAVIE

Retour sur une disparition

Mercredi 20 septembre 2006, par Catherine Samary

Les détracteurs de Slobodan Milosevic au Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie rendaient l’ancien chef d’état yougoslave responsable de tous les conflits, guerres et nettoyages ethniques qui ont marqué la tragique décomposition de son pays. Ses défenseurs par contre le présentaient comme un grand résistant à l’ordre mondial impérialiste et à la désintégration de la Yougoslavie voulue par les autres nationalismes instrumentalisés par les grandes puissances. Ces deux approches incorporent toutes deux des vérités sans lesquelles elles n’auraient pas eu d’impact. Mais elles sont globalement fausses au sens où l’une comme l’autre occulte des éléments fondamentaux de ce que fut la politique du dirigeant de Belgrade et des grandes puissances.

Le régime Milosevic avant l’implosion de la Yougoslavie

Le régime Milosevic était dès la fin des années 1980 en pleine mutation au plan socio-économique, allant notamment dans le sens de la privatisation. L’étiquette « socialiste », pas plus en Serbie qu’en Pologne, en Hongrie ou en Albanie n’impliquait une opposition aux logiques de privatisations. Et c’est pourquoi Milosevic n’était ni un « serbo-communiste » défenseur de l’autogestion, ni un opposant irréductible au nouvel ordre mondial. Parallèlement, Belgrade était capitale de la Yougoslavie ; l’armée sur laquelle elle espérait compter était de tradition yougoslave titiste et attachée, par ses privilèges, au maintien d’un État yougoslave ; la Serbie elle-même était une République multiethnique, intégrant le Kosovo à majorité albanaise, la Vojvodine a forte minorité hongroise, le Sandjak à forte population bosniaque. Contrairement au nationalisme croate qui chercha à consolider son État sur la base d’une croacité exclusive, Milosevic avait intérêt à jouer sur deux tableaux le yougoslavisme et le nationalisme serbe ; un projet « yougoslave » basé sur une majorité et domination serbe combinait ces deux approches.

L’enjeu du Kosovo

Cette double ligne de rupture réactionnaire à la fois avec le socialisme autogestionnaire et avec l’égalité entre nations prônée par le titisme n’était pas pour autant une politique de Grande Serbie ethniquement pure. Milosevic prônait une recentralisation des pouvoirs de la fédération selon des procédures majoritaires favorables aux Serbes contre la logique confédérale et les pratiques de votes au consensus (où les représentants de chaque communauté nationale avaient le même poids) appliquées depuis le milieu des années 1960. Et le tournant du régime Milosevic en 1989 ne fut pas un impossible « nettoyage ethnique » du Kosovo (les Albanais y formaient 80 % de la population ; il ne s’agissait ni de les expulser ni de les tuer). Mais il s’agissait bien de relations de domination « grand serbe » du peuple albanais poussant aussi à la séparation (quasi apartheid) des populations, une régression de statuts et de droits pour les Albanais rendant en fait irréversible leur aspiration indépendantiste. Un des objectifs était d’inverser la tendance au départ massif des Serbes de la province en interdisant la vente des terres aux Albanais, en créant des colonies de repeuplement, en fournissant des emplois sur la base des licenciements albanais ; en escomptant aussi, ce faisant, renvoyer « chez eux » en Albanie une part de population décrite comme infiltrée Enfin, des harcèlements et brutalités policières étaient pratiqués contre les militants séparatistes présumés. La résistance (pacifique puis armée) des Albanais du Kosovo relevait d’une lutte d’indépendance et de libération nationale contre une politique d’État « grand serbe » au sens dominateur de Belgrade que les grandes puissances étaient bien mal placées pour soutenir.

Alliance serbo-croate contre la Bosnie-Herzégovine

Le régime de Slobodan Milosevic comme celui de Franjo Tudjman en Croatie en dépit de leurs différences ont par la suite abordé de la même façon la question de Bosnie-Herzégovine, en considérant les droits et peuples qui y avaient été consolidés, comme des « créations artificielles » de Tito. Ils ont cherché à régler leurs propres conflits sur la base d’un partage ethnique de la Bosnie-Herzégovine. Les deux pouvoirs ont combiné l’action des forces paramilitaires en coulisse avec un régime parlementaire et pluraliste. La logique de Grande Croatie se prolongeait au plan externe vers la Bosnie-Herzégovine. Elle le fit d’abord hypocritement : d’une part avec le droit de vote en Croatie accordé aux Croates de Bosnie-Herzégovine anticipant une incorporation à un seul et même État ; mais aussi dès 1991, alors que la souveraineté de la Bosnie-Herzégovine était reconnue, par la mise en œuvre en pratique d’une politique d’expansion territoriale. Il en existait plusieurs variantes : l’une, prônée par les troupes oustachis, visait à agréger l’ensemble de la Bosnie à la Croatie donc « respectait » publiquement l’intégrité de la Bosnie-Herzégovine L’autre, plus « modérée », défendue par le parti de Tudjman (HDZ), œuvrait à la territorialisation des Croates de Bosnie-Herzégovine dans Herceg-Bosna, accolée à la Croatie, avec sa « capitale », Mostar pour pouvoir se revendiquer de « l’autodétermination » du peuple croate, symétrique à la revendication séparatiste bosno-serbe.

Dayton

La diplomatie états-unienne resta initialement à l’écart de la gestion directe de la crise yougoslave. Le FMI soutenait plutôt une gestion centralisée de la dette yougoslave et, ce faisant, des privatisations à l’échelle de la fédération. Après les sécessions slovène et croate, les États-Unis suivirent une logique proche de l’Allemagne et reprenant la propagande croate contre « le serbo-communisme » occultant la réalité du régime croate. Washington critiqua les « plans de paix » de l’ONU et de l’UE en Bosnie. Ce qui lui permettait de faire d’une pierre plusieurs coups : se présenter comme ami des musulmans (albanais et bosniaques) contre le serbo-communisme pour tenter de faire « passer » dans le monde musulman sa politique en Irak et son silence sur la Tchétchénie ; ridiculiser les tentatives de politique européenne autonome et l’ONU. Pour Clinton face aux républicains prônant un isolationnisme, il s’agissait de réinsérer les États-Unis dans le jeu diplomatique en Bosnie, avec les partenaires européens, et ce faisant de remettre en avant l’OTAN. Les circonstances et choix diplomatiques en 1995 à Dayton allaient le permettre.

Les frappes de l’OTAN en Bosnie en 1995, à la veille des négociations de Dayton, n’étaient aucunement hostiles à Milosevic ; celui-ci fut au contraire consolidé à cette époque contre les dirigeants ultranationalistes de Bosnie et les sanctions furent partiellement levées, produisant (outre l’accélération des privatisations) un constat d’échec tiré au Kosovo sur la politique de résistance pacifique impulsée par Ibrahim Rugova depuis le changement de statut de la province. Comme Richard Holbrook le souligna, le versant politico-militaire de l’accord était global-régional, précisément dans l’espoir de stabilisation d’ensemble mais porteur d’impasses aujourd’hui visibles :
* Il n’y avait ni gagnants ni vaincus ; l’accord signé était donc éminemment contradictoire : le président bosniaque le signait parce qu’il restait président de la Bosnie-Herzégovine dont les frontières étaient maintenues ; les autres parce que les nettoyages ethniques avaient été entérinés par la création des deux « entités » de Bosnie-Herzégovine et que des liens de confédération de chaque « entité » avec les États voisins restaient possibles
* Franjo Tudjman au nom des Croates et Slobodan Milosevic au nom des Serbes signaient parce que l’un et l’autre étaient consolidés par cette signature, au plan international, en Bosnie-Herzégovine et dans leur pays. Tudjman n’a en effet accepté d’être signataire de Dayton qu’une fois « réglée » la « question serbe » en Croatie par le nettoyage ethnique de plusieurs centaines de milliers de Serbes au cours de l’été 1995 faisant passer leur pourcentage dans la population de 12 % à 5 %, au vu et au su des grandes puissances.

La guerre du Kosovo

Dayton signifia donc la consolidation des pouvoirs forts de la région. L’espoir d’une reconnaissance internationale de la république autoproclamée du Kosovo fut anéanti. Des critiques surgirent alors envers la stratégie de résistance pacifique poursuivie par Ibrahim Rugova et son parti la LDK (Ligue démocratique du Kosovo) depuis les changements constitutionnels imposés par Belgrade en 1989. Du bilan de Dayton naquit une stratégie alternative de résistance pour l’indépendance, visant l’internationalisation du conflit par la violence.

L’armée de libération du Kosovo (UCK) avait des bases idéologiques hétéroclites. Ses actions ont commencé à se déployer à partir de 1995 contre l’appareil policier serbe provocant des représailles d’autant plus démesurées que la frontière de la résistance allait bien au-delà de l’UCK et que des familles entières, notamment dans les villages, pouvaient être solidaires « autour » de quelques uns de leurs membres impliqués : plus l’UCK était réprimée, plus sa lutte devenait populaire bien que marginale, extrêmement sectaire dans ses comportements y compris intra-communautaires et incapable donc de remettre en cause la popularité acquise par son adversaire politique Ibrahim Rugova. Entre 1996 et 1998 l’UCK fut « classée » comme « terroriste », non seulement par Belgrade, mais aussi par toutes les diplomaties occidentales y inclus les États-Unis, qui demandaient seulement à Belgrade une certaine « modération ».

Globalement, il s’agissait désormais d’instrumentaliser les conflits du Kosovo dans le but de confirmer et étendre la redéfinition de l’OTAN et son déploiement vers l’Europe de l’Est, d’établir des bases militaires états-uniennes dans cette région et notamment dans la zone stratégique des Balkans, avec l’accès à la mer en Albanie et Roumanie ; d’œuvrer à l’intégration de la construction européenne dans un cadre atlantiste, contre toute velléité de politique autonome de l’UE.

Mais pour légitimer des bombardements de l’OTAN sur un pays européen, il ne fallait pas moins qu’un Hitler et une menace de « génocide » anti-albanais. Slobodan Milosevic comme Saddam Hussein fut donc catalogué comme un « Hitler ». Après l’échec des négociations, le conflit s’envenima. L’OTAN en décidant d’intervenir mit de l’huile sur le feu. Les bombardements aériens ont forcé l’exode de 800 000 Albanais. Selon le rapport de Human Right Watch en 2001, l’expulsion de masse des Albanais pendant la guerre de l’OTAN pouvait servir, en réalité, plusieurs objectifs : une modification de la composition ethnique du Kosovo ; une négociation sur le partage territorial du Kosovo ; mais aussi des objectifs inextricablement liés à la guerre de l’OTAN elle-même déstabiliser les États voisins et rendre plus difficile des interventions au sol.

Éléments de conclusion

Certain(e)s (souvent hier anti-impérialistes) constatant les violences commises et les difficultés des résistances intérieures, en ont conclu qu’il fallait exiger puis soutenir l’intervention militaire des grandes puissances ; et face aux impasses des plans de paix de l’ONU et de la Communauté européenne, c’est vers l’OTAN transformée en bras armé de l’ONU, que se tournait leur espoir d’émergence d’un « gendarme » d’un monde supposé « civilisé ». Pour les courants qui adhéraient à cette idéologie, la guerre de l’OTAN entre mars et juin 1999 à propos du Kosovo fut accueillie comme « tardive » mais bienvenue et légitime à défaut d’être légale en regard du droit international.

Les Balkans sont aujourd’hui clairement « intégrés » à un projet d’encadrement euro-atlantique fort éloigné de choix démocratiques de société, donc d’une réelle autodétermination des populations concernées sur les formes et contenus des États où elles s’insèrent et voudraient défendre leurs intérêts et leur dignité. Le Kosovo comporte une gigantesque base états-unienne celle de Bondsteel et la généralisation des États précaires des Balkans contestés et incapables de par leur adhésion aux politiques néolibérales d’assurer une cohésion sociale, illustre la non stabilisation de la région après la guerre de l’OTAN et six ans après la chute de Milosevic.

Nous avons refusé les logiques binaires (Milosevic ou l’OTAN) non pas parce que nous mettions les deux sur le même plan, mais parce que choisir l’un contre l’autre n’était ni nécessaire ni clarificateur. Il fallait se mobiliser sur deux plans :

  • à l’échelle des enjeux géostratégiques, de l’ordre mondial et européen, Milosevic ne pesait pas, il fallait dénoncer le redéploiement de l’OTAN et des logiques impérialistes et néolibérales états-uniennes et européennes et les mensonges de leurs propagandes ;
  • mais à l’aune de la recherche de « sens » pour les résistances à l’ordre mondial impérialiste, il fallait se dissocier clairement des politiques réactionnaires menées par Milosevic parce qu’elles empêchaient tout rapprochement multinational des peuples et dénaturaient tout projet socialiste. Il a conduit aux pires impasses le peuple serbe et fut le principal artisan de sa propre chute.

  • Catherine Samary, économiste, est membre du Comité international de la IVe Internationale. Elle a publié, entre autres, La déchirure yougoslave (l’Harmattan 1994) et Les conflits yougoslaves de A à Z (Atelier 2000).