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Le Forum social mondial et l’altermondialisme

Vendredi 14 janvier 2005, par Pierre BEAUDET

Au début de 2004 à Mumbai en Inde avait lieu la quatrième édition du Forum social mondial (FSM), cet étonnant rassemblement des mouvements sociaux du monde entier. Depuis 2001 en effet, un gigantesque processus de construction culturelle et politique a été mis en place, d’abord au Brésil et depuis dans plus de cinquante pays à travers les cinq continents. Aujourd’hui, le FSM n’est plus simplement un rassemblement annuel, mais une démarche qui dure à l’année longue, qui se déroule dans plusieurs dizaines de villes et de pays, et qui reconstruit de plusieurs manières la problématique des mouvements sociaux et de l’altermondialisme. Au Québec et au Canada, ce sont plusieurs centaines d’organisations populaires et de syndicats qui sont impliqués dans une démarche à la fois locale et internationale.

Il était une fois Porto Alegre...

Au début de 2000 avait lieu à Paris une rencontre impromptue entre des représentants de mouvements populaires brésiliens et le Monde diplomatique. Bernard Cassen qui était du groupe a raconté sa version personnelle de l’histoire. À peu près en même temps, le « Forum mondial des alternatives », animé par Samir Amin, organisait à Davos une rencontre pour faire la critique du « Forum économique mondial », le principal « think-tank » de la mondialisation néolibérale.

Un an plus tard (janvier 2001) était convoqué à Porto Alegre dans le sud du Brésil ce qui allait devenir le FSM. Plus de 15 000 personnes furent du rendez-vous dont une très petite délégation québécoise. Sans avoir une idée préconçue, les organisateurs brésiliens dont la centrale syndicale CUT, le Mouvement des sans terre (MST) et l’Association des ONG brésiliennes (ABONGE) avaient estimé nécessaire de réunir des participants du monde entier pour rependre à une plus grande échelle l’expérience du « Contre Davos ». La première édition du FSM fut donc dans une large mesure l’occasion d’échanger et de discuter sur les impacts du néolibéralisme. Cependant, bien que les médias aient insisté sur cette synchronisation en présentant les deux rencontres comme les deux versants d’un même débat (le libéral et l’altermondialiste), il s’agit en fait de deux planètes différentes. L’une est orientée vers l’endoctrinement et la propagande (Davos). L’autre est inscrite dans la participation avec à sa base l’autodétermination des groupes en lutte, non pas d’abord contre cet endoctrinement, mais contre l’univers dont il est issu et qu’il sert.

Il faut dire que l’idée du FSM inscrit son origine dans un processus lent mais évolutif du mouvement social mondial. En 1996 au Chiapas, le mouvement zapatiste avait organisé la rencontre « intercontinentale pour l’humanité et contre le néolibéralisme, réunissant plusieurs milliers de personnes. Par la suite, de vastes mobilisations ont mis en branle les organisations sociales du monde entier. À Seattle en 1999, au moment de la rencontre de l’Organisation mondiale du commerce, des manifestations de masse ont permis de révéler médiatiquement l’ampleur du mécontentement populaire devant l’essor de la mondialisation. En avril 2001, le « Sommet des peuples des Amériques » réunissait plus de 50 000 personnes, essentiellement du Québec mais aussi du Canada, des États-Unis, du Mexique, du Brésil et d’ailleurs, pour élaborer un projet populaire et démocratique pour les Amériques.

Plus tard alors que le processus du FSM prenait son envol, d’autres manifestations énormes ont mobilisé des millions de personnes à Gênes (Italie), Prague (République Tchèque), Gotenborg (Suède), Barcelone (État espagnol), Evian (France). À chaque fois, l’occasion a été fournie parce que se réunissaient les tenants du néolibéralisme (OMC, Sommet européen, Sommet du G-8) et qu’il fallait montrer qu’un « autre monde est possible ». Mais peu à peu, le centre de gravité du mouvement s’est déplacé de l’« anti-mondialisation » à l’altermondialisation. La force du FSM réside précisément dans cette refocalisation dont les conséquences sont assez énormes.

Depuis 2001 donc, le FSM a organisé quatre rencontres mondiales, dont trois ont eu lieu à Porto Alegre et la dernière en Inde. Parallèlement, des Forums ont été organisés dans plus de cinquante pays, réunissant plusieurs millions de personnes. Les quatre forums ont tous été un succès, tant quantitatif que qualitatif. Les participants représentent tous les secteurs, y compris ceux qui sont en général absents des grands débats, notamment les jeunes, qui organisent, en parallèle avec le FSM leur propre « campement de la jeunesse », autogéré et sur leurs propres bases. Pour la plupart des observateurs, la deuxième et la troisième édition du Forum (et certains forums régionaux) ont compté beaucoup dans l’émergence du mouvement contre la guerre, et donc dans l’essor des gigantesques mobilisations de 2003. Comme l’a bien expliqué Samir Amin, la « lutte contre l’empire » et en fait contre l’impérialisme américain, est devenue une priorité pour tout le monde :

L’option militariste des États-Unis menace tous les peuples. Elle procède de la même logique qui fut naguère celle d’Adolf Hitler : modifier par la violence militaire les rapports économiques et sociaux en faveur du « Herrenfolk » du jour. Cette option, en s’imposant au-devant de la scène, surdétermine toutes les conjonctures politiques, car la poursuite du déploiement de ce projet fragiliserait à l’extrême toutes les avancées que les peuples pourraient obtenir par leurs luttes sociales et démocratiques. Mettre en échec le projet militariste des États-Unis devient alors la tâche première, la responsabilité majeure pour tous.

Un espace de débats et d’articulation

Le Forum Social Mondial est un « espace de rencontre ouvert visant à approfondir la réflexion, le débat d’idées démocratique, la formulation de propositions, l’échange en toute liberté d’expériences, et l’articulation en vue d’actions efficaces, d’instances et de mouvements de la société civile qui s’opposent au néolibéralisme et à la domination du monde par le capital et toute forme d’impérialisme, et qui s’emploient à bâtir une société planétaire axée sur l’être humain ».

Fait à noter, et contrairement à d’autres rassemblements de cette nature, le FSM n’a pas de caractère délibératif, il n’émet ni « déclaration finale » ni « programme de propositions ». Il ne constitue pas « une instance de pouvoir que peuvent se disputer ceux qui participent à ces rencontres, et ne prétend pas constituer l’unique alternative d’articulation et d’action des instances et mouvements qui en font partie ».

De façon récurrente et presque obsessionnelle, le FSM réitère son caractère non partisan, en tant « qu’espace pluriel et diversifié, non-confessionnel, non-gouvernemental et non-partisan, qui articule de façon décentralisée, en réseau, des instances et mouvements engagés dans des actions concrètes, au niveau local ou international, visant à bâtir un autre monde ».


Le Forum social et le politique

Tel que l’indique sa Charte, le Forum est un lieu d’élaboration pour les mouvements sociaux. Ce qui n’empêche pas la gauche « plurielle » d’y être présente. Sur le fond, il y a de grands consensus. Les mouvements doivent faire de la politique, c’est-à-dire, contester l’ordre politique dominant. Sans changement à cette échelle, les gains sont menacés ou isolés. Par contre, une forte majorité estime que les mouvements ne doivent pas être « au service » des partis politiques, qu’ils doivent indépendants, critiques. Ces consensus permettent un dialogue qui n’a pas vraiment eu lieu dans les autres « âges » de la gauche.

La controverse

Le dépassement de ce dialogue met aux prises, pour simplifier, trois grandes « familles » de positions. En premier lieu, il y a les grands mouvements sociaux (les syndicats par exemple) et de partis de gauche de masse, qui disent vouloir « réinvestir » les partis et les remettre dans les problèmes réels de leurs concitoyens ». Louise Beaudoin : « la politique sera toujours la sphère à travers elle que nous avons la possibilité de bâtir nos pays ainsi qu’un monde différent. Et c’est aussi par le canal de la politique que nous pouvons avoir un État qui ne défende pas seulement les droits internationaux, mais qui soit également capable d’assurer la régulation de l’économie ». Une deuxième famille estime que les mouvements et les partis réellement de gauche doivent se « recomposer » dans de vastes alliances sociales et politiques qui focalisent l’énergie sur la rupture avec l’ordre néolibéral. Le Forum social européen où l’influence de grands partis de gauche radicale est très forte (Parti de la refondation communiste d’Italie, Ligue communiste révolutionnaire de France) est le site où cette perspective a été davantage articulée. Au Québec, se serait sans doute l’option de l’Union des forces progressistes (UFP). Une troisième option est celle qui mise encore plus sur l’autonomie des mouvements sociaux, pas nécessairement « contre » la politique, mais contre toute subordination même tactique. Des alliances avec des partis ou dans le cadre d’élections sont envisagées, mais pas sur la base de coalitions à long terme. Le mouvement social à la limite doit « encercler » le politique et libérer l’énergie créative et radicale de la « multitude » (Tony Negri).


L’ensemble des mouvements sociaux est partie prenante, sans exclusive à l’exception des représentations d’organisations militaires. Le FSM « cherche à fortifier et à créer de nouvelles articulations nationales et internationales entre les instances et mouvements de la société civile qui augmentent, tant dans la sphère de la vie publique que de la vie privée, la capacité de résistance sociale non-violente au processus de déshumanisation que le monde est en train de vivre et à la violence utilisée par l’État, et renforcent les initiatives d’humanisation en cours, par l’action de ces mouvements et instances ».

De manière concrète, le FSM est régi par un « secrétariat » composé de huit organisations brésiliennes. Ce secrétariat est secondé par un « comité international », composé d’une cinquantaine d’organisations représentant divers secteurs et régions du monde. C’est ce comité qui en fait élabore l’architecture du Forum, ce qui inclut des grands thèmes rassembleurs et reconnus pas tout le monde (ou presque), ainsi que des espaces pour les activités auto-organisées (proposées et gérées par les participants eux-mêmes).

Dans le cas du quatrième Forum social en Inde, un « comité organisateur indien » a été mis en place représentant plus de 150 organisations populaires indiennes, reflétant l’incroyable diversité politique, culturelle, linguistique du sous-continent. Les mouvements sociaux « traditionnels » (comme les syndicats et les organisations de femmes, les organisations représentant des secteurs et des régions (notamment les « Dalits » ou intouchables), les ONG progressistes, les partis politiques de gauche, bref tout le monde était de la partie, dans un processus unique dans le paysage politique indien.

À la recherche de nouveaux paradigmes

De bien des manières, le FSM se distingue des expériences précédentes d’internationalisation du mouvement social et progressiste. Le Forum met en inter-action des organisations internationales (souvent de grands réseaux) avec des organisations locales. Il internationalise en quelque sorte le local, mais il remet aussi les pendules à l’heure des grands réseaux en les forçant à dialoguer et à apprendre des petites organisations.

Certes son caractère ouvert et pluraliste le singularise, non seulement par rapport aux expériences de la Première, de la Deuxième, de la Troisième et de la Quatrième Internationale, mais aussi par rapport aux grands rassemblements initiés par le « Sud » ces dernières années (comme le Mouvement des pays non-alignés et l’Organisation de solidarité de l’Asie, de l’Afrique et de l’Amérique latine). Le FSM également ne se substitue pas à l’action des réseaux dont plusieurs tentent de coordonner l’action des mouvements sociaux (la Marche mondiale des femmes, la Confédération internationale des syndicats libres, Via Campesina -qui coordonne l’action des mouvements paysans- et bien d’autres encore).

Pour ceux qui ont participé au FSM, l’image qui se dégage naturellement est celle d’un kaléidoscope, ou encore d’une immense « symphonie à géométrie variable », se traduisant par la profusion des thèmes abordés, des rencontres, des prises de paroles. Dans le fourmillement des idées et des dialogues émergent des thématiques, des courants, des vagues qui rassemblent. Par exemple à Mumbai a émergé le thème de la diversité culturelle, qui existait déjà à Porto Alegre mais qui, porté par le mouvement indien, est devenu proéminent. Cette valorisation de la diversité prend une importance politique extraordinaire dans une région du monde (l’Asie) où divers « intégrismes » développent un projet à connotation autoritaire (pour ne pas dire fasciste) qui se base sur un refus de la diversité et de l’altérité, au nom de la « vraie » religion, de l’État fort, de la nation exclusive.

Dans le FSM se croisent en fait divers « langages » politiques, qui chacun s’enracine dans des expériences spécifiques, des contextes variés, des dynamiques singulières. La « parole » des mouvements sociaux « traditionnels » est en général mieux articulée, plus organisée. Elle provient des grandes organisations (y compris des partis de gauche) et des grands réseaux, des grands intellectuels souvent liés au mouvement syndical, au mouvement des femmes et à certains groupes altermondialistes plus puissants. Elle se manifeste principalement par des conférences bien structurées (certaines s’échelonnent sur plusieurs jours), auto organisées (avec un appui minimum du FSM qui agit à toutes fins pratiques comme un appareil logistique plutôt qu’un contrôleur).

Mais cette parole n’est pas la seule à être entendue au FSM. Un grand nombre de petits groupes, de petits réseaux, d’organisations locales ou sectorielles, est également présent et intervient via des ateliers, des expositions, des évènements. La cause des pêcheurs de crevettes de Thaïlande, celle des « alter-technologues » du web, comme celle des gais et lesbiennes du Brésil et des coopératives espagnoles, sont toutes apparentes, appréciées, valorisées.

Il faut enfin souligner que ces deux « paroles » n’occupent pas le champ au complet. Un grand nombre d’organisations (c’était plus visible à Mumbai) choisissent d’autres « narratifs » pour s’exprimer, soit parce qu’elles ne maîtrisent pas le langage traditionnel de la politique, soit parce qu’elles décident de valoriser une autre façon de s’exprimer (théâtre, chants, processions, danse), etc.

Ces trois « paroles » ont des implications épistémologiques, d’une certaine façon, car elles remettent en question le « mégalangage » dominant et traditionnel de la gauche. Selon le sociologue portugais Boaventura de Sousa Santos, de nouveaux paradigmes émergent, principalement des organisations du sud, qui remettent en question la « monoculture » qui se proclame « universelle » et « globale », même à gauche. De cette émergence ressortent de nouvelles façons de comprendre la temporalité, la productivité, l’inclusivité et le concept même du « développement », encore marqué de l’idéologie du progrès et des lumières, donc d’une vision européocentrée et bourgeoise. Pour de Sousa Santos,

Le monde a toujours été multiculturel. Si on remarque cet aspect aujourd’hui, c’est à cause de la lutte des peuples et également des groupes sociaux. Cette discrimination, cette invisibilité du multiculturalisme a été niée, marginalisée et fréquemment éliminée avec dureté. Nous vivons dans des sociétés très inégales, mais l’égalité ne nous suffit pas. Nous voulons l’égalité, mais que l’on reconnaisse également le droit à la différence. Voilà la situation de notre temps. C’est une conquête qui nous appartient à des mouvements comme le mouvement féministe, le mouvement indigène, le mouvement des droits de l’homme dans la lutte contre l’apartheid, et le mouvement gay.

Pour le sociologue portugais, la lutte pour la différence n’a pas de sens si elle n’est pas organiquement liée à la lutte pour l’égalité :

Il faut distinguer le multiculturalisme réactionnaire et conservateur du multiculturalisme émancipateur. Le multiculturalisme réactionnaire décrète que le droit à la différence ne doit pas être articulé au droit à l’égalité. Or dans les sociétés extrêmement inégales que le capitalisme a produit au long des siècles, le droit à la différence est impossible sans le droit à l’égalité. Et ce droit à l’égalité exige la distribution de la richesse. Au contraire, le multiculturalisme émancipateur élargit de façon extraordinaire cette immense possibilité de dignité humaine, dont nous sommes, d’une certaine façon une métaphore, un symbole extraordinaire des capacités de convivialité, des capacités de solidarité, de capacités de paix, lorsque la différence se reconnaît, mais se reconnaît sur un plan d’égalité. Il n’y a pas de droit à la différence vraiment progressiste sans que l’on revendique le droit à la distribution de la richesse

On a parfois l’impression, lorsqu’on s’immerge dans les Forums, de perdre pied, d’avoir une « overdose » d’idées et de messages, sans que l’on puisse « atterrir », conclure, dégager des pistes. Certes, tout le monde a l’habitude de processus plus centralisés, orientés sur l’action de manière directe et qui mettent l’emphase sur des consensus rapides, compréhensibles, traduisibles en actions.

Dans un sens, le Forum ne refuse pas cette manière de faire, mais il ne se situe pas au même niveau. À l’intérieur du Forum se dégagent aussi ces consensus « rapides » et se forgent des coalitions improvisées ou préparées. Par exemple, le grand mouvement contre la guerre en Irak a été propulsé par les appels des mouvements sociaux réunis à Porto Alegre. Probablement que les mobilisations contre la guerre seraient survenues de toute façon, mais elles ont été synchronisées et articulées dans et par le FSM.

On a donc un processus qui répond à plusieurs impératifs, démarches, dynamiques, intégrant le pluralisme dans le processus même. Ceux qui veulent explorer, discourir, prendre la parole, échafauder des hypothèses sur tout et sur rien, côtoient des mouvements et des organisations qui ont un agenda, des buts, des objectifs précis. Sans s’imposer l’un à l’autre, cette coexistence permet des maillages sinon des mariages étonnants.

Pour ceux qui attendraient du FSM un « programme », l’envolée du sociologue suisse Jean Ziegler est une belle réponse :

C’est la société civile planétaire en voie de gestation difficile (dont la capitale est Porto Alegre) qui détient l’espérance d’une résistance démocratique victorieuse des peuples contre l’ordre meurtrier et absurde du monde. Dans le New York Times, Thomas Friedman a dit du FSM : « c’est très sympathique, c’est bien tous ces jeunes de partout qui font la fête à Porto Alegre, qui veulent un autre monde, qui sont dégoûtés par ce qu’ils voient, mais où est le programme de Porto Alegre ?!? Et bien, nous refusons cette question, nous savons avec certitude ce que nous ne voulons pas, nous ne voulons pas du FMI, nous voulons la dissolution de l’Organisation mondiale du commerce, nous voulons la liquidation de l’indépendance des banques centrales, la politique monétaire est affaire des peuples et pas des technocrates, nous voulons la fermeture des paradis fiscaux et de toutes les places off shore, nous voulons manger de la nourriture naturelle et interdire la nourriture transgénique, nous voulons maintenir les forêts de la Terre.… Par contre, le monde nouveau qui naît de nos combats appartient au mystère de la liberté libérée des hommes.

Le mouvement social au Québec et Canada importe Porto Alegre

Tel qu’évoqué auparavant, de nombreux militants d’organisations québécoises et canadiennes ont participé au FSM. á Un comité québécois de liaison très souple, sans volonté de centraliser, s’est mis en place pour faciliter l’échange d’information, la logistique (réservations d’hôtels et de billets d’avion, financement pour faciliter la participation des organisations moins pourvues, etc.). Des rencontres ont été organisées avant, pendant et après les Forums pour capitaliser sur l’expérience de chacun. Cette concertation qui s’inscrit bien dans la tendance actuelle de bien des organisations de se coaliser, de se rapprocher, de se concerter, et qui se formalise parfois par des coalitions plus permanentes (Réseau québécois sur l’intégration continentale, Cap-monde, Coalition Échec à la guerre, etc.) et ce, sans compter les coalitions sectorielles qui prolifèrent. Dans un sens donc, la méthodologie du FSM (regrouper le maximum d’organisations sans centraliser politiquement) est une caractéristique du mouvement social dans notre pays.

Diverses dynamiques régionales ont entrepris d’aller plus loin. Par exemple, le Forum social de la région de Québec-Appalaches, a permis de rassembler les organisations populaires de cette région (le Forum s’apprête à tenir son deuxième sommet). Il est devenu une structure permanente de liaison qui permet de coordonner des efforts dans le domaine de l’altermondialisation, de la lutte contre la guerre, de la résistance contre la « réingénierie » de Jean Charest, etc.). Un forum similaire bien que soutenu par des individus davantage que des organisations a été mis en place à Toronto, ce qui représente dans cette ville une expérience réellement innovatrice. Chacun à sa manière, on cherche à importer sur la scène locale un espace de débat, de convergence, de dialogue, sans exclusive, en valorisant expressément la diversité, la pluralité, l’inclusivité.

À Porto Alegre en 2003, une rencontre impromptue a eu lieu entre les délégués québécois et canadiens. On a évoqué l’idée d’organiser un grand forum social du Québec, du Canada et des Premières Nations, ce qui serait une première dans l’histoire (du moins récente) du mouvement populaire. Des réunions de consultation ont été organisées subséquemment à Toronto et à Montréal et ont permis de dégager un assez grand consensus de fond sur l’idée de et la nécessité de. Par contre, les organisations participantes (environ une centaine) ont échoué à s’entendre sur une date commune et dans le fond, cette question du timing est politique. Des organisations syndicales, notamment, estiment que le climat actuel n’est pas propice, du moins à court terme, à une grande initiative commune de ce type. Les discussions continuent cependant pour déterminer quand et si le Forum peut être organisé.

La thématique qui mène à cette évolution n’est pas radicalement différente au Québec et au Canada que dans le reste du monde. De bien des manières, le néolibéralisme a perdu sinon le pouvoir, au moins l’hégémonie sur le plan des idées. Un fort secteur de l’opinion est alerté et mobilisé, on sait que quelque chose de pourri et de menaçant nous pend au-dessus de la tête ! Comment s’y opposer et surtout, quelles alternatives peuvent-elles être mises de l’avant ? Les réponses traditionnelles, notamment celles émanant de la social-démocratie, semblent vieillies et surtout peu crédibles, compte tenu du fait que les partis sociaux démocrates une fois au pouvoir ont eu tendance à humaniser le néolibéralisme plutôt qu’à le contester réellement.

D’une façon qui correspond à la méthodologie du Forum, personne n’ose dire qu’il faut UN programme et UNE voie, même ceux qui sont affiliés à des mouvements organisés et à des partis. On n’est pas contre la politique ou le politique, mais on est conscients que le vrai enjeu de la transformation (pas nécessairement du pouvoir politique) se joue au niveau de la société, donc au niveau du mouvement social. Pour plusieurs, le « social doit « encercler le politique » (c’est une image), imposer ses thèmes et ses approches, forcer l’État et les acteurs politiques, essentiellement les acteurs se situant à gauche, à agir autrement. Ce qui implique de proposer des alternatives (avec un S) au niveau macro, méso et micro, tant sur le plan social, économique, culturel, environnemental. C’est cette « guerre de position » (Gramsci) qui assurera au bout de la ligne un changement du rapport de forces, un déplacement du centre de gravité de la société des secteurs dominants au secteurs dominés.