Des États riches et des entreprises multinationales achètent ou louent à très long terme des superficies considérables de terres agricoles dans les pays en voie de développement. Portrait d’une véritable ruée, exacerbée par la crise alimentaire, qui a un fort relent de colonialisme et dont les conséquences pourraient être désastreuses.
L’Arabie Saoudite a pris le contrôle d’environ 1,6 million d’hectares de terres en Indonésie, soit à peu près les trois quarts des terres cultivées au Québec ! Et conjointement avec les Émirats arabes unis, l’Arabie Saoudite s’est appropriée 1,4 million d’hectares dans des pays comme le Pakistan ou le Soudan. La Turquie, le Kazakhstan, le Cambodge, les Philippines, l’Ouganda sont également visés par les pays du Golfe Persique. Il s’agit là aussi d’assurer l’approvisionnement en céréales des pays investisseurs dans lesquels la rareté de l’eau limite la production agricole.
En Tanzanie, en moins d’un an, des compagnies internationales de production de biocarburants ont accaparé 11 millions d’hectares, soit pratiquement le huitième de la superficie du pays pour cultiver des plantes destinées à produire des biocarburants pour l’exportation. L’une d’entre elles, Sunbiofuels de Grande-Bretagne, a par exemple mis la main sur 40 000 ha pour produire du jatropha à des fins énergétiques, après avoir évincé les agriculteurs, qui ont reçu une maigre compensation. Comme le signale le Financial Times, qui rapportait l’événement, il sera très difficile pour le gouvernement tanzanien de récupérer ces terres afin d’y produire des aliments, puisque la concession est d’une durée de 99 ans.
À Madagascar, la compagnie sud-coréenne Daewoo avait négocié avec le gouvernement malgache la location pour 99 ans de près d’un million et demi d’hectares. Son projet était de cultiver du maïs, avec comme objectif une production annuelle de 5,5 millions de tonnes en 2023 destinées à être exportées en Corée du Sud. Ce pays asiatique importe actuellement 11 millions de tonnes de maïs par année, principalement des États-Unis. À cela, s’ajoutait la production d’huile de palme. Pour mener à bien son projet, Daewoo entendait faire venir de la main-d’œuvre principalement sud-africaine. La colère suscitée par les révélations entourant l’entente entre la compagnie et le gouvernement malgache, et par l’attitude arrogante dont la compagnie a fait preuve dans la justification de sa démarche, a eu raison du projet.
Ces exemples ne représentent qu’un petit échantillon dans une multiplication de transactions du même genre par des pays « accapareurs » (directement ou par le biais de certaines de leurs compagnies ou sociétés de placement). Ce sont aussi bien des pays européens (Grande-Bretagne, Suède), asiatiques (Chine, Corée du Sud, Japon dont les entreprises contrôlent déjà plus de 12 millions d’hectares à l’étranger), pétroliers (pays du Golfe Persique, Libye, etc.) que des compagnies de pays émergents (Brésil, Inde). Les pays cibles sont également répartis sur à peu près tous les continents : Amérique latine (Paraguay, Argentine), Asie (Birmanie, Cambodge, Laos, Indonésie, Philippines, Thaïlande, Vietnam), Europe centrale (Ukraine), Afrique (Sénégal, Mali, Malawi, Ouganda, Soudan, Tanzanie).
Ces listes non exhaustives ne font qu’illustrer un mouvement qui prend une ampleur préoccupante. Les pays et les compagnies qui investissent ainsi dans le contrôle de grandes superficies de terre agricole sont guidés par des raisons qui peuvent varier : s’assurer un approvisionnement en produits alimentaires pour les uns, accroître la production de biocarburants pour les autres ou simplement, en ces temps de débâcle financière, investir dans ce qui apparaît comme étant le meilleur véhicule de placement à long terme pour des fonds spéculatifs. Ces raisons relèvent toutes d’un même constat : la crise alimentaire et la crise énergétique ont mis en évidence le caractère limité des disponibilités en terres agricoles pour satisfaire à la fois les besoins énergétiques et les besoins alimentaires d’une population mondiale croissante et confrontée à l’épuisement des énergies fossiles. Il est ironique que les mêmes pays qui ont tenté de libéraliser le commerce des produits agricoles au cours de la ronde de Doha, en invoquant les vertus du libre-échange pour assurer les besoins de la planète, semblent soudain accorder une confiance limitée à une telle stratégie puisqu’ils optent pour le contrôle direct de la terre et des ressources productives.
Un nouveau colonialisme
Presque 50 ans après les grands mouvements de décolonisation, les terres agricoles des pays en développement sont donc en train de devenir l’objet d’une nouvelle prise de contrôle par des intérêts étrangers. C’est d’ailleurs au nom du rejet d’un néocolonialisme que le projet sud-coréen à Madagascar vient d’avorter. Mais ce recul, s’il montre qu’une mobilisation peut entraver l’aboutissement de tels projets, n’est encore qu’une exception dans un mouvement qui prend de l’ampleur.
Si le patrimoine agricole des pays en développement suscite tant de convoitise et donne lieu à de telles concessions, c’est naturellement en raison de la dépendance de ces pays à l’égard des investissements étrangers. Il est facile de faire miroiter aux agriculteurs locaux les retombées économiques et les avantages, notamment en matière de diffusion de nouvelles pratiques et technologies agricoles. D’autant plus que de nombreux pays n’ont toujours pas adopté de régimes fonciers qui assurent des titres de propriété aux paysans en place. Beaucoup d’entre eux n’ont encore accès à la terre que par le biais de droits coutumiers complexes et souvent arbitraires. Dans d’autres pays, c’est plutôt le contrôle de la plus grande partie des terres par une toute petite minorité qui empêche les paysans de disposer de quantités suffisantes de terres pour leur permettre d’en vivre. Ainsi au Paraguay, plus de 75 % des terres agricoles sont la propriété de moins de 1 % de la population. Dans de telles situations d’inégalité ou d’insécurité foncière, il est donc plus facile d’écarter les paysans au profit de grands projets.
Les pays du Nord, eux, se protègent
La plupart des pays occidentaux ont au contraire eu tendance depuis déjà plusieurs décennies à adopter des législations plus ou moins restrictives en matière d’achat de terres agricoles par des étrangers. Aux États-Unis pas moins de 28 États ont des législations qui limitent les possibilités d’acquisitions de terres par des non-résidents. Il en est de même pour une majorité des provinces au Canada. Au Manitoba ou en Saskatchewan, un non-résident ou une compagnie étrangère ne peut posséder plus de 20 hectares de terres agricoles. On trouve des restrictions du même type en Australie, en Nouvelle-Zélande et dans certains États européens. Plus les terres agricoles sont vastes et la densité de population faible, plus les besoins de protection sont manifestes, ce qui explique que des provinces comme l’Ontario ou le Québec, à forte densité de population, ne se sont pas senties autant menacées par l’achat de terres par des étrangers.
Ce mouvement d’accaparement des terres agricoles par des intérêts étrangers, qu’ils proviennent des pays occidentaux, des pays du Golfe ou des pays émergents a incontestablement des allures de nécolonialisme. Au moment où - à la faveur de la crise alimentaire - la communauté internationale réalise enfin que l’on a trop longtemps négligé l’agriculture des pays en développement, cette confiscation d’une partie de leur patrimoine foncier pour satisfaire en priorité les besoins des pays les plus riches envoie décidément un signal contradictoire avec les efforts de concertation et de mobilisation pour redonner un nouvel élan à l’agriculture des pays pauvres.
Dans les récentes négociations commerciales de la ronde de Doha, de nombreux pays en développement ont commencé à opposer le principe de souveraineté alimentaire à celui de libéralisation des échanges. Ils revendiquent ainsi le droit de définir et de mettre en place les politiques agricoles qui leur semblent appropriées, et de prendre les mesures nécessaires pour protéger leur agriculture. C’est à ces conditions que leur propre sécurité alimentaire sera possible. Devant ce mouvement de ruée vers leurs terres agricoles, on observe que la souveraineté alimentaire implique de se donner les moyens pour contrôler la ressource fondamentale dont dépend la satisfaction des besoins alimentaires, c’est-à-dire les terres agricoles. Ce contrôle sera d’autant plus efficace que les paysans pourront disposer de droits garantis et stables sur cette ressource.
L’auteur est titulaire de la chaire en développement international de l’Université Laval et président de Plan Nagua