Et les morts. Cinq des 17 bandits armés ont été tués après que la police paramilitaire prit d’assaut un immeuble d’habitation dans la 200e rue, dans le centre de Tripoli. L’un d’eux est couché sur le dos comme un enfant, de l’eau d’une bouche d’incendie fracassée arrosant sur son cadavre. Un autre s’était effondré dans l’entrée au milieu d’éclats de verre, avec la Kalachnikov dont il se servait quand il est mort. « Comme ils étaient tous jeunes ! » a fait remarquer une femme, dans une sorte de lassitude. Et je remarquais que les morts étaient aussi barbus. Vous savez ! Cette petite barbe de plusieurs jours que les hommes d’al-Qaïda aiment porter.
Les événements sanglants d’hier, au Liban, se sont passés si vite - et si dangereusement pour tous ceux comme nous qui étions dans la rue - que je ne suis toujours pas sûr de ce qui s’est passé. Ce qui est clair : un groupe du style al-Qaïda a essayé de prendre l’armée libanaise en embuscade - et a scandaleusement réussi - ; 23 soldats et policiers ont été tués - un chiffre effrayant pour un petit pays comme le Liban. Mais était-ce vraiment un complot syrien, ainsi que le gouvernement de Fouad Siniora l’a suggéré ? Etait-ce la longue main de la Syrie qui s’est étirée une fois de plus à travers la terre verte et agréable du Liban ?
Alors, voici quelques faits. Samedi, un groupe d’hommes armés a essayé de braquer une banque de Tripoli et une partie d’entre eux s’est retrouvée coincée dans un immeuble d’appartements. Les autres se sont terrés dans le camp de réfugiés palestiniens du nord de la ville, Nahr el-Bared. Lorsque je suis arrivé hier, un char de l’armée aspergeait le camp de ses tirs et des policiers masqués de noir s’apprêtaient à prendre d’assaut, à la façon irakienne, l’immeuble du centre-ville. Mais les braqueurs n’auraient pris que 1.500 dollars. Alors, pourquoi un tel massacre ? Et, est-ce que le « Fatah al-Islam » - qui existe depuis des mois dans les ténèbres de ce camp - compte réellement 300 hommes en armes ?
Il est certain que les bandits armés qui sont morts étaient bien réels. J’en ai trouvé deux autres à Tripoli, sous une montagne de chargeurs vides. L’immeuble était en feu - il faisait tellement chaud que je n’ai pas pu monter l’escalier - et des familles se débattaient toujours en bas. Une femme portait un bébé. « Il n’a que quatre jours, il n’a que quatre jours », a-t-elle gémi dans ma direction. Une famille que j’ai découverte blottie dans la salle de bain, 12 Libanais terrifiés, avait passé 24 heures dans cette pièce minuscule, tandis que les balles arrosaient les murs de leur logement. Alors, au nom de Dieu, qu’est-il arrivé au Liban, hier ?
Eh bien ! M. Siniora a affirmé que c’était une tentative de déstabiliser le Liban - pour le dire gentiment : bien joué ! - et Saad Hariri, le fils de l’ancien Premier ministre assassiné ici il y a plus de deux ans, a dit de ces hommes armés qu’ils étaient des « malfaisants qui avaient détourné l’Islam ». Ce même Saad Hariri qui aidait directement - c’est ce qu’au moins un journaliste américain a suggéré dans un article récent, paru dans The New Yorker[1] - à faire passer de l’argent saoudien vers ces mêmes hommes armés. C’est le Hezbollah chiite qui endosse, selon ce scénario, le rôle des méchants, pas le groupe sunnite.
Mais Tripoli est la ville sunnite la plus puissante du Liban - si puissante que pas une goutte d’alcool n’y mouille les tables de restaurant - et les hommes et les femmes qui courraient terrorisés hier dans les rues de Tripoli étaient aussi des Sunnites. Alors ! Est-ce que les Syriens ont réellement concocté un « al-Qaïda » au Liban ? Et qui sont ses ennemis ? Les soldats de l’Otan de la force de l’Onu au Sud-Liban, peut-être ? Mais sûrement l’armée libanaise, exactement cette même armée qui a bravement empêché la guerre civile en janvier dernier ? Déjà, en 2000, un groupe du type al-Qaïda avait pris l’armée libanaise en embuscade au Nord-Liban. Etait-ce aussi censé être une intervention de la Syrie ?
Hier soir, des pluies de balles traçaient toujours leur chemin sur Tripoli et on a dit que l’armée se préparait à investir les camps. Le Fatah, l’organisation dépassée de Yasser Arafat, a annoncé qu’il était du côté de l’armée, une sage décision après le bain de sang d’hier. « Une tentative dangereuse de saper la sécurité libanaise », fut la réponse d’un gouvernement que les ministres chiites ont abandonné l’année dernière dans l’espoir de faire tomber l’ensemble de l’administration Siniora. Mais cela nous mène à quoi ?
Et qui étaient ces morts que j’ai vus hier, transpercés par les balles et en partie déchiquetés par des grenades ? La seule chose que nous offrent les morts est leur témoignage silencieux. L’un d’eux avait de grands yeux ouverts au-dessus de sa barbe ébouriffée, des yeux qui nous regardaient fixement, nous et les policiers qui plaisantaient sur son cadavre. Je me demande s’ils ne vont pas bientôt venir nous hanter et si nous découvrirons ce qui se cache derrière terrible cette journée au Liban.
*Robert Fisk - The Independent, le 21 mai 2007. Traduit de l’anglais par Jean-François Goulon, Questions Critiques