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Les mouvements sociaux en Afrique de l’Est

Dimanche 6 novembre 2005, par Opiyo MAKOUDE

Les mouvements sociaux, d’après Sydney Tarrow émergent lorsqu’un ensemble de personnes ordinaires profitent d’une transformation des « opportunités et des contraintes politiques » pour s’engager dans des « actions collectives conflictuelles » contre une élite puissante, en utilisant des « répertoires connus d’action » et en s’appuyant sur divers réseaux sociaux et cadres culturels. Ces actions collectives conflictuelles peuvent selon lui être brèves ou durables, institutionnalisées ou spontanées, routinières ou spectaculaires. Toutefois, Sydney Tarrow ne parvient pas, selon nous, à fournir une explication convaincante des raisons pour lesquelles ces personnes ordinaires se manifestent soudainement et s’insurgent contre des adversaires plus puissants, sachant pertinemment bien que les opportunités pour mener ce type d’actions collectives conflictuelles sont en Afrique limitées et que des formes violentes de répression seront, dans la plupart des cas, plus que probablement utilisées.

par Opiyo Makoude, Forum mondial des alternatives
 Juin,2005

Qu’est-ce qui explique, par exemple, qu’en 1992 au Kenya, un groupe d’une cinquantaine de femmes se soient risquées à subir la brutalité policière du régime répressif de Daniel Arap ? Après l’incarcération par le gouvernement kenyan de leur mari et de leurs enfants pour de prétendus crimes politiques, ces femmes avaient en effet décidé d’entamer une grève de la faim et de camper plusieurs jours durant dans le parc des loisirs de la ville de Nairobi (la parc Uhuru) pour réclamer le libération des prisonniers. Irrité par la publicité quotidienne faite à cette action par la presse écrite et électronique, le gouvernement décida alors de déloger ces femmes, au besoin par la force. N’ayant d’autre recours face à la police, les cinquante femmes se déshabillèrent et la défièrent de les battre. Pour étonnant que cela puisse paraître, ces femmes – âgées pour la plupart – furent presque battues à mort et embarquées dans les camions de la police. Si cet incident n’est bien sûr qu’un exemple parmi d’autres dans une longue série d’actes protestataires, il n’en reste pas moins évident ici que d’autres facteurs que des opportunités politiques favorables ont incité ces femmes à se mesurer à la police. Beaucoup d’autres exemples de ce type peuvent du reste être trouvés en Afrique et plus particulièrement en Afrique de l’Est.

A un tout autre niveau, Tarrow n’explique pas non plus de manière suffisante les raisons de la désobéissance civile, qui se traduit en réalité moins par des actions violentes que par la transgression de règles et de normes culturelles, dans le but de défier l’autorité établie. Il s’agit là en fait d’une sorte de politique de la rue qu’Asef Bayat, dans son étude des villes de Téhéran et du Caire a qualifié d’« empiètement tranquille » (quiet encroachment). On assimile souvent, par exemple, les pratiques d’économie informelle et certaines formes d’habitat, communes dans la plupart des pays d’Afrique, à des stratégies de survie. Mais elles sont bien plus que cela. Elles représentent aussi et surtout des défis lancés aux autorités qui exigent des citoyens le paiement de taxes, la possession de permis de commerce et leur installation dans des zones bien définies. Les affrontements violents apparaissent seulement lorsque les gouvernements tentent d’y mettre de l’ordre. Ainsi, la destruction de taudis fut souvent à l’origine d’importantes batailles de rue entre forces gouvernementales et commerçants au Kenya en particulier, mais également dans toute l’Afrique en général. P. Gibbon présente des exemples similaires concernant les coalitions des villages du Nord tanzanien à l’époque des politiques de collectivisation forcée des terres de Nyerere.

Anyang’ Nyong’o considère en fait ces mouvements comme le résultat des contradictions entre « les lois gouvernant la participation et les règles d’entrée en vigueur » définies par les institutions et les acteurs dominants et le désir des citoyens d’être pleinement impliqués dans les affaires de la cité. Selon Nyong’o, les acteurs dominants et institutions fixent d’avance les règles qui déterminent qui est autorisé à participer, de même que les normes qui gouvernent la participation. Le plus souvent, ces règles sont contraignantes et discriminatoires et ne tiennent aucunement compte des intérêts et des demandes de larges franges de la population. Dans la mesure où les processus politiques ne peuvent traiter en même temps qu’une petite quantité de demandes publiques, les groupes dominants ont d’autant plus de chances que les couches défavorisées de faire valoir leurs intérêts. C’est donc ici l’incapacité des processus politiques à traiter les demandes de certaines tranches de la population qui donne, selon l’auteur, naissance à ces mouvements. A ceci, il est possible d’ajouter les arguments de Peter Gibbon (2001 : 824) d’après lesquels les Etats « jouent un rôle constitutif dans la formation des identités transindividuelles ». Les processus de formation de l’identité (dans ses dimensions économiques, politiques et socioculturelles) et les identités transindividuelles ainsi créées par de tels processus peuvent devenir, selon lui, des lieux de conflits politiques, et ces conflits peuvent en retour donner naissance à des mouvements sociaux.

Nous considérerons donc ici que les mouvements sociaux en Afrique de l’Est sont la plupart du temps un défi lancé aux règles d’entrée et de participation par des citoyens qui estiment que les processus existants ne satisfont pas leurs aspirations, et ce quand les moyens légaux sont devenus inopérants. Ces conflits politiques pour s’exprimer doivent s’appuyer sur des réseaux sociaux et ceux-ci doivent être maintenus contre des opposants puissants s’ils veulent accéder au rang de mouvements sociaux, comme Tarrow (1998) l’a bien mis en évidence. Que ces mouvements réussissent ou qu’ils échouent par rapport à leurs objectifs, le fait qu’ils se dressent contre des adversaires plus puissants n’est pas dénué de signification. Par là, ils entendent montrer que le système ou les processus dont ils dépendent sont injustes et que le système se doit de changer afin de prendre en compte les revendications des citoyens s’estimant lésés dans leurs droits politiques, sociaux, économiques ou encore culturels et identitaires.

Bien sûr, tous ces mouvements sociaux ne poursuivent pas toujours la justice sociale. Certains mouvements peuvent même être violents sans nécessité aucune et se fonder sur des intérêts sectaires voire paroissiaux, comme, par exemple, l’Armée de résistance du Seigneur (Lord’s Resistance Army) en Ouganda et la secte interdite « Mugiki » au Kenya. En réalité, ces mouvements ne sont ni bons ni mauvais en eux-mêmes ; ce sont surtout les objectifs qu’ils poursuivent qui importent.

Un facteur qui a considérablement accru l’impact et la portée de ces mouvements sociaux est leur médiatisation. La transmission en temps réel des informations et des évènements, par le biais de la télévision notamment, permet plus facilement de relayer des actions collectives localisées qui atteignent alors des millions de téléspectateurs à travers le globe, comme ce fut notamment le cas lors de certains affrontements dans le Nord de la planète. En Afrique de l’Est également, les actions locales sont de plus en plus relayées par les médias nationaux surtout et internationaux plus occasionnellement. Ces répertoires d’action collective informent, fournissent des exemples et, partant, peuvent influencer des actions conflictuelles similaires dans des localités géographiquement et temporellement très distantes les unes des autres. C’est là un phénomène que l’on qualifiera d’« effet démonstratif » (demonstration effect).

La rapidité avec laquelle l’information peut être transmise, via internet par exemple, permet en effet à des personnes, séparées parfois par de longues distances, de partager les mêmes informations et de s’organiser en conséquence. C’est ainsi qu’une communauté d’habitants de la forêt au Kenya, les Ogiek, a été capable de mobiliser et d’obtenir l’appui de groupes de pressions et de défense des droits et de l’environnement dans toute la planète. Ceux-ci ont alors envoyé des pétitions au gouvernement kenyan pour qu’il mette un terme à l’expulsion de cette communauté d’une réserve gouvernementale où elle vivait depuis plusieurs siècles. Les fax envoyés de l’intérieur et de l’extérieur par ces groupes agissant en solidarité avec les Ogiek ont ainsi fini par submerger le gouvernement, au point qu’il fut contraint de revenir sur ses décisions et de reconsidérer la sévérité des actions prévues. Ce type de solidarité en réseau a été rendue possible et facilitée par la révolution de l’information et par l’impact globalisateur des technologies de la communication.

Les mobilisations en Afrique de l’Est

Les mouvements sociaux en Afrique de l’Est ont pris trois formes principales en fonction du type de conflits dans lequel ils se sont impliqués : conflits autour du droit à la citoyenneté et à la participation politique, conflits autour de la gouvernance économique et, enfin, conflits relatifs aux droits à la citoyenneté et au territoire, basés sur des appartenances communautaires locales. Nous allons tour à tour aborder chacun de ces conflits, les questions qu’ils soulèvent, ainsi que leur dynamique.

a. Démocratisation et citoyenneté

Une dizaine d’années à peine après l’indépendance, les Etats est-africains basculèrent presque tous soit dans des régimes autoritaires (Kenya et Tanzanie) soit dans des régimes despotiques voire anarchiques (Ouganda). Les libertés politiques pour lesquelles on s’était battu lors de l’indépendance furent alors suspendues et la tyrannie s’implanta presque dans toute la région. Ce fut le cas de l’Ouganda suite à l’effondrement du régime d’Idi Amin Dada et d’Obote II ; du Kenya sous Moi et de la Tanzanie sous Julius Nyerere, qui tous deux interdirent toute forme de concurrence politique et instituèrent le régime du parti unique. En Tanzanie, par exemple, Nyerere put ainsi éliminer progressivement ses opposants du parti Chama cha Mapinduzi (CCM) au pouvoir et concrétiser son rêve, à savoir la construction de l’unité nationale dans ce pays pourtant très diversifié tant d’un point de vue ethnique que linguistique. Pour ce faire, Nyerere s’appuya sur la machinerie du parti, imposa une seule et unique lingua franca, le Kiswahili et une version tanzanienne du socialisme, l’ujamaa.

La collectivisation forcée des activités économiques sous la politique de l’ujamaa ne pouvait à l’époque que contrecarrer le développement d’actions citoyennes organisées, ce jusqu’aux premières élections multipartites de 1995 qui virent notamment l’émergence d’organisations politiques à base ethnique, clanique ou encore économique. Les formes de contestation les plus visibles furent néanmoins les actions politiques des partisans du Front civique uni (Civic United Front, CUF) basés surtout dans les cités insulaires de Zanzibar et de Pemba. Ces actions protestataires, qui exigeaient plus de transparence dans les processus électoraux, ont atteint leur apogée durant les élections de l’an 2000, après d’importantes échauffourées entre les forces de sécurité tanzaniennes et les partisans du CUF, parmi lesquels beaucoup furent blessés. Après ces incidents, de nombreux activistes furent arrêtés et des milliers d’autres cherchèrent refuge au Kenya. Au centre du pays, l’agitation autour du processus électoral fut toutefois bien moins importante.

Au Kenya, le régime de Daniel Arap Moi s’est également appuyé sur la machine du parti pour contenir la dissidence. Mais ce n’est qu’après le coup d’Etat d’août 1982, qui rendit le président de plus en plus soupçonneux, que la répression d’Etat est devenue quasi insupportable. Et pourtant, cette répression ne fit qu’encourager l’émergence du mouvement clandestin "Mwakenya" qui se donna pour objectif d’arracher les rênes du pouvoir des mains de Moi. D’autres groupes se sont également constitués à ce moment, des groupes dont les membres auraient reçu un entraînement militaire en Libye, en Angola et en Ouganda, mais l’on ne peut toujours pas confirmer ces informations. Quoi qu’il en soit, ces dernières servirent à justifier les mesures de répression contre toute forme d’opposition supposée ou réelle, et cette répression en retour a préparé le terrain à une montée de la contestation politique au début des années 1990.

La riposte de Moi fut alors de jeter en prison, sans autre forme de procès, les personnes soupçonnées d’appartenir à ces mouvements clandestins. Au renforcement de la répression répondait alors une augmentation de la contestation qui elle-même exacerbait plus encore la paranoïa du régime. Un nombre croissant de personnes furent arrêtées et torturées dans les salles de torture sordides du bâtiment Nyayo et la délation politique devint, à ce moment, monnaie courante – il était ainsi de bon ton pour les loyalistes d’établir les scores des opposants qu’ils avaient dénoncés sous le prétexte de combattre la dissidence. Les choses atteignirent leur paroxysme au début des années 1990, au moment même où la voix de l’Eglise kenyane, demandant le respect des libertés civiques et individuelles, le retour aux élections multipartites et la libération inconditionnelle des prisonniers politiques, se fit de plus en plus bruyante et, partant, irritante pour le régime de Moi .

Un ensemble de facteurs externes et de tendances générales ont par la suite fortement contribué à l’amorce du processus de démocratisation au Kenya. Les pressions constantes des donateurs tant à un niveau bilatéral qu’à un niveau multilatéral, et parfois même leur soutien indirect aux efforts de démocratisation, ont beaucoup contribué à renforcer la détermination des activistes kenyans. La faillite des régimes communistes dans le monde, au début de cette même décennie, ainsi que les appels internationaux pour un plus grand respect des Droits de l’homme, du pluralisme, de la démocratie et de la bonne gouvernance ont également joué un rôle clé. Cette conjonction de facteurs affaiblirent davantage la résistance du gouvernement au pluralisme et à la démocratie. Aussi, le processus de changement ne pouvait alors que devenir irréversible au Kenya, qui renoua, dès 1992, avec le multipartisme. Toutefois, le retour au multipartisme n’a pas pour autant marqué la fin des conflits politiques, Moi étant parvenu à se maintenir au pouvoir.

Beaucoup estimaient à l’époque que Moi avait usurpé son mandat, ce malgré sa victoire lors de deux élections consécutives. En fait, la plupart considéraient Moi comme le principal obstacle à la démocratisation et au développement du Kenya. Voilà pourquoi nombre d’ONG, de groupes religieux, de groupes de femmes, d’étudiants universitaires et du secondaire ainsi que leurs enseignants se sont rejoints dans d’importantes mobilisations, dans le but de forcer le changement. Certains de ces journées sont devenues de véritables dates symboles, tel le 7 juillet appelé le saba saba (7-7 en kiswahili). C’est en effet à cette date, en 1990, qu’eut lieu le premier rassemblement pour demander le pluralisme politique. Le Kamkunji grounds, le stade public qui accueillit ce rassemblement, est devenu lui aussi hautement symbolique. A partir de 2001, le saba saba et le Kamkunji ont donc symbolisé tous deux le changement politique.

L’autre grande lutte politique concernait la révision de la constitution kenyane. A cette fin s’est constitué un important réseau social d’activistes, le National Convention Executive Council (NCEC), qui prit l’habitude de tenir ses réunions dans les locaux de l’Eglise anglicane, la maison Ufungamano. Cette coalition élabora et diffusa non seulement un projet de constitution, mais participa aussi à la commission officielle mise su pied par le gouvernement dans le but de revoir le texte. Ce groupe connu sous le nom de l’initiative « Ufungamano » insistait sur la participation de la population au processus de rédaction de la constitution, contrairement au gouvernement qui estimait, quant à lui, que le travail devait se faire par la voie parlementaire. Pour mobiliser les soutiens nécessaires à un processus populaire de rédaction de la constitution, le groupe Ufungamano utilisa notamment le symbole du wanjiku, un village mythique, lieu de naissance de la femme Kikuyu, dont les intérêts doivent être préservés par la constitution.

b. Gouvernance économique

Entre le milieu des années 1980 et la fin des années 1990, l’Afrique de l’Est fut le théâtre d’une vague sans précédent de libéralisation économique. La Tanzanie fut contrainte de démanteler son appareil d’Etat socialiste et de s’en remettre aux forces du marché et au secteur privé. Le Kenya, quant lui, s’est finalement incliné face à la pression internationale et lancé à contrecœur dans des réformes visant à libéraliser et le commerce et l’économie. Des trois pays, c’est en fait l’Ouganda qui s’est montré le plus enthousiaste à adopter ces réformes en mettant sur pied la politique de libéralisation la plus orthodoxe.

Pendant cette phase de libéralisation, ce sont les groupes de la société civile issus de l’espace urbain qui se sont montrés les plus critiques envers leurs gouvernements et les institutions internationales, sur la manière dont ces processus ont été menés. Ainsi, le Réseau ougandais sur la dette (Uganda Debt Network, UDN) profita de la campagne internationale pour l’annulation de la dette, organisée sous les auspices de Jubilé 2000, pour réclamer plus de transparence dans les tractations gouvernementales, ce tout en faisant un lobbying pour l’annulation de la dette ougandaise auprès des créditeurs internationaux. L’UDN s’est aussi impliqué dans la formulation d’un plan d’action pour l’éradication de la pauvreté (Poverty Eradication Action Plan) en Ouganda. Et ce plan a par la suite inspiré la rédaction d’un document sur la stratégie de réduction de la pauvreté (Poverty Reduction Strategy Paper, PRSP) dans le pays, dans le cadre des conditionnalités d’octroi des prêts de la Banque mondiale et du FMI. L’UDN et d’autres groupes de la société civile en Ouganda ont également été impliqués dans le contrôle budgétaire, la croisade anticorruption et le contrôle des dépenses du Fonds d’action contre la pauvreté (Poverty Action Fund) constitué à partir d’un fonds épargné sur le remboursement de la dette.

Sur fond d’une importante restructuration économique, fut construit un régime globalisé de règles commerciales sous l’égide de l’Organisation mondiale du commerce et lors de négociations entre l’Union européenne et le groupe des pays ACP. Dans ce contexte, des réseaux de la société civile et des syndicats se sont constitués pour faire pression sur les gouvernements régionaux quant aux positions à prendre lors des pourparlers officiels relatifs au commerce. Ces réseaux bénéficient d’un large soutien de la part de réseaux internationaux et de mouvements sociaux. Action Aid, Oxfam, la fondation Henrich Boll, Frederik Boll Stiftung, Econews Africa tout comme les syndicats des trois pays ont ainsi été à la pointe des campagnes visant à influencer les processus, les règles et les résultats des négociations commerciales.

Les mouvements sociaux en Afrique de l’Est se sont également impliqués dans la formation des équipes gouvernementales chargées de participer aux négociations commerciales, tout en organisant des forums publics pour débattre des questions relatives au commerce, à la dette et à la gouvernance économique. De nombreux articles sur ces thèmes ont également paru dans la presse écrite et électronique. Ces efforts ont contribué à sensibiliser davantage les équipes gouvernementales à ces problèmes. Lors des négociations de l’Uruguay Round en 1994, les gouvernements est-africains, par manque de compétences, n’avaient exigé aucune des garanties que prévoiront certaines dispositions de l’OMC, garanties portant sur la protection de l’agriculture et de certains secteurs indispensables à leur développement.

Un autre aspect intéressant des mouvements sociaux qui se sont organisés autour de problèmes liés à la gouvernance économique est leur capacité à établir des relations avec d’autres mouvements actifs à un niveau mondial. Les activistes est-africains ont en effet commencé à entretenir des liens solides avec des groupes de pression organisés autour de l’OMC, de la Banque mondiale, du FMI et des groupes militant pour l’annulation de la dette. Ce faisant, ils sont parvenus à mêler leurs voix aux millions d’autres qui, sur le plan international, réclament un monde plus juste et équitable. Ils ont également contribué à améliorer la perception commune de l’Afrique et des dilemmes inhérents à son développement. Mais, plus intéressant encore, est la demande de ces mouvements africains pour davantage de transparence, d’égalité et de respect lorsqu’il s’agit de composer avec des mouvements européens, nord-américains, voire japonais.

Malgré le travail effectué, qui est loin d’être négligeable, ces mouvements sociaux font l’objet d’un certain nombre de critiques. Les critiques les plus dures affirment, en effet, que ces mouvements urbains sont élitistes et déconnectés des couches les plus pauvres au nom desquelles ils prétendent se battre. Aussi, durant tout le processus du PRSP, la presse et les syndicats ont constamment remis en question le mandat des ONG, et ce dans une posture qui pourrait s’apparenter à une défense des acquis ou encore à des tentatives grossières d’évincer les membres des ONG des processus économiques de gouvernance. Nombre d’activistes ont néanmoins cherché à contourner ces critiques en construisant des réseaux satellites en dehors des capitales et en soutenant les activités des mouvements de base des arrière-pays.

Ainsi, l’UDN a mis sur pied, dès 2001, des comités chargés non seulement de contrôler les actions de lutte contre la pauvreté (PAFPMC) dans 17 districts, mais aussi de suivre la mise en œuvre du Fonds d’action contre la pauvreté (rapport annuel de l’UDN). Par ailleurs, le réseau pour le développement social (SODNET – Social Development Network) possède actuellement des sections chargées du "Futa Magendo" (nettoyage de la corruption) dans quasiment tous les districts du Kenya. Ces sections travaillent avec des organisations issues des communautés de base (CBOs), des associations de paysans, des syndicats et des associations de petits commerçants. Elles transmettent régulièrement au réseau toute pratique de corruption, gèrent le budget des districts locaux et organisent des réunions sur des questions de gouvernance économique.

Une autre critique habituelle faite à l’encontre du personnel de ces ONG est leur dépendance vis-à-vis de l’extérieur. Lorsqu’elles remettent en question les politiques publiques, la riposte la plus courante consiste à dire que ces ONG agissent à la solde des donateurs étrangers. Ainsi, au début de l’année 2003, lorsque d’importantes révoltes éclatèrent au Kenya, dans les Zones de production pour l’exportation (EPZ – Export Processing Zone), l’Organisation centrale des syndicats (COTU – Central Organization of Trade Unions) et le gouvernement accusèrent directement les ONG d’avoir encouragé ces révoltes, afin d’obtenir l’aide de donateurs ! Ces accusations étaient bien sûr totalement infondées tant il est vrai que les travailleurs des EPZ sont soumis à des conditions de travail harassantes et infrahumaines. Sous le régime de Moi, ces travailleurs n’avaient en fait pas d’autres moyens de faire entendre leur voix, tant était forte la collusion entre le gouvernement et leur employeurs. L’émergence d’un régime démocratique et populaire avait tout simplement entr’ouvert une porte permettant à ces travailleurs d’exprimer leurs griefs. Comme le gouvernement et les syndicats ne s’attendaient pas à cette soudaine irruption, les ONG devinrent dès lors des boucs émissaires faciles.

Ces critiques contre les ONG se sont aussi beaucoup focalisées sur les modes de vie ostentatoires – grosses voitures, bons salaires, nombreux voyages – de certains de leurs membres, alors qu’elles travaillent au beau milieu de conditions épouvantables de misère et d’inégalité. Selon les critiques, ces conditions de vie jettent le discrédit sur la volonté du personnel des ONG de travailler pour la justice sociale, l’égalité et le développement. Au cours d’un atelier organisé par l’Agence pour la coopération au développement et à la recherche (ACORD) en novembre 2002, Murtaza Jaffer, l’un des principaux intervenants est également revenu sur une autre critique souvent adressée au ONG, à savoir l’utilisation continuelle d’un jargon qui ne fait qu’obscurcir le propos et crée le sentiment que leurs activités sont une affaire de spécialistes, ce qu’illustrent notamment des expressions tels qu’ « empowerment (renforcement des capacités) des pauvres », « intégration de la problématique du genre », « rupture du cercle de la pauvreté », « consultation des acteurs », etc. Jaffer soutint également que les structures institutionnelles dans lesquelles les ONG font leur travail étaient inadéquates pour susciter la spontanéité et l’innovation indispensables à l’activité des mouvements. C’est que, selon lui, le personnel de ces ONG dispose de privilèges qui rendent leur combat pour la justice sociale, l’équité et les Droits de l’homme, relativement suspect.

c. Mouvements de base

Les mouvements de base ont pris de multiples formes. On peut y inclure des groupes aussi divers que les pasteurs Massaï de Tanzanie qui s’organisent afin de traduire en justice leur gouvernement pour avoir laissé les compagnies minières tanzaniennes et les gros propriétaires terriens empiéter sur leur territoire ; le mouvement Ogiek au Kenya qui s’insurgent contre l’expulsion de leur communauté des forêts Mau ; mais aussi les groupes religieux qui tentent d’organiser la sortie d’une guerre civile vieille de dix-huit ans dans le nord de l’Ouganda. On y trouve aussi les nombreux mouvements de défense de l’environnement, des droits des femmes, des droits à la terre, des droits des fermiers, etc.

Ces mouvements sont pour l’instant très actifs en Afrique de l’Est. Le jeudi 24 juin 1999 , un groupe d’environ 5000 Ogiek, vêtus de leurs habits traditionnels faits à base de peaux de singes, qui se dirigeait vers la Haute cour de Justice, fut à l’origine d’une importante agitation dans les rues de Nairobi. Cette communauté d’environ 20 000 personnes, probablement la plus ancienne de l’Afrique de l’Est, lutte actuellement pour sauvegarder son habitat originel dans la forêt Mau. Si cette lutte des Ogiek pour défendre leurs droits à vivre en forêt remonte à avant l’indépendance, quand ils s’opposaient à l’autorité coloniale britannique, elle a cependant pris un nouveau tournant ces dernières années. Leur situation n’a fait qu’empirer depuis 1997, depuis que le gouvernement cherche à l’expulser de la forêt en prétendant par là combattre la déforestation. En fait, les réelles intentions du gouvernement semblent être de mettre à disposition des compagnies forestières un espace pour y exploiter le bois. La forêt étant non seulement l’habitat de la communauté Ogiek, mais aussi leur source d’approvisionnement en miel, bois de chauffage et autres ressources vitales, la résistance apparaît légitime.

Ce qu’ont aussi révélé les événements du 24 juin, c’est que cette communauté, qui mène une action en justice contre un gouvernement qui avait publiquement menacé de les expulser de la forêt, au besoin par la force, est parvenue au fil du temps à lui voler la vedette, en faisant les gros titres dans les médias kenyans et étrangers. Cela a notamment permis aux Ogiek de bénéficier d’un large soutien national et international. Une pétition électronique fut lancée, à travers le monde, par des réseaux d’ONG kenyanes de défense des Droits de l’homme et de l’environnement et, sur le plan international, des campagnes furent organisées par des organisations telles que World Rainforest Network ou encore Survival International. Au bout du compte, les Ogiek réussirent à obtenir un arrêt de la Cour empêchant le gouvernement kenyan de les expulser de la forêt. Mais le gouvernement ne tint aucunement compte de cet avis et continua à transmettre à la communauté ses ordres d’expulsion. Au cours de l’année 2001, la question des droits des Ogiek fit néanmoins l’objet d’une discussion à l’assemblée nationale kenyane et, aujourd’hui, les Ogiek suivent le processusen cours de révision de la constitution afin d’y faire reconnaître leurs droits.

Trois éléments ont en fait contribué à donner une assise solide à la lutte des Ogiek. Le premier a trait à l’utilisation de symboles culturels. L’utilisation de vêtements faits de peaux de singes par les Ogiek, manifestant le caractère unique et original de la communauté, a permis non seulement d’attirer l’attention des médias et du public et, par contrecoup, d’imposer sur la scène publique leurs revendications, à savoir les droits que leur reconnaissait la constitution, droits qui étaient ouvertement bafoués par le gouvernement. Le deuxième élément a trait quant à lui à la planification de la lutte et à sa mise en réseaux. Soigneusement préparées, elles ont permis aux Ogiek de bénéficier de relais importants et, partant, de renforcer le soutien à leur cause. Cela montre que les mouvements modernes peuvent utiliser le poids du nombre pour tisser de nouvelles solidarités, partager les informations et rendre visible la sympathie dont ils font l’objet. Le troisième élément concerne enfin la revendication de droits existants. Il s’agit ici de s’appuyer sur des droits existants dans la constitution pour revendiquer d’avantage de droits. Le processus en cours de révision de la constitution a permis aux Ogiek de réclamer de nouveaux droits, tels que le droit à l’éducation, à la santé et à la participation politique.

Dans le Nord de l’Ouganda, l’Initiative pour la paix des leaders religieux acholies (Acholi Religious Leaders’Peace Initiative, ARLPI) constitue un autre exemple de mouvement de base. Pris à partie tant par l’Armée de résistance du Seigneur que par le gouvernement ougandais, cette Initiative rassemble des leaders musulmans, orthodoxes et chrétiens unis dans leur désir de mettre un terme à la guerre dans le Nord de l’Ouganda. Beaucoup de ces leaders ont cherché à jouer un rôle de médiateurs entre le gouvernement et les rebelles, prenant parfois des risques personnels importants pour atteindre leur objectif. Deux prêtres catholiques, le père Tarcisio Pazzaglia et le père Carlos Rodriguez, avaient ainsi pris le risque de rencontrer les rebelles, à deux reprises, en 2001 et en 2002 . Accusés de collaboration tant par les forces ougandaises de défense du peuple (UPDF, l’armée) que par les rebelles, ces deux prêtres se retrouvèrent finalement en prison.

Plus tard, en juillet 2003, plusieurs leaders chrétiens et musulmans, cherchant à exprimer leur solidarité avec les milliers d’enfants contraints à passer des nuits froides sur les toits en ville, de peur d’être séquestrés par le LRA, s’installèrent eux aussi plusieurs jours sur des toits froids à Gulu. Le même mois, lors de la tournée du président Bush en Afrique, les membres du ARLPI envoyèrent une pétition au président des Etats-Unis dans laquelle ils demandaient à Bush et à la communauté internationale de briser la loi du silence et d’en finir avec l’inaction face à la situation critique des enfants dans le Nord de l’Ouganda. L’ARLPI a été capable de mener ce type d’actions grâce surtout à son intégrité et son autorité morales. Il est parvenu à apaiser quelque peu l’atmosphère de soupçons et à réduire le scepticisme et l’apathie du public en tissant des liens de solidarité avec d’autres groupes religieux sur la planète. Dans un conflit si éloigné de la capitale et largement perçu comme un « problème du Nord », les risques pris et le profond dévouement à la cause ont permis à ces leaders de renforcer leur combat tant contre le LRA que contre le gouvernement ougandais.

Comme le montre l’expérience du ARLPI, mener un combat durable au milieu d’un terrain où deux forces puissantes se font face, tout en lui étant hostiles, peut s’avérer une entreprise particulièrement laborieuse, spécialement dans ces conflits de longue durée qui n’intéressent même plus la grande presse. L’autorité morale et la conviction de ces mouvements, ajoutées à un attachement profond aux valeurs sont pratiquement les seules choses qui les maintiennent en vie. Ces mouvements, actifs dans des régions souvent considérées comme périphériques, ne disposent pas toujours de réseaux locaux ou encore internationaux susceptibles de leur venir en aide.

Conclusion

En Afrique de l’Est, les gouvernements cherchent le plus souvent à restreindre l’espace indispensable à l’émergence d’actions citoyennes organisées. Ces restrictions limitent non seulement l’éventail des choix politiques et économiques qui se présentent aux citoyens, mais créent aussi inévitablement des identités nouvelles opposant des puissants et des faibles, sur les plans tant politique qu’économique. Selon le type de restrictions et de groupes qui les imposent, les citoyens peuvent réagir soit en s’y conformant et, partant, en choisissant de manœuvrer dans les confins des identités construites, soit en résistant de manière passive, en tentant d’élargir les frontières de ce qui est normativement et légalement faisable – c’est l’« empiètement tranquille » –, soit encore ils peuvent opter pour la résistance active en défiant ouvertement les « règles de la participation ».

Si les citoyens choisissent de résister, les évènements, les situations et les objectifs sont susceptibles d’être reconstruits, investis et nourris de nouvelles significations symboliques. Des réseaux sociaux denses peuvent être construits et des soutiens externes peuvent être activés, afin d’élargir l’espace de l’engagement citoyen en rendant visible l’influence et le soutien public dont on dispose. En Afrique de l’Est, les règles de participation et d’entrée créées par les acteurs dominants, les identités qui en résultent, ainsi que les processus et les conséquences qu’elles engendrent continuent de définir les marges de manoeuvre des mouvements sociaux. Mais leurs activités sont aussi conditionnées par les capacités de réseaux globaux et le rôle des relais médiatiques.