Il existe de nombreuses analyses économiques, juridiques et démographiques de ces divers flux migratoires. Nous tenons avant tout à insister sur le fait que la Méditerranée et la frontière entre le Mexique et les États-Unis confirment l’existence d’énormes contrastes économiques et démographiques dans une distance géographique courte.
Mais au delà de ces dimensions matérielles, les flux migratoires sont en train de transformer profondément les imaginaires culturels et politiques. Les migrants constituent de nouveaux mouvements sociaux, propices à l’émergence de nouvelles conceptions et pratiques de la citoyenneté, tant au niveau local que mondial.
Au Forum Social Mondial des Migrations ont assisté des mexicains de Chicago, des nicaraguayens de Costa Rica, des salvadoriens et des guatémaltèques de Miami, des boliviens d’Argentine, des chiliens de France, d’Italie et d’Espagne, des équatoriens d’Espagne, des colombiens de Barcelone et des mexicains de Los Angeles. Il y avait également des maghrébins du Maroc, d’Algérie, de Mauritanie, du Sahara Occidental et quelques africains du sud du Sahara, la plupart d’entre eux francophones. Il y avait en outre des migrants d’Europe, de France principalement. Les marseillais sont arrivés en bus et se sont fait remarquer, car ils étaient unis et organisés et distribuaient la “Charte Mondiale des Migrants”. Les chinois étaient malheureusement absents ; ils ne participent en effet pas encore activement aux forums sociaux, ce qui est problématique, car d’une part ils sont un des principaux composants des flux migratoires - non seulement au sein de la Chine et dans le continent asiatique, mais également dans le monde entier - et d’autre part parce qu’une société civile active en Chine sera un des éléments clés de la démocratie citoyenne dans le monde.
Une des caractéristiques significatives de cette rencontre entre migrants du monde, et tout particulièrement entre les latino-américains, les maghrébins et les autres peuples migrants, est que tous représentent les nouveaux composants des alliances sociales, politiques et culturelles indispensables à l’amorçage de changements sociaux et politiques au sein des États-Unis et dans de nombreux pays et régions.
Si les latino-américains des États-Unis réussissent à renforcer leurs organisations, à faire entendre leurs revendications et à conclure des alliances non seulement avec le mouvement noir (mené par les successeurs de Martin Luther King) qui lutte pour les droits civils, mais également avec les asiatiques et avec les blancs pauvres des États-Unis, qui sont nombreux, ils pourront alors construire des alliances sociales capables de défier la prédominance des néo-conservateurs et d’enrayer leur projet hégémonique et réactionnaire.
Cependant, les latino-américains présents au Forum Social Mondial des Migrations sont conscients que le racisme est encore très ancré, même parmi les migrants, et que les liens entre latino-américains, noirs, asiatiques et blancs ne sont pas faciles à consolider.
Dans ce contexte, la Charte de la Liberté (The Freedom Charter), rédigée le 5 juin 1955 par les sud-africains, parmi eux Mandela, est un texte pionnier en la matière.
Mandela et ses compagnons se réunirent avec plus de 3 000 sud-africains à Kliptown, un quartier populaire de Johannesburg, et rédigèrent la fameuse Freedom Charter, dont on peut lire dans l’article premier : « L’Afrique du Sud appartient à tous ceux qui y vivent, aux Blancs comme aux Noirs, et aucun gouvernement n’est justifié à prétendre exercer l’autorité s’il ne la tient de la volonté de tous ».
Mandela et ses compagnons étaient déjà recherchés par les agents du régime de l’apartheid, mais certains membres de leur propre mouvement ne pouvaient tolérer qu’il fût mentionné dans l’article premier de la Charte de la Liberté que l’Afrique du Sud appartenait non seulement aux Noirs, mais aussi aux Blancs. Contre vents et marées, Mandela maintint toutefois sa position. Il fut prisonnier du régime de l’apartheid dominé par les Blancs pendant 27 ans ; cet article constitue aujourd’hui l’article premier de la Constitution de l’Afrique du Sud.
Si nous citons la Charte de la Liberté en évoquant les nouvelles alliances sociales entre les migrants, c’est parce que ce document historique renferme des notions fondamentales dont nous devons nous inspirer aujourd’hui. En affirmant que l’Afrique du Sud, alors dominée par le régime de l’apartheid, appartenait à tous, y compris aux Blancs, Mandela plaidait en faveur des sociétés plurielles, multiculturelles et soutenait que la diversité constitue l’unité.
Par ailleurs, et c’est là que se révèle le génie de la stratégie mise en œuvre par Mandela et ses compagnons, cette affirmation de la diversité permit d’isoler l’adversaire, de l’encercler, de le neutraliser et de le vaincre par tous les moyens, civils et armés, jusqu’au triomphe électoral de Mandela en 1994, il y a à peine 12 ans.
Car Mandela et ses compagnons savaient en connaissance de cause que sous le régime de l’apartheid, les Noirs étaient loin d’être égaux aux Blancs et que les dominants ne pouvaient pas être comparés aux dominés. Or, dans les sociétés actuelles, il est impossible de mettre sur un pied d’égalité les occupants et les occupés. Mandela et ses compagnons savaient pertinemment qu’une collaboration harmonieuse avec les dominants qui avaient instauré le régime de l’apartheid n’était pas viable, mais en affirmant que l’Afrique du Sud appartenait à tous, y compris aux Blancs, ils commencèrent à scier la branche sur laquelle reposait le régime de l’apartheid.
Dire que la diversité et la pluralité sont le fondement de l’unité est un acte fondamentalement révolutionnaire, libertaire, capable de jeter les bases d’un mouvement social d’une grande ampleur à même de changer la société et de renverser le régime politique.
De nos jours, les nouvelles alliances sociales qui peu à peu unissent les migrants constituent en quelque sorte une actualisation de celles qui apparurent dans le continent américain dans la période précédant l’indépendance de la tutelle coloniale espagnole, portugaise, anglaise et française en Amérique. L’alliance inachevée des Noirs de Haïti, les premiers à lutter pour l’indépendance de leur pays, avec les peuples des Caraïbes et ceux du Venezuela et de la Colombie actuels, ne parvint pas à cristalliser avant les guerres d’indépendance du XVIIIe siècle. Mais aujourd’hui, de nouveaux tissus sociaux, politiques et culturels se créent entre les latino-américains, les Noirs, les peuples des Caraïbes, voire même avec les asiatiques, les maghrébins, les sud-africains du Sahara et les migrants d’Europe.
Nous assistons donc à la construction de nouveaux tissus sociaux et politiques qui donnent naissance à de nouveaux mouvements sociaux. Les migrants sont le porte-parole des nouveaux visages de la citoyenneté du XXIe siècle, même s’ils sont persécutés, même s’ils sont sans papier ; ils survivent en travaillant dans des conditions précaires, voire proches de l’esclavage moderne, sans parler de ceux qui meurent noyés ou sous les balles de ceux qui construisent les nouveaux murs de l’apartheid.
Aujourd’hui, les nouvelles générations transcendent les liens purement nationaux. Les latino-américains de Michoacán ou de Zacatecas à Chicago et à Los Angeles qui luttent pour exercer leur droit de vote aux États-Unis et au Mexique sont davantage que de simples votants. Les équatoriens et les colombiens résidant en France, en Italie et en Espagne génèrent de nouvelles pratiques sociales et culturelles. Les jeunes chiliens et boliviens qui luttent pour la restitution à la Bolivie d’une fenêtre sur le Pacifique sont davantage que de boliviens et de chiliens. Les maghrébins des banlieues françaises sont français et maghrébins, mais sont bien plus que ça. Le capitalisme globalisé exploite, persécute, accule, cherche à canaliser et à neutraliser les flux migratoires, mais les migrants continuent de migrer, non seulement parce que les plaques tectoniques de l’humanité à l’aube du XXIe siècle sont en constant mouvement, mais aussi parce que les nouvelles cultures que portent les migrants dans leurs corps nomades transcendent les frontières, créent de nouvelles coutumes, de nouvelles façons de s’exprimer, de se nourrir, de chanter, de danser, de penser, de sentir et de lutter.