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TURQUIE

Le régime dans des eaux troubles

Lundi 3 décembre 2007, par Ceyda Turan

Depuis la fin octobre, l’armée turque a obtenu le feu vert pour intervenir au besoin dans le nord de l’Irak. Officiellement, le pays veut prévenir les raids des combattants du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) sur son territoire. Mais Ankara poursuit peut-être d’autres objectifs un peu moins avouables. Dans la journée du 21 octobre, douze soldats turcs ont trouvé la mort et huit autres ont été enlevés lors d’une embuscade tendue par le PKK, non loin de la frontière irakienne. L’annonce, qui a causé une vive émotion à travers la Turquie, n’a fait que raviver la perspective d’une intervention militaire turque dans le nord de l’Irak. Pas moins de 100 000 soldats turcs stationnent déjà à la frontière irakienne, prêts à en découdre avec les combattants kurdes.

Un villageois kurde, appartenant à une milice pro-Ankara, gardant une position près du village de Yuksekova, à la frontière entre la Turquie et l’Irak, le 25 octobre 2007. Plus de 100 000 soldats turcs, appuyés par des milices locales, stationnent à la frontière entre les deux pays. Photo : AP/Ibrahim Usta|center> Quelques jours auparavant, le Parlement turc avait déjà autorisé l’armée à intervenir en Irak au cours des douze prochains mois. Officiellement, les parlementaires voulaient ainsi prévenir les attaques menées par le PKK en territoire turc, à partir de bases situées dans le nord de l’Irak. Mais dans les faits, selon Sungur Savran, l’éditeur du journal Isci Mucadelesi (Le combat des travailleurs), la menace poursuivrait au moins deux autres objectifs.

La Turquie voudrait d’abord envoyer un avertissement sévère aux dirigeants kurdes en Irak. Ce message s’adresserait tout particulièrement au président du gouvernement autonome kurde d’Irak, Massoud Barzani et au président irakien Jalal Talabani (d’origine kurde). Il viserait à rappeler que la Turquie n’est pas indifférente au statut de la ville de Kirkouk, au cœur d’une région riche en pétrole, étroitement associée au projet du Kurdistan indépendant.

La Turquie s’inquiète de plus en plus de l’installation de nombreux Kurdes dans la ville de Kirkouk, susceptibles de modifier l’équilibre démocratique d’une cité où coexistent à la fois des Kurdes, des Arabes et des Turkmènes. En théorie, le statut politique de la ville doit faire l’objet d’un référendum au cours de la prochaine année. Et l’éventuel rattachement de la ville à la région autonome kurde du nord de l’Irak rendrait le projet d’un Kurdistan indépendant plus viable, puisqu’il lui conférerait des assises économiques indéniables.

M. Savran estime que les menaces d’intervention de l’armée turque en Irak visent aussi à réconcilier le Parti de la Justice et du Développement (AKP), actuellement au pouvoir en Turquie, avec l’armée turque. L’AKP voudrait ainsi se faire « pardonner » d’avoir fait accéder récemment un politicien islamiste à la présidence du pays, malgré l’opposition évidente de l’armée.

Ballet diplomatique

Entre-temps, la Turquie a demandé au gouvernement irakien d’arrêter les dirigeants du PKK. Elle exige aussi la fermeture des camps d’entraînement de l’organisation dans le nord de l’Irak, qui serviraient de base pour les actions menées en Turquie. Mais les réponses contradictoires fournies du côté irakien n’ont rien fait pour diminuer les tensions. D’un côté, Massoud Barzani a déclaré qu’il ne ferait pas de cadeau à la Turquie, tandis que Jalal Talabani a réitéré la demande faite au PKK de déposer leurs armes, en plus de lancer de nouveaux appels à la recherche d’une solution diplomatique.

Durant la première semaine de novembre, un intense ballet diplomatique s’est déroulé pour éviter une éventuelle déstabilisation de toute la région. La secrétaire d’État américaine Condoleezza Rice s’est rendue à Ankara. Une conférence des pays voisins de l’Irak s’est réunie à Istanbul. Des contacts ont aussi été initiés entre le ministre turc des Affaires étrangères, Ali Babacan, et ses vis-à-vis iraniens. Sans oublier une visite du premier ministre turc, Tayip Erdogan, à Washington.

Les États-Unis se retrouvent coincés entre les Kurdes irakiens, la seule force sur laquelle ils peuvent réellement compter en Irak, et la Turquie, un allié traditionnel, membre de l’OTAN. Après avoir tenté de décourager la Turquie de mener une incursion militaire en Irak, le président George Bush a finalement donné sa bénédiction à une action « limitée », au terme d’une rencontre avec le premier ministre turc. Washington a aussi promis de fournir à la Turquie des renseignements en temps réel pour mieux lutter contre le PKK.

Finalement, après avoir été retenus en otage durant deux semaines, les soldats turcs enlevés par le PKK ont été relâchés. Ils ont été ramenés sains et saufs en Turquie par des députés du Parti de la société démocratique (DTP, prokurde), le 4 novembre. Contre toute attente, les soldats ont été arrêtés dès leur retour. Certains devront faire face à des accusations de désobéissance, d’incitation à l’insubordination et de fuite à l’étranger. D’autres ont même été accusés de trahison.

Pour l’instant, aucune incursion majeure de l’armée turque dans le Nord irakien n’a encore été signalée. Le commandant général des forces terrestres, Iker Basbug, s’est contenté d’annoncer à la mi-novembre que l’opération était en train d’être planifiée.

Temps dur pour les politiciens kurdes

Malgré le rôle qu’il a pu jouer dans la libération des soldats turcs retenus en otages, le Parti de la société démocratique (DTP, prokurde) n’a guère reçu de félicitations. Des images montrant une délégation du Parti aux côtés des preneurs d’otage, sous une affiche du fondateur du PKK, Abdullah Ocalan, ont été interprétées par ses adversaires comme une preuve que le Parti ne se distancie guère de ceux qui prônent la violence.

Les accusations et les soupçons qui pèsent contre le DTP ont été accentués par l’adoption d’une proposition « d’autonomie démocratique » pour le kurdistan turc et par l’arrivée d’une direction plus agressive à la tête du parti, lors du dernier Congrès du parti, le 28 octobre. La nomination de Nurettin Demirtas, un ancien membre du PKK, comme président du parti a aussi entretenu la perception voulant que le Parti constitue l’aile politique du PKK et qu’il endosse le terrorisme. Ismet Berkan, le rédacteur du quotidien turque Radikal, estime que le discours de Dermitas proposant de mettre un terme à la lutte armée si le gouvernement turc fait des concessions politiques constitue une tentative pour utiliser la violence comme une monnaie d’échange.

Le procureur général de la République turque, Abdurrahman Yalcinkaya, a déposé une poursuite légale contre le Parti prokurde, sur la base que l’organisation menacerait l’unité nationale et qu’elle soutiendrait le terrorisme. L’accusation soutient qu’en faisant la promotion d’une autonomie politique régionale, le Parti prokurde a violé l’article 68 de la Constitution turque, qui stipule que les partis politiques ne doivent pas remettre en cause l’intégrité de l’État et le caractère indivisible du territoire et de la nation.

Le Parti prokurde est aussi accusé de baser ses actions sur des ordres reçus du PKK, et de se porter à la défense de ce dernier, considéré comme une organisation terroriste par les autorités turques. Le refus du parti de considérer le PKK comme une organisation terroriste est d’ailleurs considéré par le procureur comme une preuve de son approbation de la violence. En conséquence, Yalcinkaya demande que 221 membres du Parti, parmi lesquels on distingue huit députés, soient déchus de leur droit de participer à la vie politique pour une durée de cinq ans. Il demande aussi à la Cour constitutionnelle d’interdire aux membres actuels du Parti de se présenter à des élections sous la bannière du parti ou comme indépendant, pour toute la durée du procès.

Au cours des dix dernières années, la Cour constitutionnelle a banni pas moins de quatre partis politiques prokurdes. La légalité de l’interdiction prononcée contre le Parti de la démocratie du peuple (DEHAP), le prédécesseur du DTP, est d’ailleurs toujours contestée devant les tribunaux. Pour parer à toute éventualité, les partisans du DTP ont déjà fondé un nouveau parti baptisé le Parti de la société libre. Juste au cas où. Les membres actuels du Parti ne seraient toutefois pas autorisés à y adhérer, si la Cour leur interdit de participer à la vie politique.

Le premier ministre turc s’est publiquement opposé à l’interdiction du parti prokurde, sous prétexte que cela encouragerait le terrorisme. Il a aussi annoncé que son Parti disposait d’un plan pour résoudre l’épineux problème kurde sans toutefois en révéler le moindre détail. Pour sa part, le chef du Parti socialiste de la liberté et de la solidarité a estimé que l’interdiction du DTP transformerait la Turquie en cimetière de partis politiques, et que ce genre de manœuvre était de mauvais augure pour la démocratie turque.

De fait, l’impasse qui persiste avec l’Irak et la récente vague de violences pourraient avoir de graves implications pour la Turquie. Un certain nombre d’observateurs, notamment Sungur Savran, le rédacteur en chef du journal Isci Mucadelesi , croient même que la montée de l’ultranationalisme turc et du radicalisme kurde, clairement perceptible lors de récentes manifestations, pourrait conduire à de graves désordres civils. Peut-être même à une guerre civile sur une base ethnique, dans l’est de la Turquie.

L’auteure travaille pour Alternatives.


Voir en ligne : www.alternatives.ca