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PALESTINE - ISRAEL

« Le temps est venu pour nous de dire à nos enfants où ils habitent »

Intervention de Nurit Peled-Elhanan à la manifestation de Tel Aviv en commémoration du 40ème anniversaire de l’occupation - dimanche 17 juin 2007.

Lundi 18 juin 2007

Bonsoir. C’est un grand honneur pour moi d’être, à ce moment, près de mon ami et frère, Bassam Aramin, du camp de la paix palestinien et l’un des fondateurs du mouvement Combattants pour la Paix dont deux de mes fils, Alik et Guy, sont membres. Rien que la semaine dernière, mardi à Anata et jeudi à Tul Karem, le mouvement des Combattants pour la Paix a réussi à organiser deux rassemblements importants et à mobiliser 10 000 Palestiniens sur son objectif : lutter unis et de façon non violente contre l’occupation par une coopération étroite entre Israéliens et Palestiniens. Si ce n’était les lois racistes de l’Etat d’Israël, tous ces milliers de personnes seraient ici avec nous, ce soir, pour prouver une bonne fois pour toutes que nous avons un partenaire.

Bassam et moi sommes l’un et l’autre victimes de cette occupation cruelle qui corrompt ce pays depuis 40 années maintenant. Tous les deux, nous sommes venus ce soir pour déplorer le destin de cet endroit qui a enterré nos deux filles, Smadar, le bourgeon du fruit, et Abir, le parfum de la fleur (1), assassinés à dix ans d’intervalle, dix années durant lesquelles ce pays a répandu le sang des enfants, et le royaume souterrain des enfants sur lequel nous marchons, jour après jour et heure après heure, en est inondé jusqu’à déborder.

Mais ce qui nous unit, Bassam et moi, ce ne sont pas tant ces morts que l’occupation nous a infligées. Ce qui nous unit, c’est surtout la foi, la volonté pour élever les enfants qu’on nous a laissés pour que plus jamais, ils n’autorisent les politiciens et les généraux corrompus, avides, assoiffés de pouvoir, de sang et de conquêtes, à diriger leur vie et à les dresser les uns contre les autres. Qu’ils ne permettent pas davantage au racisme qui s’est propagé à travers ce pays de les écarter de la voie de la paix et de la fraternité qu’ils ont ouverte pour eux-mêmes. Parce que, seule, cette fraternité peut abattre le mur du racisme qui est en train de s’ériger sous nos yeux.

Depuis quarante années maintenant, le racisme et la mégalomanie ont régenté nos vies. Quarante années durant lesquelles plus de 4 millions de personnes n’ont pas su ce que voulait dire se déplacer librement. Quarante années durant lesquelles des enfants palestiniens sont nés et ont grandi comme des prisonniers dans leur maison que l’occupation a transformé en prison, privés dès le début de tous les droits que les êtres humains ont, juste parce qu’ils sont des êtres humains. Quarante années durant lesquelles les enfants israéliens ont été élevés dans un racisme qu’on n’avait pas connu dans le monde civilisé depuis des décennies. Quarante années durant lesquelles ils ont appris à haïr leurs voisins, juste parce qu’ils sont des voisins, à en avoir peur sans même les connaître, à considérer le quart des citoyens de l’Etat comme un danger démographique et comme un ennemi de l’intérieur, et à se rapporter aux résidents des ghettos créés par la politique d’occupation comme à un simple problème que devait être résolu.

Il y a seulement soixante ans, les Juifs étaient les résidents d’autres ghettos et considérés par leur oppresseur comme un problème qui devait être résolu. Il y a seulement soixante ans, les Juifs étaient enfermés derrière des murs en béton, affreux et électrifiés, surhaussés de miradors tenus par des hommes debout, armés, ils étaient privés de toute possibilité de faire leur vie et d’élever leurs enfants dans la dignité. Il y a seulement soixante ans, le racisme exigeait son prix en Juifs. Aujourd’hui, le racisme régit l’Etat juif, foule aux pieds la dignité d’un peuple et le prive de sa liberté, nous condamne tous à vivre l’enfer. Depuis quarante années maintenant, le mental juif a été constamment moulé dans le culte du racisme pendant que l’intelligence juive recherchait les moyens les plus créatifs de ravager, et de démolir, et d’anéantir ce pays.

C’est ce qui reste du génie du Juif devenu Israélien. La compassion juive, la clémence juive, le cosmopolitisme juif, l’amour de l’humanité et le respect de l’autre sont depuis longtemps oubliés. Leur place a été revendiquée par le racisme. C’est seulement le racisme qui a poussé le garde-frontière à appuyer sur la détente de son arme à l’intérieur de son véhicule blindé et à tirer dans la tête de la petite Abir alors qu’elle se blottissait contre le mur de son école, par peur de ce véhicule militaire faisant irruption dans sa cour de récréation comme si elle lui appartenait. C’est seulement le racisme qui a poussé les conducteurs des bulldozers à faire s’effondrer les maisons par-dessus leurs occupants, à saccager les vignes et les champs, à arracher les oliviers centenaires.

Seul, le racisme peut inventer des routes sur lesquelles la circulation est autorisée en fonction de la race, et c’est seulement le racisme qui pousse nos enfants à humilier des femmes qui pourraient être leurs mères, à maltraiter des personnes âgées à ces check-points malfaisants, à agresser les jeunes de leur âge qui, comme eux, aimeraient emmener leur famille se baigner à la mer, à assister, impassibles, à l’accouchement de femmes sur la route. C’est seulement un racisme pur qui pousse nos meilleurs pilotes à larguer des bombes d’une tonne sur des immeubles habités, et c’est seulement le racisme qui permet à ces criminels de pouvoir bien dormir la nuit.

Parce que le racisme enlève toute honte. Ce racisme s’est érigé un monument à sa propre image - un monument fait d’un mur de béton, hideux, rigide, menaçant et envahissant. Un monument qui proclame au monde entier le bannissement de la honte hors de ce pays. Ce mur est notre mur de la honte, il est le témoignage qu’après avoir été la lumière des nations nous sommes devenus « un objet de déshonneur pour les nations et de risée pour tous les pays ». (2)

Et ce soir, nous devons nous demander, que faisons-nous de notre honte ? Comment nous laver du déshonneur ? Mais d’abord et surtout, comment se fait-il que la honte ne nous prive pas du sommeil ? Comment pouvons-nous consentir à ce que la moitié de nos salaires soit utilisée pour commettre ces crimes contre l’humanité ?

Comment a-t-il été possible que nous réussissions à limiter la honte à deux colonnes dans un journal, et que nous ne lui consacrions pas plus de ces quelques minutes qu’il nous faut pour lire les articles de Gideon Levy et d’Amira Hass, comme quelqu’un qui lit un article sur un scénario qu’il connaît à l’avance ?

Comment a-t-il été possible que nous réussissions à ranger pêle-mêle une souffrance quotidienne interminable, la faim, la malnutrition, le traumatisme des enfants, l’invalidité, la perte des parents et celle des enfants derrière un seul mot aliénant : « politique » ?

Comment se fait-il que nos enfants continuent de se pavaner et de fanfaronner dans ces uniformes de violence qu’ils portaient quand ils servaient dans l’armée de massacres et de destructions ?

Comment se fait-il que les institutions mondiales remarquables se tiennent à l’écart et ne fassent rien pour sauver un enfant de la mort ou pour ôter un morceau de béton à ce mur de la honte ? Comment se fait-il que les organisations qui militent pour la paix et les droits humains ne soient pas capables d’arrêter les jeeps des gardes-frontière qui viennent terrifier les écoliers et les tuer, qu’elles ne soient pas capables d’arrêter un bulldozer qui va démolir une maison par-dessus ses occupants, de sauver un olivier de l’arrachage et une écolière égarée sur le chemin de son école de se retrouver dans la ligne de tir des soldats de l’occupation ?

L’une des réponses à ces questions, c’est que l’Etat d’Israël a les moyens de réduire au silence et de paralyser le monde entier, parce qu’il y a eu l’Holocauste. L’Etat d’Israël a obtenu l’autorisation de maltraiter toute une nation, parce qu’il y a l’antisémitisme. L’Etat d’Israël conduit au désastre existentiel, économique, social et humain ses propres citoyens et ceux qu’il asservit et personne ne le somme d’arrêter, parce qu’il y a eu un Hitler. Et tout cela pendant que les survivants de l’Holocauste souffrent de l’ignominie de la faim dans ce pays.

Ce soir, nous devons lancer un appel au monde pour qu’il nous aide à nous débarrasser de la honte. Ce soir, nous devons expliquer au monde que s’il veut sauver le peuple d’Israël et le peuple palestinien de l’holocauste imminent qui nous menace tous, il faut condamner la politique de l’occupation, arrêter sur sa route la domination de la mort. Tous les criminels de guerre qui ont déposé leur uniforme et circulent à travers le monde doivent être arrêtés, jugés et emprisonnés au lieu de pouvoir profiter des plaisirs de la liberté en traînant derrière eux une caisse tintinnabulante remplie de crimes de guerre.

Et le temps est venu pour nous de cesser de placer nos enfants dans un établissement scolaire qui sème des valeurs fausses et racistes et leur enseigne que leur contribution à la société se résume à la maltraitance et à l’assassinat des enfants d’un autre peuple. Le temps est venu pour nous de leur expliquer que la population originaire de cette terre n’est pas divisée en Juifs et en non Juifs comme c’est écrit dans leurs livres de classe, mais en êtres humains qui veulent vivre dans la paix et la tranquillité en dépit de tout, tel que Bassam Aramin, et beaucoup d’autres comme lui qui, sans les lois raciales qui restreignent leurs déplacements, seraient ici avec nous aujourd’hui, et sans les gens qui ont perdu leur humanité et qui prennent plaisir à détruire et ravager. Et le temps est venu pour nous de dire à nos enfants où ils habitent.

Aujourd’hui, alors que le monde civilisé tout entier se délecte des calomnies et de la diffamation du système éducatif palestinien, il n’y a aucune livre scolaire en Israël avec une image montrant un Palestinien comme une personne normale d’aujourd’hui. Il n’y a aucun livre scolaire en Israël avec une carte montrant les véritables frontières de l’Etat. Il n’y a aucun livre scolaire en Israël où apparaît le mot « occupation ». Nos enfants sont enrôlés dans l’armée d’occupation sans rien connaître de l’endroit où ils vivent ni de l’histoire de son peuple. Ils rejoignent l’armée imprégnés de haine et de peur. Nos enfants sont éduqués pour qu’ils voient quiconque qui n’est pas Juif, le Goy, l’Autre, comme quelqu’un qui tente, génération après génération, de nous détruire. Cet enseignement fait qu’il est facile pour l’establishment militaire de les transformer en monstres.

Par conséquent, la seule façon d’empêcher nos enfants de devenir des outils aux mains de cette machine à détruire est de leur enseigner l’histoire de cet endroit, de dessiner pour eux ses frontières, de les aider à connaître leurs voisins avec leur culture, leurs coutumes, leur courtoisie et leurs droits sur cette terre où ils vivent, où ils ontt vécu depuis tant de générations, bien avant que les pionniers sionistes n’arrivent sur la Terre promise d’Israël. Et avant tout, de leur enseigner à ne pas se soumettre à l’Etat, ne pas obéir à son autorité, car l’Etat est dirigé par des voleurs insignifiants et des opportunistes ignobles qui ne contrôlent même pas leurs impulsions, sexuelles et autres, même dans les moments les plus sinistres, et gèrent le pays selon les lois de la Mafia. Vous avez tué l’un des miens, je tuerai cent d’entre vous. Vous m’avez envoyé un homme transformé en bombe, je lancerai sur vous une centaine des bombes les plus sophistiquées et les plus destructrices du monde qui ne laisseront rien de vous, ni de votre famille, ni de vos voisins. Vous avez brûlé l’une de mes voitures, aussi je brûlerai une de vos cités. C’est la logique du monde du crime.

Ce soir, nous devons penser à ceux qui sont condamnés à mourir dans l’année qui vient, et à ceux qui sont condamnés à tomber dans le crime sous couvert de la loi et de l’uniforme. Nous devons les sauver tous. Nous devons leur enseigner à tous de ne pas obéir aux ordres qui, même légaux au regard des lois racistes de cet Etat, sont manifestement, clairement, inhumains.

Et par-dessus tout, ce soir, nous devons nous arrêter, pendant un instant, nous tous, et regarder en face la petite Abir Aramin, touchée derrière sa tête, dont l’assassin ne sera jamais confronté à la justice de ce pays et ne sera jamais puni de la façon qu’il mérite, et nous devons nous demander à nous-mêmes :

pourquoi un filet de sang déchire le pétale de sa joue . (3)

1) Sens littéral de noms de filles en hébreu et en arabe

2) Ezéchiel, 22, 4

3) Anna Akhmotova

Nurit Peled-Elhanan a reçu le prix Sakharov du Parlement européen en 2001 pour ses plaidoyers en faveur de la paix au Moyen-Orient. Elle a perdu sa fille, le 4 septembre 1997, lors d’un attentat suicide. Elle est professeur de littérature et de sciences de l’éducation à l’université hébraïque de Jérusalem.