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« Nous pouvons vaincre l’économie libérale »...

Interview de Samir Amin

Dimanche 23 mars 2008

La moitié de la population mondiale est menacée d’extinction en l’espace de quelques décennies. Le pronostic est de Samir Amin. De passage à Stockholm, il y a quelques années,il a esquissé cette évolution comme une possibilité. Cela n’a pas ému grand monde. Personnellement, je n’ai cessé d’y réfléchir bien que personne ne semblait s’en préoccuper. Dans son dernier livre, "Le virus libéral", Amin analyse cette menace de manière plus approfondie et contextualisée.

La moitié de la population mondiale, trois milliards de personnes, vivent de l’agriculture. Une dizaine de millions travaillent dans une agriculture mécanisée dans l’économie capitaliste de l’Amérique du Nord, de l’Europe, de l’Australie et d’une partie de l’Amérique latine. La productivité dans les exploitations agricoles les plus efficientes du monde est presque 2.000 fois supérieure à celle de l’écrasante majorité des paysans.

Marchandisation et génocide

En novembre 2001, l’Organisation mondiale du commerce (OMC) a donné son feu vert à l’ouverture à la concurrence de l’agriculture. Les produits alimentaires : une marchandise comme une autre. Cela a ouvert la possibilité pour les sociétés transnationales, dans toute la zone couverte par l’OMC, d’acheter des terres et de rationaliser la production d’aliments sur la base des techniques les plus efficaces. Il serait ainsi possible d’assurer tous les besoins en aliments du monde par l’addition de quelque vingt millions de travailleurs agricoles. Ce processus de rationalisation prendra environ quelques décennies – et rendra la moitié de la population inutile et surnuméraire. Un travailleur agricole bien équipé pourrait remplacer 2.000 paysans pauvres.

Ceci n’est pas un "problème structurel" ordinaire. Trois milliards de personnes ne pourront pas être absorbés par l’industrie, même avec une croissance fantastique. Et rien n’indique que l’économie mondiale pourra pourvoir à leurs besoins.

Nous sommes menacés par un génocide, une catastrophe d’une ampleur telle qu’elle fera plus de victimes que le bilan cumulé de toutes les guerres et catastrophes naturelles que l’histoire a connues.

N’y a-t-il aucune mobilisation pour empêcher cette catastrophe ?

Il nous faut avant tout recréer des alliances entre les classes laborieuses des villes et de la campagne. C’est fondamental et c’est possible. Cette question est train de mûrir et les gens se rendent de plus en plus compte que l’évolution actuelle conduit au génocide. Au Nord, cependant, on paraît pas en être conscient. Pensez au capitalisme suédois qui, jusqu’aux années trente, a provoqué une catastrophe énorme qui a pu être absorbée – parce que vous êtes un petit pays – grâce à une émigration massive vers l’Amérique. Il faut, en outre, vaincre l’économie libérale. Cela aussi est possible. Il y a dix ans, beaucoup de gens croyait en l’économie libérale. C’est beaucoup moins vrai aujourd’hui.

Trois compromis mis en échec

Le capitalisme n’a eu de cesse d’affaiblir les classes laborieuses. Elles ont emporté des succès ces dernières vingt années – bien plus que durant les décennies qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale. Pendant 20-40 ans, après la guerre, le rapport de forces a été plus que jamais dans l’histoire du capitalisme été favorable aux peuples. C’était le résultat de trois victoires : celle de la démocratie sur le fascisme, celle des peuples d’Asie et d’Afrique sur le colonialisme et celle de l’Union soviétique sur le nazisme. Ces victoires ont rendu possibles trois compromis historiques entre travail et capital. En Europe occidentale, on a pu construire l’Etat Providence. En Europe de l’Est et dans quelques autres pays s’est développé le socialisme réellement existant. Et en Asie et en Afrique, dans l’esprit de la Conférence de Bandung, un développement indépendant a pu être entamé. Ces compromis ont permis une certaine croissance et un certain développement qui ont bénéficié aux classes laborieuses (mais pas nécessairement de manière démocratique ou socialiste). Ces compromis avaient cependant leurs limites et les contradictions internes ont crû avec les années. Dans les années 1970 et 1980, il y a eu stagnation et le capital a pu repasser à la contre-offensive. L’impérialisme a assumé la forme nouvelle d’un "impérialisme collectif" conduit par la Triade (Etats-Unis, UE et Japon). Son oligarchie financière partage un intérêt commun d’appropriation du marché mondial.

Lorsque les compromis se sont fissurés, l’oligarchie financière a pu propager l’économie de marché sur une aire sans cesse plus grande sans rencontrer de résistances.

L’économie de marché est son idéologie, acceptée même par la social-démocratie.

Ce que les sociaux-démocrates n’ont jamais compris est que la défaite du communisme n’a pas été leur victoire, mais leur propre défaite. Ils n’ont pas su tirer avantage de la chute du mur, que du contraire, ils en ont aussi les victimes. En Europe de l’Ouest, le capital s’est vu obligé d’accepter l’Etat Providence, entre autres grâce à la menace communiste. Lorsque le mur est tombé, il a pu passer à l’offensive contre les classes laborieuses, non seulement en Europe de l’Est mais aussi dans les Etats Providence de l’Ouest.

Et la Chine ? Peut-elle à l’avenir devenir une superpuissance à l’égale des Etats-Unis ?

Non, je n’ai pas changé d’opinion. Il existe des projets nationaux bourgeois. L’un d’eux est la Chine. Il en existait auparavant deux autres, la Corée du Sud et Taiwan. Ils ont pu se développer grâce à un soutien des Etats-Unis, accordé pour des motifs géopolitiques. Le projet national bourgeois chinois est plus grand et plus important. Le leadership chinois constitue actuellement une classe politique dirigeante qui s’imagine que la Chine va devenir une grande puissance capitaliste à l’intérieur du système global, avec une capacité de défier les autres. Je pense que cela leur sera impossible, pour une raison très simple. Pour atteindre ce but par la voie capitaliste, ils ne disposeront pas d’un soutien massif interne. Pareil projet ne pourra se construire qu’en augmentant la marginalisation et les inégalités, et en affaiblissant les classes laborieuses et la majorité des paysans. Le compromis historique social-démocrate entre travail et capital ne peut être réédité. Il n’était possible que dans des pays qui pouvaient tirer avantage du fait qu’ils se trouvaient à un niveau supérieur – impérialiste – à l’intérieur du système global.

La logique du système va contraindre la Chine à devenir davantage encore une chaîne de montage bon marché à l’exportation, surtout vers les Etats-Unis mais aussi vers l’Europe où les revenus sont plus élevés. Cela, c’est la contradiction grandissante. La majorité des classes laborieuses en Chine – urbaines et rurales – prend de plus en plus conscience de ce que la voie capitaliste n’a que très peu de chose à lui offrir. Les progrès ont reposé, durant un nombre d’années, sur la croissance d’une classe moyenne, qui a cru de quelques pour cent à sans doute quelque 10-20 pour cent de la population. Cette évolution peut encore se poursuivre un temps mais pas durant plusieurs années. Il n’y a rien à retirer du système mondial.

Qu’est-ce qui caractérise dans ce cas "l’impérialisme collectif" ?

Jusqu’à la fin du 20ème siècle, les monopoles ou les oligopoles étaient essentiellement nationaux, en ce sens qu’ils étaient positionnés sur un marché national (même si le pillage avait également lieu à l’étranger). Le degré de concentration dans l’économie est actuellement à ce point élevé qu’une société transnationale ou un oligopole qui souhaite rejoindre le peloton de tête doit avoir un accès immédiat à un marché global. Une entreprise dominante n’avait besoin, il y a cinquante ans, que d’environ 100 millions de clients potentiels. Aujourd’hui, il lui en faut 600 millions. Telle est la base de l’impérialisme collectif.

L’oligarchie financière de la Triade ne dispose pas d’un appareil d’Etat commun pour administrer son impérialisme. Il agit par le biais d’instruments collectifs tels que l’Organisation mondiale du commerce (OMC), le Fonds monétaire international (FMI), la Banque mondiale (BM) et l’Union européenne. Ce sont tous des instruments qui cherchent à diriger l’économie globale et modifier le rapport de forces en défaveur des classes laborieuses. L’Europe et le Japon sont aussi libéraux que les Etats-Unis au sein de l’OMC, le FMI et la BM, mais ils ont besoin d’une puissance militaire pour arriver à leurs fins. C’est dans cette perspective que les Etats-Unis apparaissent comme une puissance hégémonique. Ils entrent en Irak non seulement dans leurs propres intérêts mais aussi pour ceux de l’oligarchie financière européenne, qui devra payer pour le service rendu – et bien au-delà de son prix. L’ensemble des investissements militaires des Etats-Unis est financé par le reste du monde – y compris par l’Europe.

Un autre monde est possible

Notre tâche est de faire renaître l’internationalisme des peuples. Les travailleurs et les classes laborieuses devraient s’unir à tous les niveaux, à l’intérieur des pays et entre les pays, et cesser de se faire concurrence. Cela ne pourra se faire que sur une base anti-impérialiste appuyée sur une stratégie antilibérale. L’internationalisme ne peut être bâti sur la charité – donner aux pauvres pour des motifs humanitaires – mais sur la solidarité, sur des intérêts communs opposables à un ennemi. Et l’ennemi principal est l’oligarchie financière de la Triade, ses représentants politiques et avant tout la classe dominante des Etats-Unis.

Nous devons nous fixer deux tâches immédiates. En premier lieu, nous devons infliger une défaite au projet des Etats-Unis de contrôler militairement la planète. Ce faisant, nous créerons aussi les conditions d’une victoire sur l’impérialisme collectif. Je suis optimiste, je dirais même très optimiste. Les Etats-Unis ont déjà perdu la guerre en Irak – pas entièrement, mais au point d’avoir manqué leur but d’y installer un régime de marionnettes en état de fonctionnement. Il nous faut aller plus loin que cela, de sorte que la classe dirigeante des Etats-Unis se voie contrainte par les peuples du monde d’abandonner son projet de contrôle militaire. Nous avons besoin d’une sorte de campagne "US go home" mondiale visant le démantèlement des bases américaines dans le monde et, pour ce qui concerne l’Europe, la dissolution de l’Otan.

En deuxième lieu, il nous faut vaincre le libéralisme économique, qui s’exprime par le biais des instruments de l’impérialisme collectif tels que l’OMC, le FMI et l’Union européenne. L’OMC n’a pas pour objet le commerce international. C’est une institution qui organise le système économique dans tous les pays, surtout dans le tiers-monde, dans le but d’accélérer l’accumulation du capital dans l’intérêt des pays du Centre. Ses missions sont celles d’un Ministère des Colonies. L’Angleterre et la France n’ont pas agi autrement auparavant.

Il nous est possible d’obtenir des victoires sur ces deux fronts durant les prochaines années.

L’énorme défi pour les partis et organisations au sein du Forum social mondial est de combiner ces deux tâches. Cela suppose de redonner la primauté aux politiques nationales sur les politiques internationales. Les nations ont besoin d’autodétermination – non pour des raisons culturelles, parce qu’elles sont noires ou blanches, chrétiennes ou musulmanes, mais en raison de leur histoire politique. Un haut degré d’indépendance est nécessaire pour faire baisser les inégalités entre nations dans le monde d’aujourd’hui. C’est ainsi qu’il nous faut concevoir l’unité des classes laborieuses.

Le débat doit partir de la base. Je ne vois aucune contradiction entre les niveaux nationaux et globaux, mais je pense qu’il n’y aura aucun progrès au plan international tant qu’il n’y aura pas de progrès au plan national. Lorsque les choses bougent, c’est du bas vers le haut et, cela, c’est essentiellement le niveau national.

Åke Kilander (interview)
GRESEA (traduction)


Voir en ligne : www.gresea.be