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VENEZUELA

Les paradoxes de la révolution bolivarienne

Lundi 20 août 2007, par Pierre BEAUDET

En apparence et en réalité, le nouveau pouvoir bolivarien mis en place par Hugo Chavèz en 1999 semble de plus en plus fort. Le président a été réélu en 2006 avec une confortable majorité, en dépit du fait que l’opposition se soit présentée sous une bannière unifiée. La constitution élaborée par Chavèz il y a quelques années est à la veille d’être amendée, ce qui aura pour effet de consolider le projet bolivarien. L’économie roule à fond de caisse (taux de croissance de 10%), dopée bien sûr par la poussée du prix du pétrole (80% des exportations du Venezuela). Dans l’hémisphère, le Venezuela diversifie ses alliances et sa présence, tant sur le plan politique qu’économique. Et enfin, en partie à cause des problèmes de l’administration Bush au Moyen-Orient, le Venezuela, du moins à court terme, n’est pas vraiment menacée de déstabilisation. Avec tout cela et plus encore, on pourrait penser que le projet bolivarien a de l’avenir devant lui. Il faut cependant nuancer ce portrait impressionniste, car les obstacles sont nombreux. À moyen et à long terme, la révolution bolivarienne devra faire à de grands défis.

Un processus qui vient de loin

Après avoir franchi tant de processus et après avoir été validé tant de fois depuis le début de l’aventure, le Président Chavèz espère aller encore plus loin. Et non seulement consolider son pouvoir, mais changer les structures qui gèrent la vie politique de ce pays depuis l’indépendance. La tâche est immense. Traditionnellement, une oligarchie ultra minoritaire a gouverné en misant à la fois sur le pouvoir de l’armée et sur un bipartisme de façade, ancré dans les mêmes valeurs et les mêmes objectifs. Les exclus, la grande majorité du peuple vénézuélien, se sont révoltés plusieurs fois jusqu’à temps qu’ils réussissent, en 1989, à mettre fin à cet apartheid politico-social (le caracazo). Peu après dans le spectaculaire vide du pouvoir qui a résulté du soulèvement a émergé le phénomène Chavèz, tant dans sa dimension militaire que dans sa dimension populaire. Appuyé par la base de l’armée ce qui excluait tout retour en arrière en faveur de l’oligarchie, perçu par le peuple comme le sauveur de la nation, Chavèz a réussi le tour de force de catalyser une insurrection sans violence. C’est ce pouvoir qui a été validé par la suite. Lors du coup d’état raté de 2002, c’est le peuple et l’armée ensemble qui ont dit non aux élites et qui ont remis le Président en selle.

La transformation des institutions

Influencé par mais non originaire de la gauche vénézuélienne, le Président a par la suite improvisé un programme de transformation globale. Les institutions politiques, dont la Constitution, ont été modifiées, de façon à diminuer sinon à réduire le monopole du pouvoir par un seul centre. Les priorités du gouvernement ont été dans une large mesure réalignées vers les fonctions sociales et vers les démunis. L’appareil d’État a de facto été mis de côté, en faveur de structures parallèles qui agissent au niveau local sous la coupe directe du Président. De nouvelles organisations communautaires ont été mises en place, en phase avec un discours radical, populaire, transformationnel. Six ans plus tard, cette effervescence continue. La constitution doit être prochainement amendée de nouveau, de façon à décentraliser le pouvoir vers les conseils communaux, des organes de pouvoir qui pourraient marginaliser les anciennes structures et canaliser une grande partie des ressources consacrées au développement. Les mauvaises langues –les médias d’opposition surtout- prétendent que le vrai changement voulu par Chavèz est l’abrogation de l’article qui interdit au Président de se présenter pour un troisième terme. Quoi qu’il en soit, on assiste encore une fois à une restructuration des institutions que les supporteurs du président qualifient de « socialisme du vingt-et-unième siècle », basé sur la démocratie participative, directe, locale. Pour certains critiques toutefois, cette perspective ressemble trop au « modèle cubain » où le pouvoir législatif est réduit à sa plus simple expression et où tout est centralisé du bas vers le haut et du haut vers le bas dans une sorte de symbiose Parti – État – Chef suprême.

La réorganisation de la société

Les anciennes élites de même qu’un certain nombre de couches intermédiaires qui dominaient l’ancien Venezuela sont enfoncées dans une opposition frontale qui les a menées à leur perte. Cette perte d’hégémonie ouvre des portes dans la société où se profilent toutes sortes de nouvelles expressions. Celles-ci prennent parfois un visage organisé (mouvements, partis, comités, organisations de base), mais se traduisent aussi souvent par une sorte de « pouvoir populaire » diffus. Devant tout cela, Chavèz a décidé, sans doute en en discutant avec ses camarades cubains, de centraliser le processus autour d’un parti « unifié » de la gauche, le nouveau Parti socialiste uni du Venezuela (PSUV), et qui doit regrouper les « forces vives » de la nation et de la révolution. Les organisations visées par ce processus semblent réticentes à l’idée, notamment les partis de gauche et des sections du mouvement syndical. Mais la pression est forte, d’autant plus que les classes populaires des Barrios et du monde rural, appuient totalement le Président. Car la révolution bolivarienne pour le peuple, c’est Hugo Chavèz. Certes, ces couches populaires ne sont pas simplement envoutées par le charismatique Président. Elles voient de leurs yeux les impacts d’une politique qui leur donne plus de mieux-être. Elles sont aussi profondément sceptiques face au monde de la politique et des intellectuels qui traditionnellement, les excluaient. Elles appuient le Président qui semble tenir tête à ces élites qui le vouent aux gémonies, qui le méprisent, qui l’insultent, non pas principalement à cause de ses erreurs ou de ses manipulations, mais parce qu’il visualise les aspirations, dans un rapport complexe, de l’homme et de la femme de la rue.

Le « socialisme pétrolier »

Tout cela serait sans doute beaucoup plus utopique s’il n’y avait pas la manne pétrolière. En fonction des fluctuations du marché, le Venezuela comme tous les autres pays producteurs a engrangé des ressources gigantesques. Le budget de l’État qui prévoyait un prix moyen de $30 dollars le baril est totalement déstabilisé « par le haut » par les cours actuels (au-dessus de $70), ce qui permet au Président de diriger des ressources considérables vers les couches populaires. Ainsi les fameuses « missionnes » ont permis et permettent à des millions de personnes d’avoir, enfin, accès, à des services de santé adéquats, à des écoles équipées et avec des profs, à des biens alimentaires à prix abordables. Le fait que les centres de santé soient pourvus de médecins cubains (parce que les professionnels vénézuéliens ne veulent pas vivre dans les Barrios) enlève un peu de durabilité à ces services sociaux. Mais cela ne diminue en rien l’impact immédiat. Pour la première fois, une famille pauvre peut sauver son enfant malade parce qu’il y a un médecin et des médicaments de l’autre côté de la rue. Mais il y a plus encore, Chavès veut réorienter les priorités de développement vers l’intérieur du pays (traditionnellement tout était concentré sur Caracas et les régions côtières), où réside une population encore plus marginalisée, et qu’il veut désenclaver par des infrastructures, notamment de transport. De cette immense redistribution des revenus ressortent cependant un certain nombre de problèmes. Les budgets consacrés aux dépenses sociales ne permettent que marginalement à l’économie de se diversifier et de s’investir dans des projets productifs en agriculture ou dans le secteur manufacturier. Les détenteurs de capitaux ne sont pas trop intéressés à investir dans la production en effet. En partie parce qu’ils se méfient du processus bolivarien. En partie parce qu’il est trop facile d’augmenter les profits dans le jeu de l’import-export qui explose compte tenu du fait que les pauvres ont plus de liquidités pour acheter des biens de base. Au bout de la ligne, les pressions inflationnistes, la spéculation sur la monnaie et les manoeuvres pour canaliser la rente pétrolière nuisent à l’établissement d’une économie forte et stable. En attendant cependant, le « socialisme pétrolier » (l’expression est de Chavès) fonctionne.

Le laboratoire

De bien des manières, le Venezuela s’inscrit dans une certaine tradition d’États et de forces politiques en Amérique latine qui ont voulu, selon des schémas divers, sortir leurs pays de la misère et se « développer ». Mais on le sait, l’histoire ne se répète jamais. Il y a ainsi dans le processus bolivarien des traits singuliers qu’il faut comprendre pour éviter le simplisme d’une certaine droite intellectuelle et médiatique prompte à dénoncer ce qu’il qualifie de populisme et d’autoritarisme. En vérité, la force du processus bolivarien est qu’elle s’inscrit dans un climat d’insubordination des classes populaires. On se souvient de la formule-choc de Lénine : « une révolution survient quand ceux d’en haut ne peuvent plus et que ceux d’en bas ne veulent plus ». Et c’est ce qui se passe dans ce pays. Ceux d’en bas sont déterminés à assurer qu’il n’y aura pas de retour en arrière. Au-delà d’un consensus populaires très militant, le pays est également un intense laboratoire social. Des organisations, des projets, des initiatives locales de toutes sortes prolifèrent. Cette effervescence d’auto-organisation se produit certes dans l’improvisation et l’absence de visions claires. Ce qui permet à l’État d’intervenir trop et souvent maladroitement, y compris par la distribution chaotique de ressources financières. Mais dans ce chaos s’accumule une expérience organisationnelle inédite. Reste à voir si elle saura se déployer dans l’espace institutionnel créé par le bolivariannisme et se structurer de manière à réellement libérer la parole et l’action des communautés de base. Dans un sens, celles-ci ont à la fois d’énormes avantages et désavantages. Elles peuvent, d’une part, occuper le champ politique et social, marginaliser des élites décrédibilisées, innover de tout bord tout côté. Elles restent, d’autre part, très vulnérables au pouvoir, notamment financier, de l’État et donc à une certaine instrumentalisation aux mains d’une nouvelle élite potentielle.