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SOUDAN

La crise du Darfour instrumentalisée

Entrevue avec Rony Brauman

Dimanche 10 juin 2007

Instrumentalisation du "génocide", absolutisation du conflit, dimension militaire effacée derrière l’ humanitaire : l’idéologie interventionniste noie la réalité du Darfour sous un fatras compassionnel.

Mouvements : Vous qui avez vu et vécu d’autres campagnes de mobilisation et d’autres crises, comment avez-vous perçu l’émergence du débat sur le Darfour en France ?

Rony Brauman : Relevons d’abord que cette campagne a commencé il y a deux ans en Europe du Nord, aux Etats-Unis et en Grande Bretagne (donc pas seulement à Washington), et que le Parlement européen s’est engagé dans ce sens-là à de nombreuses reprises puisque cinq résolutions sur le Darfour ont été adoptées entre le 16 septembre 2004 et 15 février 2007. On ne découvre pas le conflit du Darfour aujourd’hui. Ce que je critique dans cette campagne, c’est qu’elle se trompe d’enjeu en faisant de cette guerre civile un massacre d’innocents par des hordes fanatisées, un conflit génocidaire, une guerre de religions. Analyse simpliste – les méchants écrasent les gentils – pour une solution inepte – envoyer la troupe.

La réaction sur le terrain a d’emblée été un durcissement des positions, voire une radicalisation. Cela pour deux raisons emboîtées. La première c’est que pour l’opposition armée soudanaise, se voir conférer un statut de résistants existentiels, c’est-à-dire pas simplement de combattants politiques, mais de personnes luttant pour leur existence vitale, c’est une aubaine politique. C’est ce qui s’est passé au Biafra en 1968-1969 quand la France – officielle cette fois-ci, mais aidée par des groupes associatifs – a introduit le thème du génocide comme une ressource de légitimation et comme un levier diplomatique pour venir en aide à la sécession biafraise. Cette qualification avait conduit à un durcissement et à un élargissement des capacités de mobilisation de la sécession biafraise : une aide réelle, mais une aide aux plus durs, qui ont du coup refusé tout compromis avec les Nigérians qui promettaient des négociations. Par leurs positions jusqu’au-boutistes, ils ont prolongé la guerre. Cette analogie entre le Biafra de la fin des années 60 et le Darfour d’aujourd’hui révèle à quel point un discours peut produire des effets de radicalisation. A l’époque, la guérilla reprenait à son compte le terme de génocide pour rehausser son prestige interne et se donner une légitimité internationale qui augmentait ses capacités de nuisance vis-à-vis du gouvernement.

Mais revenons au Darfour. L’autre raison du durcissement est que les forces gouvernementales menaient une contre-campagne faisant des humanitaires les avant-postes d’une force d’intervention et jouaient sur les ressorts nationalistes, xénophobes, assimilant toute organisation humanitaire à une cinquième colonne d’envahisseurs. Cela conférait une vague justification à la politique de harcèlement des humanitaires qui existait déjà plus ou moins, et qui a été alors amplifiée et plus structurée.

Du point de vue de la compréhension plus générale de la crise du Darfour, l’introduction du terme de « génocide » contribuait à l’absolutisation du conflit, à ne considérer l’implication internationale qu’en terme de tout ou rien, selon ce que je pourrais appeler le « paradigme d’Auschwitz » qui nous dit qu’il est immoral de distribuer des couvertures et des vivres à des gens qui vont être gazés. Dans une telle représentation, les actions des humanitaires sont inévitablement assimilées à une participation à l’effacement du crime, à son travestissement, donc à une complicité avec les bourreaux. Par ailleurs, en cas d’intervention, accroître les personnels et les dispositifs de secours sur le terrain, c’est se rendre plus vulnérables, parce que les équipes humanitaires sont des otages potentiels dont la présence, dans le contexte d’une confrontation militaire, crée alors des zones de faiblesse. Préparer sérieusement une intervention implique donc de diminuer fortement, voire de suspendre totalement, le dispositif d’assistance. Or deux millions de personnes dépendent pour leur existence de la bonne marche des secours. Vous remarquerez qu’en dépit de l’existence de cet énorme dispositif de secours (qui mobilise 13.000 personnes travaillant pour 80 ONG et des agences de l’ONU), les partisans d’une intervention parlent sans cesse d’un « massacre à huis-clos ».

L’autre aspect du problème posé par l’actuelle campagne de mobilisation autour du Darfour, c’est l’emploi d’une rhétorique humanitaire qui efface les problèmes d’une opération militaire à coup de mots rassurants : « sécurité », « protection des civils et des équipes humanitaires », « solidarité », « plus jamais ça », « interposition »… Un tel vocabulaire dissimule la réalité de l’intervention armée, il la noie dans un fatras compassionnel qui fait perdre de vue que c’est d’une posture de guerre que l’on parle en fait et que ce sont des combattants qui doivent être envoyés là-bas. J’imagine ces troupes sur un territoire vaste qu’elles ne connaissent pas, confrontées à des groupes déterminés à leur faire la peau… la situation tournerait inévitablement au chaos, à la dissémination encore accrue de la violence, pour un résultat dont la Somalie et l’Irak, à des échelles et avec des enjeux différents, nous montrent bien l’exemple. Imposer la présence de Casques bleus au Darfour, c’est se condamner à faire la guerre et la perdre. C’est aussi ouvrir une boite de Pandore : avec cette idéologie interventionniste, pourquoi ne pas aller rétablir l’ordre au Zimbabwe, en Corée du Nord et pourquoi pas en Irak, où il y a bien plus de morts ! Relevons au passage que ce sont à peu près les mêmes qui défendaient l’intervention alliée en Irak en 2003 et qui semblent oublier que l’intervention qu’ils ont promue a provoqué, par le chaos qu’elle a installé, bien plus de victimes que ce qu’ils dénoncent au Soudan.

Alors comment utiliser l’émotion qu’a réussi à susciter la campagne de sensibilisation ? dans l’opinion publique sur le conflit ? Renforcer l’aide humanitaire ? Quels sont les besoins auxquels il est possible de répondre sur place ?

Les pressions sur le gouvernement soudanais et ses alliés, mais aussi sur les mouvements de guérilla, sont sans doute une des choses les plus positives qu’on puisse faire, avec le soutien apporté aussi bien aux agences des Nations unies qu’aux ONG. Il faut réaménager le dispositif humanitaire parce que la situation évolue, mais il n’y a pas besoin de l’augmenter. Il est donc impératif que le soutien opérationnel et le soutien financier au dispositif onusien qui vient principalement de l’Union européenne ne fléchisse pas. Le Darfour est le théâtre de l’une des plus grandes opérations d’aide humanitaire de l’histoire contemporaine. Ce qui, au passage, rend totalement dérisoire cette proposition récente avancée par Bernard Kouchner de créer des « corridors humanitaires ».

Il faut également avoir conscience du fait que la contre-offensive terriblement meurtrière qui a provoqué 200.000 morts et deux millions de personnes déplacées est derrière nous. C’est en 2003-2004 qu’elle a eu lieu. Depuis lors, contrairement à ce que disent les tenants d’une intervention, elle a considérablement diminué. Pour parler du présent, on évalue non pas à 10.000 mais à environ 200 par mois le nombre de morts depuis le début de cette année et il s’agit pour une part importante d’hommes armés.
L’un des arguments en faveur de l’intervention consiste à dire que les menaces feront plier les autorités de Khartoum. Est-ce vérifiable ?
Le fait qu’il y ait eu, dès 2004, une campagne de description et de dénonciation des crimes commis par Khartoum, a eu un effet positif : celui d’ouvrir largement le Darfour à l’aide internationale, alors que celle-ci était étroitement limitée par les autorités jusqu’alors. Des ONG se sont activées, des émissaires gouvernementaux (y compris le gouvernement français avec Renaud Dutreil) sont allés sur le terrain, le Secrétaire général des Nations unies également. Tout cela a joué dans le bon sens. La poursuite de cette campagne rend certainement la fréquentation du régime de Khartoum assez gênante. Elle affaiblit la position de ce régime et contribue donc à changer le rapport de forces, dans le sens d’une résorption partielle du déséquilibre. Parce qu’évidemment, entre les forces de Khartoum et les forces de la rébellion, il y a une disproportion énorme : les uns sont militairement beaucoup plus forts que les autres, et quand on est dans un tel déséquilibre de rapports de force, on n’est pas tentés de négocier. On peut imaginer que le renforcement de l’opposition a ouvert, paradoxalement par rapport à ce que je disais tout à l’heure, un espace politique, un espace de compromis. Mais c’est une contradiction que j’estime apparente seulement, car cette campagne de dénonciation aurait gagné à être menée en des termes correspondant à la réalité et en évitant la sur-dramatisation : l’ombre d’Auschwitz, le génocide, l’affrontement métaphysique du Bien et du Mal.
Outre les effets de radicalisation que j’évoquais à l’instant, une telle escalade est négative aussi parce que, par rapport à d’autres situations, elle brouille tout effort de compréhension de la réalité et conduit à une surenchère toujours plus dramatique… Enfin, et c’est sans doute le plus important, elle est négative parce que la vérité des faits et des situations est une exigence en soi. Cette situation est suffisamment grave pour qu’on la décrive telle qu’elle est, sans la reconstruire de manière largement fallacieuse.
Une des choses frappantes dans le discours de cette campagne, c’est ce rejet de la complexité de la situation. On nous dit que ceux qui complexifient, c’est ceux qui démobilisent.

En effet, la magie du binaire y règne sans partage, semble-t-il… Le vrai, le faux, le bien, le mal… Cela conduit quelqu’un comme Bernard-Henri Levy à faire publier dans Libération (20 mars 2007) une interview extravagante d’Abdel Walid al Nour, le leader d’une deux branches du SLA (faction du mouvement rebelle qui n’a pas signé les accords d’Abuja, voire chronologie)…Une interview brejnévienne de cet homme qui est un chef de guerre, un entrepreneur de violences, et qui apparaît là comme une espèce d’ange de la démocratie insurgée. Il n’y a pas de femmes voilées dans cette région du Darfour, selon le témoignage publié auparavant par BHL dans Le Monde (13 mars 2007), ni exactions de la guérilla, dont les membres se conduisent de façon irréprochable. On se croirait revenus à la grande époque des avant-gardes exemplaires. La réalité, bien entendu, c’est que les insurgés commettent aussi des exactions (qui a jamais vu une guerre propre ?) et qu’il y a des islamistes des deux côtés. L’effet d’une telle réduction, d’un tel effacement des complexités, c’est une mobilisation à la fois tapageuse et fragile. Dès que la complexité, qui ne peut pas manquer de se rappeler à nous, va resurgir, les gens qui ont un moment adhéré sincèrement à cette mobilisation vont comprendre qu’ils ont été trompés par des discours de propagande et se retirer.

Il y a déjà une force armée sur place, celle de l’Union africaine. L’une des solutions ne viendrait-elle pas du renforcement de cette force de l’Union africaine et à quelles conditions serait-elle possible ?

Elle serait possible à la condition qu’elle soit voulue. Puisque que cette force est acceptée, les Soudanais auront du mal à refuser que d’autres pays africains ou que les même pays africains renforcent leur contribution. D’une certaine manière, l’affaiblissement diplomatique du pouvoir soudanais se manifeste aussi par cette acceptation de principe d’un renforcement du contingent de l’Union africaine. Nous sommes un certain nombre à demander qu’on joue la carte de ce contingent, à rappeler son existence, à rappeler qu’au début de son intervention en 2004, il a été efficace. Il n’a certes pas empêché la guerre, mais il a protégé des villages, a aidé à des regroupements. Ces troupes ont parfois enrayé des montées en puissance de l’affrontement, se sont posées en négociateurs ou en forces dissuasives à certains moments, mais l’extension et la fragmentation du conflit rendent le terrain inabordable. Donc il faudrait largement renforcer leurs moyens en hommes mais aussi en communication, en logistique, en transmission, etc. Cela suppose un effort financier, un investissement un peu plus important, mais qui ne serait pas énorme. Evidemment, pour tous ceux qui aiment parler en termes de tout ou rien, cette option ne serait pas intéressante parce qu’elle n’aurait pas l’ambition de « mettre fin », elle n’aurait rien d’épique. Ce n’est pas la grande épopée, c’est une tentative de réduire le pire, mais pas d’installer le bien.

Mais il y a d’autres moyens : la Cour pénale pourrait être plus active. Il y a aussi des sanctions financières, à prendre à titre individuel contre des dirigeants et des proches du régime qui ont des comptes à l’étranger. Les barons du régime — régime mafieux en même temps qu’islamiste — ont engrangé beaucoup d’argent, ils entretiennent un réseau de complices, de profiteurs, dont les intérêts peuvent être mis en danger, ce qui pourrait retenir leurs ardeurs.

N’y a-t-il pas un danger que le travail de la Cour pénale soit contre-productif ? En Ouganda par exemple, des débats ont lieu à propos des effets des mandats d’arrêt qui concernent plusieurs chefs rebelles qui ne veulent pas participer aux négociations de paix.

C’est un problème important. Il faut en effet garder à l’esprit les enjeux politiques internes. Les montages extérieurs peuvent endiguer, contenir, mais ne peuvent pas résoudre. Ce qui permettra de résoudre le conflit au Darfour, ce sont les négociations : un compromis, une transaction, un partage des responsabilités, bref ce qui fait un traité ayant des chances de tenir. Quand on inculpe, quand on met les dirigeants dos au mur, on les invite simplement à trancher dans le vif mais pas à transiger. Donc menacer Omar Al-Bechir et le groupe dirigeant, c’est prendre le risque de les radicaliser.

On pourrait cependant, mais ça serait difficile symboliquement, faire baisser les enchères en mobilisant la Cour pénale autour de ceux qui commettent les crimes, plutôt que ceux qui les ordonnent. Que ce soit l’acte lui-même et pas l’ordonnancement de l’acte qui soit sanctionné. Le problème c’est qu’une telle démarche va à l’encontre de la conception moderne de la justice selon laquelle la responsabilité majeure est celle du donneur d’ordres, plus que de ceux qui commettent les crimes. Mais une telle approche peut peut-être avoir un effet dissuasif. Tout chef de milice sait qu’à un moment ou à un autre il peut être abandonné par le pouvoir. Du coup, s’il sent qu’en plus il y a une menace et qu’il va être sacrifié, peut-être prendra-t-il des précautions, et sera-t-il moins violent, moins ardent au combat. La Cour pénale internationale est une pression virtuelle dont on verra bien les résultats.
J’ajoute que nous devons aussi nous défaire de l’idée qu’il revient aux occidentaux d’imposer l’ordre dans le monde. L’impérialisme, fût-il moral, est un désastre.

Propos recueillis par Florence Brisset-Foucault