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SOUDAN

L’opinion internationale est manipulée

Entretien avec Gabriel Trujillo

Dimanche 29 avril 2007, par Pierre BEAUDET

Gabriel Trujillo, responsable adjoint des programmes de MSF (Médecins sans frontières) dans l’ouest Darfour, revient d’une visite de plusieurs semaines dans la province soudanaise. Alors que les appels à une intervention armée se multiplient, il décrit une situation des populations civiles très différente de l’image qu’en donnent les descriptions qu’en a faites le collectif Urgence Darfour et quelques personnalités politiques. Il fait le point sur les opérations de MSF en cours dans la région.

Que penses-tu de la campagne lancée en France et ailleurs qui demande une intervention armée et la mise en place de corridors humanitaires ?

Le fait que l’attention de l’opinion publique soit attirée sur le Darfour est une très bonne chose. Les questions de protection et d’assistance des populations se posent de manière aiguë, malheureusement les réponses proposées par « Urgence Darfour » et un certain nombre de personnalités politiques [françaises] sont mauvaises.

Pour commencer, la description qu’ils font de la situation ne correspond pas à la réalité que j’ai observée sur le terrain. Et l’intervention armée, souvent présentée comme une solution miracle, pose en fait de nombreuses questions. Face au refus du régime soudanais, elle revient à lui déclarer la guerre.

Intervenir militairement, au nom du bien-être des populations, se solde souvent par un très grand nombre de victimes parmi les civils et rend par ailleurs très difficiles, voire impossibles, la mise en oeuvre de secours - comme en Afghanistan ou en Irak.

Quant aux corridors humanitaires, c’est une proposition absurde : une aide massive existe déjà, mise en oeuvre par une dizaine de milliers de travailleurs humanitaires. Cette campagne, à l’instar de celle qui a été lancée aux Etats Unis, intervient au moment d’une importante échéance électorale [présidentielles françaises]. Je crains que la cause du Darfour ne soit finalement qu’un faire-valoir dans la campagne présidentielle.

En quoi la description de la situation au Darfour faite par le collectif « Urgence Darfour » est-elle erronée ?

Aujourd’hui, parler de massacres de grande ampleur, de génocide, de famine et d’épidémies massives dans une région privée d’assistance est totalement à contretemps. Il y a bien eu des massacres de grande ampleur au Darfour, mais en 2003-2004 lors de la campagne de terreur lancée par le régime soudanais contre les rebelles et les populations civiles accusées de les soutenir. Nous ne faisons pas non plus face à une situation de famine, ni à des épidémies massives.

Cependant, le contexte sécuritaire est préoccupant. Paradoxalement, la guerre connaît un regain d’activité depuis les accords de paix de mai 2006 et la situation a évolué vers une fragmentation des acteurs au conflit : scission des groupes rebelles, retournements d’alliances au sein des milices, dont certaines ont rejoint les partis rebelles non-signataires des accords de paix.

Cette fragmentation rend la lecture du conflit très complexe, avec des affrontements sporadiques et une insécurité généralisée qui touche tout le monde, humanitaire compris. Ainsi, le nombre d’agressions contre le personnel humanitaire a augmenté ces neuf derniers mois. Ces attaques qui visent à intimider ou à s’emparer des moyens logistiques des humanitaires pour supporter l’effort de guerre sont d’ailleurs aujourd’hui le fait de toutes les parties au conflit.

Quelle est la situation des populations civiles ?

La situation n’est pas homogène d’une région à l’autre dans une province grande comme la France. Mais, globalement, la guerre continue de produire un nombre élevé de morts et une proportion très importante de la population darfourienne vit toujours dans une grande précarité et continue de subir la violence. La mission des Nations unies au Soudan recense en moyenne 200 morts civiles violentes par mois depuis mi 2006, avec un pic de 400 personnes tuées en septembre, octobre et novembre. 2 millions de personnes sont par ailleurs toujours installées dans des camps, sans espoir d’amélioration à court terme, ce qui est dramatique.

Comment répond le système de l’aide internationale aux besoins des populations civiles ?

La plupart des grands camps, qui accueillent la majeure partie des populations déplacées, sont situés en zone gouvernementale. Ils reçoivent des secours depuis trois ans à travers l’une des opérations d’aide internationale les plus importantes de ces vingt dernières années. Les 13’000 travailleurs humanitaires (dont 2000 MSF) employés des 80 ONG et 12 agences des Nations unies présentes au Darfour travaillent principalement dans ces sites. Ainsi, dans les camps de l’ouest Darfour comme Mornay, ou Zalingei et Niertiti, d’où je reviens, la situation sanitaire et nutritionnelle est correcte et les taux de mortalité nettement en dessous des seuils d’urgence. Comme dans toutes les situations de guerre et de déracinement, cela ne signifie évidemment pas que les conditions de vie des personnes déplacées sont bonnes : elles vivent dans une très grande précarité, ne circulent en dehors des camps qu’au risque de se faire attaquer. Mais disons que les secours remplissent leur objectif premier : fournir une assistance vitale à plus de deux millions de personnes et éviter une catastrophe en termes de mortalité.

Qu’en est-il des autres populations qui ne vivent pas dans ces grands camps ?

D’autres personnes déplacées vivent dans des camps de plus petite taille accueillant 10.000 à 15.000 personnes, situés dans des zones « grises », c’est-à-dire où il n’existe pas de délimitation claire de qui contrôle la zone. Ces populations subissent la violence due aux affrontements entre les différents acteurs au conflit. La forte insécurité qui y règne limite la présence d’acteurs humanitaires et l’aide ne peut y être délivrée de manière continue. Les zones rebelles sont elles aussi inaccessibles, sauf dans le sud du Djebel Marra, où nous pouvons intervenir dans la région de Kutrum (ouest Darfour) et dans celle de Muhajiria (sud Darfour). De même, les zones où se déroulent des affrontements ne sont pas accessibles aux humanitaires. Il est donc très difficile de savoir ce qui s’y passe précisément. Toutefois, ces régions sont des zones rurales peu peuplées et en grande partie vidée de leurs populations par la politique de terre brûlée menée en 2003-2004 par les forces gouvernementales. Enfin, alors qu’ils sont le plus souvent présentés comme les principaux coupables des exactions, les nomades, qui eux aussi sont victimes de conflits intercommunautaires, sont en dehors des circuits d’aide. Nous avons nous-mêmes dû arrêter nos activités, à partir d’El Geneina et de Zalingei à cause de la forte insécurité qui y règne.