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CUBA

Les nouvelles dynamiques de la participation populaire

Vendredi 28 mars 2008, par Armando Chaguaceda Noriega

Des expériences participatives se sont développées ces dernières années à Cuba dans l’espace associatif, permettant la démocratisation lente des organes locaux du gouvernement. Ce processus n’est pas exempt de contradictions et de retours en arrière, dus à des variables exogènes (agressions américaines) et endogènes (sous-développement et tradition étatique forte). Il existe donc une tension dynamique entre tradition démocratique de gauche et tendances bureaucratisantes typiques d’un régime socialiste d’État. Ces groupements collectifs, par leurs traditions d’organisation et leur imaginaire, permettent de construire des paradigmes alternatifs à la domination dans différents contextes sociaux.

On peut définir la participation citoyenne comme l’implication consciente et active du citoyen dans la transformation de son environnement social s’exprimant de différentes manières (directe, par délégation, militantisme). Cela passe notamment par le fait de pointer des problèmes, de faire des propositions, d’élaborer des agendas, de participer à la mise en place de programmes spécifiques ainsi qu’à leur évaluation.

On attribue la renaissance explosive du mouvement associatif à Cuba dans les années 1990 à la crise liée à la chute du bloc de l’Est et à un certain repli de l’État comme agent socio-économique, ainsi qu’au discrédit qui touche l’idéologie et les pratiques du socialisme étatique. Ce phénomène est concomitant des processus de décentralisation à échelles mondiale et régionale ainsi que de l’émergence de nouvelles problématiques et de nouvelles formes de protestation (environnement, genre, œcuménisme et religiosité populaire, participation urbaine et citoyenne). L’effort des communautés [1], d’acteurs étrangers et de l’État pour pallier les effets de la crise a engendré ce boom associatif.

Je classe les organisations cubaines en une typologie qui comprend quatre types : les organisations paraétatiques (les syndicats ou la fédération des femmes par exemple), les organisations anti-systémiques (ce qu’on appelle à l’étranger la dissidence), les organisations sectorielles ou professionnelles à statut d’ONG qui disposent en général de ressources importantes de fonctionnement et agissent dans de larges secteurs de la société et enfin le type qui m’intéresse ici, les organisations populaires des quartiers.

Les acteurs les plus visibles sont les associations de quartiers, avec des structures comme les ateliers de transformation intégrale du quartier et d’autres projets communautaires promues par des ONG cubaines et étrangères. Ces projets ont du sens au niveau local et surtout on observe qu’ils communiquent entre eux de manière informelle sur un même territoire. Leur accès aux ressources économiques est limité et ils dépendent d’un financement exogène, ce qui explique leur vocation autogestionnaire. Ces projets ont un objectif en commun : travailler à la transformation intégrale des communautés à partir d’éléments socioculturels. Ils créent pour cela un agenda, modeste, à partir de certains problèmes rencontrés dans ces communautés. Ils comptent de très nombreux membres, pas toujours fixes, et la coordination de l’ensemble ainsi que le militantisme requis sont moins exigeants et moins formels que ceux des organisations paraétatiques. On y trouve aussi beaucoup de professions intermédiaires et supérieures et de femmes.

L’État a joué un rôle contradictoire dans la mise en place de ces espaces associatifs. D’un côté il a apporté de la technologie et des ressources matérielles, a mandaté des professionnels (psychologues et gestionnaires) et il paye le salaire des membres de l’équipe dirigeante. Mais il ne reconnaît qu’implicitement ces espaces, refuse que des expériences aient lieu en matière d’économie populaire et tentent d’absorber toute tentative locale de production qui ne soit pas directement de son ressort. Même avec ces restrictions, les associations de quartier ont travaillé à la mise en place de relations d’échanges spécifiques (aides entre voisins, dons aux écoles, partage de denrées alimentaires) et demandé l’aide des travailleurs à compte propre (en libéral) pour certaines activités.

Ces associations de quartier ont tendance à reproduire la culture politique traditionnelle (autoritarisme, restrictions démocratiques, clientélisme) mais elles permettent malgré tout la mise en place de pratiques alternatives (éducation populaire, discussions participatives, travail communautaire) dans le but de créer une société plus participative et plus démocratique.

Le Président de l’Assemblée nationale du Pouvoir populaire, Ricardo Alarcón de Quesada, pense que ces espaces associatifs devraient avoir une place plus importante dans le choix des candidats aux assemblées représentatives et dans l’examen des lois [2]. Pourtant la décentralisation institutionnelle est faible et le pouvoir politique reste très centralisé selon Juan Valdés Paz. Les tendances bureaucratiques restent très importantes : le nombre de fonctionnaires est très élevé, les procédures longues et la prise de décision a trop souvent lieu sans contrôle démocratique [3].

Ces espaces associatifs sont donc essentiels car ils permettent la participation des citoyens au niveau local. Mais même à ce niveau-là on observe que les dirigeants, quoiqu’élus par leur base, ont le rôle le plus important et leur action est peu contrôlée. Parfois même les organisations paraétatiques s’immiscent dans le choix des dirigeants en faisant pression pour écarter des candidats non désirés ou en marginalisant certains, qui, une fois élus, peuvent avoir un discours critique et plus d’autonomie que ce qui est « officiellement admissible », ce qui nous ramène à cette vieille tradition du monolithisme [4]. Les associations locales naviguent donc toujours, pour préserver leur marge d’autonomie, entre la complexité institutionnelle cubaine, leur pouvoir de rassemblement et leur habileté à obtenir le soutien de leurs homologues étrangères.

Dans le contexte cubain coexistent différentes cultures de participation, sans qu’aucune ne soit intrinsèquement bonne ou mauvaise. Elles ont juste des références différentes (historiques, classistes, culturelles). Il existe une tradition plus passive : je t’informe, te sensibilise, te mobilise, encore préférée par de nombreuses institutions, tradition qui a eu ses raisons d’être historiquement parlant. Mais il existe un autre type de participation, plus active : des assemblées se réunissent pour discuter d’un certain nombre de problèmes, définissent un agenda de priorités, tracent un plan d’action, délèguent son exécution pour ensuite la contrôler.

Souvent les membres de ces associations ne connaissent pas les possibilités participatives (potentielles ou effectives) et leur attitude est alors faite de l’attente passive de l’arrivée de biens matériels, culturels, identitaires, sociaux ou de tout autre type et ils laissent agir leurs dirigeants de manière parfois peu démocratique. L’action et les traits distinctifs de ces dirigeants dépendent de leurs trajectoires individuelles bien sûr, de leur niveau d’éducation mais aussi de leur personnalité et de particularités plus personnelles (de genre, d’orientation sexuelle, type d’emploi occupé, etc.).

La participation dans ces associations satisfait des intérêts individuels et une gamme très large d’attentes personnelles qui incluent des questions professionnelles, d’habitat, de communication et y compris des questions affectives. Les membres se rassemblent et participent malgré les difficultés externes (carences matérielles, limites sur le plan légal, ingérence des institutions), ce qui montre leur engagement. Il faut dire qu’à ces problèmes se superpose la « surparticipation » ou « militantisme multiple » qui caractérise la société cubaine dans laquelle les citoyens encadrés par les organisations paraétatiques et partidaires doivent répondre à de très nombreux cadres de mobilisation, à tel point que ces cadres se juxtaposent et perdent en efficacité [5].

À Cuba rien n’est décidé d’avance. Tout dépendra de notre capacité à développer le potentiel de créativité citoyenne avec lequel nous avons survécu pendant les pires années de la crise (dans les années quatre-vingt-dix). Nous dépendrons aussi de l’engagement réel, de la sagesse et de l’exemplarité de la classe politique, du degré de fatigue ou de vitalité du projet de notre société et de la réalisation de réformes nécessaires pour faire un lien entre l’épique révolutionnaire et les demandes concrètes des gens. Cette combinaison de facteurs dessinera le destin du peuple cubain pour le demi-siècle à venir et des actions en cours (ou potentielles) dépendront les scénarios envisageables pour les futures générations de Cubains : capitalisme dépendant et périphérique, socialisme étatique et bureaucratisé ou socialisme libertaire [6].

Parier sur ce troisième scénario implique le travail lucide et passionné de ceux (chercheurs, praticiens ou combinaison des deux) qui s’engagent pour le futur du pays. Cela signifie le rejet de tout assistentialisme mercantile mais aussi de tout repli communautaire. Il faut construire collectivement des alternatives afin de créer une Cuba chaque fois plus libre, démocratique et authentiquement socialiste.

Notes
[1] Le terme ’communauté’ est utilisé à Cuba pour signifier les habitants de quartiers réunis, par extension une zone urbaine dans laquelle les habitants se connaissent et partagent une identité commune.

[2] Voir "La democracia cubana no se agota en la representación formal, sino que incorpora mecanismos y formas de la democracia directa", entretien de Ricardo Alarcón avec Pascual Serrano, www.rebelion.org, 6/12/2003.

[3] Voir Juan Valdés Paz, “Desarrollo institucional en el “Periodo Especial” : continuidad y cambio”, en “Cultura, Fe y Solidaridad : perspectivas emancipadoras frente al neoliberalismo”, Armando Chaguaceda et Gabriel Coderch –Comp.-, Ed Félix Varela, la Habana, 2005.

[4] Il reste une certaine allergie à ce qui est différent, une sorte d’hétérophobie. Du coup les groupes qui se sentent marginalisés dans la société cubaine peuvent devenir la proie des sirènes des démocrates libéraux, par cooptation.

[5] Consulter “Poder más allá del poder : reflexiones desde la experiencia cubana”, Elena Martínez Canals in “Cuba : sin dogmas ni abandono, Armando Chaguaceda (comp.), Ed Ciencias sociales, la Habana, 2005.

[6] Pour le concept de socialisme libertaire que je partage, voir Jorge Riechmann et Francisco Fernández Buey “Redes que dan libertad. Introducción a los nuevos movimientos sociales”, Ediciones Paidós, Colección Estado y Sociedad, Barcelona, 1994, Pág. 152-153.

Professeur de théorie politique à l’Université de La Havane, membre du projet autogestionnaire Cátedra Haydee Santamaría et activiste de quartier.


Voir en ligne : www.cetri.be