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CUBA

Rapide coup d’œuil sur le futur

Lundi 12 février 2007, par Aurelio ALONSO

La construction révolutionnaire socialiste à Cuba a été conduite sous la direction de Fidel Castro durant près d’un demi-siècle. Pour des raisons biologiques évidentes les personnalités de la génération qui a dirigé la lutte pour le pouvoir et qui a établi les fondements de la nouvelle société vont quitter la scène dans un avenir assez proche. Le problème de la succession n’est donc pas une possibilité, c’est un fait qui s’impose de manière inexorable.

Jusqu’à récemment ce sujet était éludé chez nous, peut-être pour éviter que des soupçons de maladie ne voient le jour à partir d’une telle spéculation. Lorsqu’on nous demandait ce qui se passera à Cuba le jour où Fidel ne sera plus (une façon de ne pas mentionner la mort) nous nous limitions généralement à chercher des réponses ingénieuses, également elliptiques, ou à émettre des jugements creux jusqu’au ridicule, pour assurer que rien ne va changer, que tout se poursuivra comme avant, que la société cubaine est totalement préparée, que « la relève » est prête et que le parti est immortel.

Ce qui est certain c’est que nous n’avons pas pris assez de temps pour réfléchir et encore moins pour débattre publiquement de ce futur ; nous autres, Cubains, qui vivons cette réalité et qui allons devoir vivre celle qui va venir, nous avons laissé le débat entre des mains étrangères, qui n’étaient pas forcément des adversaires et étaient souvent préoccupés par l’avenir du socialisme, à Cuba et ailleurs. Une fois de plus donc, à ce sujet comme dans beaucoup d’autres, un débat, avant tout cubain par son contenu, nous arrive par rebond.

L’importance de l’affaire tient à l’impact d’un tel fait pour les Cubains, pour la voie de la construction d’une société d’équité et de justice, d’intenses solidarités, proclamée socialiste, ayant a été dirigée pendant un demi-siècle d’une façon nettement personnalisée, tant en ce qui concerne l’orientation générale du projet que les décisions conjoncturelles. Une orientation qui a été forcée — par un blocus implacable — à réaliser des zigzags stratégiques pour garantir sa survie, à résister dans des conditions d’une austérité imposée à la population, sous une menace permanente d’agression qui devient plus forte lors des moments critiques, restreignant ainsi les capacités d’assurer au peuple la satisfaction d’une grande partie de ses besoins de base. Il n’est pas nécessaire de poursuivre ce rosaire pour dessiner le paysage socio-économique que le pays a traversé. J’essaie de faire ici allusion à la réalité concrète, non à des jugements de valeur.

Il n’y a pas de motifs ni d’arguments pour pronostiquer que le projet socialiste cubain deviendra non viable lorsque nous n’aurons plus Fidel. Néanmoins sa sortie de l’espace de la prise des décisions politiques sera le choc le plus fort que la direction du socialisme cubain aura connu. Je crois que personne ne devrait douter de cela et que de ce fait même, sans avoir besoin d’autres considérations, il ne faut pas s’encombrer des réponses qui banaliseraient ce fait.

Concentration du leadership

Lorsque l’on m’interroge sur cette perspective, je réponds que je ne peux prévoir ce qui se passera, mais je peux exposer ce que je souhaiterais qu’il se passe. Je me fonde maintenant sur cette réflexion, que j’ai eu l’occasion de répéter, car il ne s’agit pas d’une réponse occasionnelle, mais, en réalité, de ce futur qui est lié à toutes les questions que je vais traiter.

La direction de notre processus révolutionnaire (je ne veut pas généraliser ici) se fonde sur une double légitimité. D’une part la légitimité charismatique (une catégorie bien définie sur le plan théorique par Max Weber), basée sur les capacités et le consensus autour d’un leadership historique, que la figure de Fidel personnalise, et qui est intransmissible et unique pour des raisons diverses, y compris le génie ou le talent de ce dirigeant. D’autre part, la légitimité institutionnelle, basée sur les instruments politiques et juridiques adoptés depuis le milieu de la décennie 1970 et qui ont été partiellement rénovés au début de la décennie 1990, même s’ils gardent dans une large mesure l’empreinte de la conception structurelle et fonctionnelle de la bureaucratie soviétique, avec des aspects positifs mais sans doute également avec certains défauts, qui ont fait mourir le socialisme dans un pays si puissant.

Entre ces deux légitimités des organes du pouvoir c’est, pour des raisons évidentes, le leadership charismatique qui a dominé ce qui est institutionnel. Pour le dire sans détours, aujourd’hui l’autorité du Commandant en chef (le seul titre qui comprend tous les pouvoirs et qui, dès sa formalisation lors de la restructuration des grades militaires, devrait disparaître avec Fidel, si mes souvenirs sont exacts) est décisive et n’est pas remise en question ni dans le Bureau politique du Parti communiste, ni à l’Assemblée nationale du pouvoir populaire, ni au sein du Conseil d’État. De même, évidemment, dans les Forces armées, dont le chef de l’État devient le Commandant en chef en temps de guerre sous toutes les latitudes. Ainsi les organes de décision, qui sont explicitement et intentionnellement collégiaux et qui furent conçus ainsi, se soumettent au leadership personnel.

Notons, entre parenthèses, que nombreux sont ceux qui ont cédé à l’apparence équivoque selon laquelle dans la sphère du pouvoir civil prédomine une forme relevant de l’état de guerre, alors que le pays vit en paix. Cela fait penser que le pays avait été forcé de vivre l’état de paix comme s’il était en état de guerre.
Une telle concentration du leadership a pu avoir provoqué quelques erreurs (je ne suis pas capable d’en juger), mais a permis une cohérence du projet révolutionnaire, une continuité de consensus en ce qui concerne la souveraineté et la vitalité des idéaux de la justice sociale et de la solidarité, qui après un itinéraire hasardeux ont trouvé leur place et un écho approprié sur notre continent. Mais la préservation de ces acquis et le développement de nouveaux exigeront, à mon avis, un changement dans le dispositif du pouvoir.

Dans l’idéal l’effacement de la direction historique du premier plan politique devrait conduire à une transition de cette forme de leadership à une relation nouvelle, dans laquelle les rapport collégiaux s’imposent à la volonté individuelle en ce qui concerne la prise de décisions et la conception des stratégies. De fait, c’est ce que stipule la Constitution : que le Président n’est pas à la tête du pays, mais préside les travaux du Conseil d’État et que, lorsque sa proposition n’y est pas majoritaire, il doit se soumettre à la majorité. Quelque chose de similaire devrait avoir lieu en ce qui concerne le rôle du Chef de l’État devant l’Assemblée Nationale.

Cela ne signifie pas qu’il ne faille pas légiférer ni que l’on ne puisse réaliser des changements institutionnels pertinents. De tels changements ne signifieraient nullement le besoin d’implanter artificiellement les modèles de la démocratie libérale, mais découleraient des exigences propres du système, se fondant sur une institutionnalité qui, pour insuffisante qu’elle puisse être, n’a pas encore donné tout ce dont elle dispose. Car il s’agit d’un domaine où « les conseils de l’extérieur », fussent-ils le mieux intentionnés, apportent peu.

L’intervention de Fidel Castro dans la Aula Magna de l’Université de la Havane le 17 novembre 2005 a impressionné l’auditoire, car elle présentait les préoccupations qui n’avaient pas été rendues publiques jusque-là (1). Ils assaillent sûrement le grand homme d’État, qui sait que son temps est compté. L’expérience socialiste née de la révolution d’octobre s’est avérée être réversible. Cette catastrophe a démantelé le mythe de son irréversibilité. L’épicentre du post-capitalisme au sein du système-monde a été désarmé (et a laissé flotter au gré des vents sur l’océan néolibéral la deuxième puissance nucléaire de la planète, paupérisée et dépendante). Qu’aurait de surprenant dans cette situation le fait que la première préoccupation de Fidel tourne autour de la réversibilité de notre propre processus, si l’ont tient compte du fait qu’en Europe ce n’est pas seulement l’expérience et sa conception qui ont échoué, mais que l’échec a touché le socialisme (et même l’utopie autour de laquelle a été établi le projet bolchevique) ? Tout cela était supposé irréversible. Et ce n’est pas qu’ils ont décidé de faire autrement. Non, ils ont abandonné. Une catastrophe qui a provoqué une crise généralisée du paradigme socialiste. Non parce qu’il serait achevé, mais parce qu’évidemment il faut le penser autrement et tenir compte du fait que le socialisme s’est avéré être réversible.

Démocratie ?

Si ce modèle a engendré les germes de sa propre destruction, toute expérience socialiste peut donc les engendrer. Fidel estime que si la révolution ne peut être détruite de l’extérieur, elle peut se saborder elle-même. Et il indique la corruption comme étant au centre du mal pouvant provoquer cette destruction. Je pense qu’il a raison, mais qu’il n’a pas tout dit. Je me demande d’ailleurs si l’écroulement du système soviétique était, essentiellement, un effet de la corruption, même si la corruption était certainement présente dans le cadre des déformations. Je crois que le socialisme peut être agressé aussi bien par la corruption que par le bureaucratisme et le manque de démocratie. Et je ne parle pas là de systèmes électoralistes, des confrontations pluripartidaires, des campagnes de luttes, ni d’alternances dans l’exercice du pouvoir. Je parle de la démocratie, que nous n’avons pas été capables de créer sur Terre, bien que nous croyons tous savoir de quoi il s’agit. Nous ne l’avons pas créée dans le capitalisme — celle qui intéresse n’est pas autre que celle qui s’est imposée historiquement — car la démocratie y sert d’appui à l’empire du marché et de l’argent, aux dynamiques d’enrichissement qui font que ce que nous qualifions de corruption constitue là-bas sa dynamique substantielle de reproduction et de ce fait elle réduit la notion de corruption à la violation de ses propres règles de jeu.

Nous ne l’avons pas créée dans les expériences socialistes, car les progrès visant à permettre au peuple une participation effective dans les mécanismes de décision, louables dans certains cas, ont été insuffisants. Le Che avait noté que « les masses doivent avoir la possibilité de diriger leur destinée, de décider ce qui va à l’accumulation et ce qui va à la consommation ; la technique économique doit opérer avec ces choix ; la conscience des masses garantira sa mise en œuvre ». Il s’agit là d’un projet à long terme, auquel on n’arrivera pas si, par exemple, la corruption nous submerge. Pour cette raison nous devons non seulement considérer la corruption comme un délit, mais aussi comme un problème moral. Car le succès face à un délit ne garantit pas sa suppression et les corrompus de demain peuvent prendre la place des corrompus d’aujourd’hui.

C’est seulement au fur et à mesure de la construction d’une société engagée de manière consensuelle dans le dépassement de l’inégalité, de la misère, de la soumission à la tyrannie du capital qu’il deviendra évident que la démocratie, en tant que pouvoir du peuple, pour le peuple et par le peuple est une catégorie politique qui est seulement compatible avec le socialisme, car il a déjà démontré qu’il n’a pas — contrairement au capitalisme — la capacité de se maintenir sans elle.

Nous devons nous habituer à penser que Fidel n’aura pas le temps pour trouver une solution pratique à des problèmes qui requièrent inévitablement du temps. Il est très probable que les générations qui viennent vont regretter l’absence de sa vision en devant faire face à ces problèmes. Nous aussi, qui avons vécu ensemble avec lui, nous aurions souhaité pouvoir trouver des réponses pratiques à plusieurs des inquiétudes qui nous interrogent aujourd’hui. Et je suis sûr que c’est aussi son cas et que cette anxiété justifiée apparaît à l’occasion de ses discours de ces dernières années.
Nouvelle situation, nouveaux défis

Mais le plus important à mon avis c’est de tenir compte du scénario actuel. En le formulant le plus brièvement : l’effondrement du socialisme a créé, au sein de l’Empire, des illusions. Elles se sont effondrées rapidement et le monde commence à vivre une autre marée de transformations. Cette marée, qui pourrait être plus prometteuse que celle qui a conduit à l’apparition du monde bipolaire que nous avions connu, a commencé en Amérique Latine, avec des moteurs qui coïncident harmonieusement avec le projet cubain. Ce scénario a connu une ouverture à Cuba de Fidel et ce Cuba de Fidel a, de nombreuses manières, aidé à ce qu’il démarre aussi en Amérique. Le fameux dicton de Margaret Thatcher — « there is no alternative » (« il n’y a pas d’alternative ») — utilisé” pour justifier l’application du modèle néolibéral, s’est retourné contre ses créateurs. Aujourd’hui il n’y a pas d’alternative pour l’impérialisme et pour ses centres de pouvoir il pourrait être très difficile d’accepter même un capitalisme différent, et non seulement le progrès d’un socialisme réinventé.

Fidel Castro ne pourrait se pardonner de vivre cette réalité en tant que retraité, en tant que simple témoin, ni le monde qui commence à se soulever ne voudrait qu’il le fasse.
La reconstruction des paradigmes permet déjà qu’émergent des signes nouveaux. Aucune conception ne devrait être copiée, aucune souveraineté ne devrait se soumettre, aucun intérêt ne devrait être subordonné, aucune direction ne devrait être copiée. Nous héritons un apprentissage pour un socialisme différent de tout ce qui a été vu jusque-là, et Fidel, disposant de plus d’expérience que tout autre homme d’État connu en ce qui concerne la manière de sortir des chausse-trappes et du harcèlement, peut encore avoir des choses à nous apporter.

Il est certain que depuis de nombreuses années nous commettons des erreurs et que nous continuerons a en commettre encore en croyant savoir ce qu’est le socialisme. Et aussi en croyant savoir ce qu’est la démocratie. En outre il est vrai que l’économie est loin d’être une science exacte. Le terme « économie politique » n’est pas né par caprice, ce que les économistes imbus de leur science ont tendance à oublier, comme ils ont tendance à déprécier la pertinence du débat opposant le critère économétrique au critère extra-économique (2). Il ne s’agit pas là d’une maladie locale des Cubains, ni même d’une spécificité du socialisme. John Kenneth Galbraith, décédé récemment à l’âge de 97 ans, n’a même jamais été proposé pour le Nobel de l’économie parce que ses théories sortaient trop du cadre étroitement économique, et cela malgré la quantité et l’importance de ses écrits et malgré le fait qu’il avait été choisi comme conseiller par trois présidents des États-Unis. Mais par chance, il paraît que nous arrivons à un consensus : c’est le socialisme du XXI-e siècle qu’il faut inventer.

Avec toutes ces insuffisances la société cubaine, socialiste — même si ce terme exprime surtout encore ce qu’elle aspire à être et non ce qu’elle est — dispose d’une intelligence, d’un know how (d’un « capital humain » comme c’est à la mode de le formuler) qui est exceptionnel et décisif pour les changements qui sont à l’ordre du jour sur le continent. Aussi pour penser l’avenir à partir d’une perspective politique, économique, sociologique et éthique.

Rien de cela ne nous permet de cesser de nous préoccuper de la conjoncture qui se réalisera lorsque Fidel ne sera plus. Mais jamais, toutefois, elle ne sera ce qu’imaginent les ennemis de la révolution, plus préoccupés, à dire vrai, par le fait qu’il puisse rester vivant que par sa mort.

Notes

1. Dans ce discours, Fidel Castro a dit entre autres : « Cette révolution peut se détruire toute seule et les seuls qui ne peuvent arriver à la détruire, ce sont eux [les États-Unis, l’impérialisme] ; Mais nous, nous pouvons la détruire et ce serait de notre faute ». Et il insistait, parlant de « plusieurs dizaines de milliers de parasites qui ne produisent rien et gagnent tout… » à Cuba.

2. L’auteur fait ici allusion au débat économique menée par le Che avant son départ de Cuba, débat pour lequel le révolutionnaire cubain avait invité notamment les économistes Ernest Mandel et Bruno Bettelheim. Les conceptions économiques du Che ont alors du céder devant la pression soviétique...

* Paru dans la revue "Inprecor" n° 523 de janvier-février 2007.

* Aurelio Alonso, philosophe et militant révolutionnaire cubain, a passé par toutes les expériences de la gauche critique cubaine, depuis celle de la revue Pensamiento Critico des années 1970 à celle du Centre d’Études sur l’Amérique des années 1980-1990, deux institutions ayant subi chacune en son temps le zèle policier et bureaucratique alors qu’ils cristallisaient le meilleur de la pensée révolutionnaire du pays. L’article que nous reproduisons ici « a été rédigé en réponse à un questionnaire présenté à un groupe de chercheurs cubains » écrit l’auteur, en vue de sa publication sous le titre : « Cuba, les dilemmes du futur — un débat sur Cuba à partir du discours de Fidel à l’Université de la Havane » (le 17 novembre 2005), par la revue cubaine La Jiribilla. Il a publié en 1994, avec Julio Carranza, La economía cubana : ajustes con socialismo (L’économie cubaine : ajustements et socialisme) et, en 1998, Iglesia y política en Cuba revolucionaria (Église et politique à Cuba révolutionnaire). Traduit de l’espagnol par J.M. Les intertitres, les notes et le titre sont de la rédaction d’"Inprecor".