Al-Ahram Hebdo : Comment l’Union européenne a-t-elle réagi au coup de force du Hamas dans la bande de Gaza ? Et comment analyse-t-elle la situation actuelle des Palestiniens ?
Leila Shahid : D’abord, il faut dire qu’au sein de l’UE on n’a pas exactement la même manière de voir les choses lorsqu’on est au Conseil des ministres, à la Commission ou au Parlement européen. Mais il faut dire que l’organe qui affecte le plus l’élaboration de la politique extérieure de l’UE est le Conseil des ministres, c’est-à-dire les représentants de 27 Etats.
Ceux-ci ont beaucoup de mal à avoir une position unie à l’égard de la Palestine, car le système de décision politique se fait par consensus, il n’y a pas de vote. Alors, lorsque vous avez des positions aussi différentes que celles de la Hollande et de l’Espagne, qui sont très éloignées sur toutes les questions de politique étrangère, pour pouvoir adopter une position commune, il faut descendre au plus petit dénominateur commun.
C’est pour cette raison qu’ils ont toujours des positions très peu ambitieuses. Et puis il y a une partie qui n’est pas assise à la table du Conseil des ministres mais qui a le plus de poids : les Etats-Unis d’Amérique. L’ombre de cet Etat plane sur toutes les décisions politiques, surtout en ce qui concerne la Palestine et Israël.
Al-Ahram Hebdo : Mais comment l’Europe voit-elle finalement l’actuel état de division dans les territoires palestiniens ?
Leila Shahid : L’Europe est très inquiète, parce que d’une part, elle considère qu’il faut rester dans le cadre de l’Etat de droit. Ainsi, les Européens savent-ils bien qu’on ne peut pas dire qu’il n’y a pas eu d’élections législatives qui ont donné la victoire au Hamas.
En même temps, ils considèrent que le Hamas ne reconnaît pas l’Etat d’Israël et ne rejette pas l’action militaire. Pour eux, le Hamas doit donc être mis sur la liste des organisations terroristes et, de ce fait, ils ne peuvent pas traiter avec ce mouvement. Par ailleurs, ils reconnaissent au président Mahmoud Abbass le droit de former un gouvernement d’urgence, mais ils réalisent très bien que sur le terrain, ce gouvernement d’urgence n’a pas prise sur la réalité d’un million et demi d’habitants dans la bande de Gaza.
Et donc, ils sont naturellement perturbés parce qu’ils ne savent pas comment traiter cette situation. Ils ne considèrent pas qu’il y a un gouvernement du Hamas à Gaza. Ils ont reconnu le gouvernement de Mahmoud Abbass, ils ont beaucoup d’estime pour le premier ministre Salam Fayad, mais en même temps ils sont inquiets pour la population à Gaza. Donc, ils ont déjà annoncé qu’ils vont aider la population à Gaza mais en passant par le gouvernement de Salam Fayad et pas en traitant avec le mouvement du Hamas.
Al-Ahram Hebdo : Comment voyez-vous l’impact de la division actuelle des Palestiniens sur la réalisation de leurs aspirations légitimes de fonder un Etat ?
Leila Shahid : L’actuelle situation est très difficile et très grave. Le plus grave est qu’il s’agit d’un affrontement entre Palestiniens. Notre population a déjà été disséminée lors de la nakba en 1948 avec une partie qui est restée en Israël, une partie qui s’est exilée et une autre qui a vécu sous l’occupation militaire dans les territoires conquis en 1967.
Donc, nous sommes un corps qui est déjà disloqué, nous n’habitons pas tous au même lieu, nous ne sommes pas unis par un espace ou un territoire. Donc, nous n’avons pas les moyens d’une guerre civile. Mais ce qui s’est passé à Gaza n’a pas d’autre nom, sinon le début d’une guerre civile. Ce n’est pas seulement un responsable du Hamas qui a tiré sur un responsable du Fatah, il y a eu des affrontements entre civils qui se sont entretués de part et d’autre.
Malheureusement, rien ne garantit que cela n’aura pas lieu aussi en Cisjordanie ou dans les camps de réfugiés, parce qu’il y a des gens qui nourrissent la guerre civile.
Les Américains ont une stratégie de guerre civile, non seulement en Palestine, mais aussi au Liban ou en Iraq. Les Américains et les Israéliens pensent que le meilleur moyen d’affaiblir les Palestiniens c’est d’encourager le déclenchement d’une guerre civile. Et cela vaut pour les Iraqiens et les Libanais. Ils n’ont pas de scrupules à faire cela. C’est pour cette raison que la situation demande un grand sens de responsabilité de la part des responsables du Hamas et du Fatah, qui sont les deux parties majeures, mais aussi de la société civile palestinienne, afin de mettre fin à cette situation.
Al-Ahram Hebdo : Quel est le véritable état de la situation humanitaire à Gaza ?
Leila Shahid : La situation humanitaire dans la bande de Gaza est catastrophique. Les Palestiniens y vivent comme dans une grande prison. Tous les espaces sont fermés devant eux. Et même ceux qui ont du travail comme par exemple les agriculteurs, ils ne peuvent ni importer ni exporter. Les gens ne peuvent pas voyager. Cela rend impossible toute amélioration dans leurs conditions de vie.
Ainsi, les 2/3 de la population à Gaza vivent-ils en dessous du seuil de pauvreté et 70 % de la population sont au chômage. Les Israéliens ont choisi pour détruire la société palestinienne de l’étouffer, de la fragmenter, de l’atomiser. Ils pensent que s’ils font tout cela, les Palestiniens vont finir par partir.
Al-Ahram Hebdo : Cette politique a-t-elle finalement contribué à la montée du Hamas ?
Leila Shahid : La chose la plus importante qui a contribué à la montée du Hamas c’est l’échec du Fatah. Car depuis l’entrée de celui-ci en Palestine en 1994 avec Arafat, le mouvement a promis aux gens de mettre fin à l’occupation militaire, de faire marcher l’économie, d’être partenaire de l’UE. Il leur a dit que tout irait mieux. Mais par la suite, les gens se sont rendu compte que c’était exactement le contraire qui était en train d’avoir lieu. Ils ont vu que les bombardements ont redoublé, les colonies se sont multipliées, le mur qui n’existait pas a été construit.
L’étouffement est encore plus grand qu’avant d’autant plus que toutes les promesses de paix n’ont pas abouti et que personne n’a jamais fait quoi que ce soit contre Israël, ni les Européens, ni les Américains. En plus, cela fait quatre ans qu’ils entendent parler d’un Quartette qui ne fait rien, ou plutôt ne fait rien d’autre que de soutenir Israël, pendant que celui-ci viole toutes les règles du droit international. Alors à cause de cet échec du Fatah à tenir ses promesses, les gens se sont tournés vers le Hamas, en disant que peut-être que la force aura gain de cause plus que la diplomatie du Fatah.
Al-Ahram Hebdo : Mais pourquoi la rivalité entre le Fatah et le Hamas a-t-elle abouti à ce que vous appelez guerre civile ?
Leila Shahid : Les Palestiniens ont voté oui pour le Hamas, pour que celui-ci négocie avec Israël. Ils n’ont pas voté pour le Hamas parce que celui-ci a par exemple un programme islamiste. Ils se sont dit qu’ils voulaient juste un parti politique plus responsable. Malheureusement, les Américains, les Européens et même les Etats arabes ont dit qu’ils ne pouvaient pas traiter avec le Hamas.
Donc Mahmoud Abbass a ouvert un dialogue avec le Hamas pour le convaincre de former un gouvernement de coalition. Après un an de discussions, le 8 février, ils se sont mis d’accord pour former ce gouvernement avec un programme très raisonnable qui répond à toutes les demandes, reconnaît les résolutions précédentes de l’OLP, celles des sommets arabes et qui permet à Mahmoud Abbass de négocier avec Israël mais lui demande de soumettre, par la suite, un éventuel accord à un référendum populaire. Bref, c’était un programme génial.
Malgré cela, les Américains ont dit qu’il ne fallait pas traiter avec ce gouvernement. Lorsqu’on refuse de cette manière de parler aux gens, qu’est-ce qu’on leur laisse à part la violence ? Et comme il y a déjà la pauvreté, la misère et que les gens ont tellement vécu sous l’emprise de la violence, ils ont fini par l’incorporer. On ne peut que s’attendre à ce comportement d’une génération qui n’a connu que la violence et l’humiliation.
Al-Ahram Hebdo : Comment voyez-vous la sortie de cette situation ? Les Palestiniens resteront à jamais divisés en deux entités, l’une à Gaza et l’autre en Cisjordanie ?
Leila Shahid : Non, les Palestiniens ont une très grande responsabilité pour faire en sorte qu’il n’y ait pas deux Palestines. Moi, je refuse de dire une chose pareille. Et la preuve que ceci n’aura pas lieu, c’est que l’idée de la nation palestinienne a survécu pendant 60 ans même si 60 % de sa population est réfugiée à l’extérieur et seulement 40 % vit sur les territoires palestiniens.
La majorité des Palestiniens étaient de la diaspora et on a toujours dit qu’il y a une seule Palestine, nous avions une adresse nationale, nous pouvons être différents dans nos sensibilités idéologiques, mais nous avons tous un but qui est de retrouver une terre natale, notre Etat palestinien, et cela ne pourra pas se faire si l’on fait deux ou trois Palestines. Ils sont nombreux à vouloir nous pousser dans cette direction, et les Israéliens sont les premiers à le vouloir. Ils savent bien que c’est le meilleur moyen pour qu’il n’y ait jamais d’Etat palestinien.
Alors cela dépend de nous ressaisir et de dire que ce qui s’est passé est une crise grave, mais que chacun doit apprendre la leçon, chacun doit faire son autocritique et repartir sur des nouvelles bases. Et ceci parce que je continue à penser que la société civile palestinienne est une société de gens très mûrs, politisés et qui ont beaucoup souffert et qu’ils peuvent mettre à profit toute cette expérience pour forcer leurs dirigeants à être responsables et à rebâtir un dialogue national nous conduisant vers le droit chemin de la construction de notre Etat.
Propos recueillis par Randa Achmawi
17 juillet 2007 - Al Ahram Hebdo