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PAKISTAN

L’année de tous les dangers

Lundi 31 décembre 2007, par Jean-Claude Leclerc

Au Proche-Orient, et même en Irak, 2007 s’achevait sur une accalmie apparente quand, au Pakistan, l’assassinat de Benazir Bhutto, pourtant appréhendé, a semé l’inquiétude un peu partout. L’année 2008, dit-on, risque d’être l’année de tous les dangers. On se tromperait toutefois en voyant dans les événements pakistanais un simple refus de la démocratie ou de l’émancipation des femmes dans ce pays musulman, le deuxième en importance.

Le régime en place, en effet, est né de multiples conflits avec l’Inde. Au temps de la guerre froide, le Pakistan est devenu un allié des États-Unis et un grand bénéficiaire de l’aide occidentale. Il en a tiré de quoi s’armer davantage, y compris au plan nucléaire. Par la suite, le régime s’est enrichi en collaborant à l’insurrection, fomentée par Washington, en Afghanistan. Enfin, depuis le 11-Septembre, la « guerre au terrorisme » lui a rapporté quelque 10 milliards.

Cette dictature aura été bien vue des capitales occidentales tant qu’elle s’est prêtée à leurs visées anti-communistes. On n’allait pas lui reprocher son rôle dans la mobilisation « islamiste » contre l’Union soviétique. La présence de fondamentalistes au sein du régime n’avait pas, non plus, scandalisé Washington, fort à l’aise déjà avec l’Arabie saoudite. Tout a basculé quand les militants d’al-Qaïda ont retourné leurs armes contre leurs commanditaires d’hier.

Le général Pervez Moucharraf dut alors s’aligner sur Washington, contre Oussama ben Laden, mais aussi contre les talibans, au risque de diviser l’armée qui les protégeait et surtout de susciter, dans les « régions tribales » proches de l’Afghanistan, une rébellion politico-religieuse. Ne pouvant les neutraliser sans se mettre lui-même en danger, le général allait forcément décevoir Washington. Quand des sénateurs s’avisèrent que Moucharraf, loin d’éteindre l’incendie, s’avérait incapable de le contenir, il fallut trouver une autre solution.

C’est ainsi que la démocratie au Pakistan est soudain devenue prioritaire à Washington et Benazir Bhutto, candidate idéale pour symboliser cette stratégie. Pourtant, fille d’un riche propriétaire foncier, éduquée chez des religieuses de Karachi et diplômée de grandes écoles occidentales, cette femme talentueuse mais autoritaire n’avait guère de quoi incarner le renouveau. Son passage, par deux fois, à la tête du pays n’a pas, non plus, révélé chez elle une aptitude particulière à y changer les moeurs politiques.

D’aucuns soutiennent que si elle avait été, comme on l’en accuse aussi, vulnérable à la corruption, elle n’aurait pas été tuée. Pourtant, son train de vie princier en Grande-Bretagne, à Dubaï et aux États-Unis, n’aurait pas indisposé nombre de militaires et de fonctionnaires enrichis grâce au même régime. Bien qu’étant très occidentalisée, Benazir Bhutto aurait pu se frayer un chemin dans la politique tourmentée de son pays. Mais cette fois, la situation avait changé.

Se présentant comme la principale, sinon la seule, adversaire des militaires, des terroristes, des talibans et des intégristes, candidate bénéficiant au surplus du soutien public de Washington, elle aura sous-estimé le péril de son retour, et sa capacité à gérer une situation devenue intenable. Son appui avait beaucoup diminué au sein de la population. Et, « présidente à vie » du Parti du peuple du Pakistan, le mouvement légué par son père, elle dirigeait une opposition sans base ailleurs que dans son fief, et sans succession crédible.

On l’a vu ailleurs, on n’implante pas une démocratie à l’étranger comme on y vend des produits. Et même là où les conditions sont propices à l’établissement d’un « gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple », encore faut-il qu’un régime dictatorial n’y oppose pas d’obstacle. Certaines dictatures du temps de la lutte contre le communisme sont tombées, il est vrai, une fois la guerre froide passée. Mais d’autres subsistent toujours.

Ne recevant plus d’aide de leurs protecteurs d’hier, certaines ont entrepris de saigner leur propre pays, de monopoliser le trafic de la drogue ou, comme au Pakistan, de se recycler dans la lutte au terrorisme. Sous un tel régime, il est quasiment impossible de rêver d’une vie décente, encore moins d’exiger le respect des libertés fondamentales. La caste des militaires, leurs familles et leurs amis, accaparant les ressources disponibles, ne vont pas modifier de bon gré leur conduite.

Des proches de Mme Bhutto lui reprochaient de tenir un discours de justice sociale et d’émancipation et de pactiser en même temps avec un establishment rébarbatif tant au partage des richesses qu’à toute réforme du statut des femmes. La candidate du PPP aux élections du 8 janvier aurait-elle, à cet égard, été moins manipulatrice que maints démocrates d’ailleurs passés maîtres dans l’art de trahir leurs promesses ?

Toutefois, l’impasse ne tient pas à la personnalité de Benazir Bhutto ni même à son assassinat. Qui donc aurait pu, dans un avenir rapproché, aménager avec les militaires une transition démocratique ? Il ne s’agit pas seulement de tenir des élections dans un climat qui rende le résultat crédible. Il s’agit d’abord et avant tout de trouver un programme de stabilisation régionale qui permettrait de réformer le Pakistan, mais alors sans plus dépendre des forces armées et de leur mainmise sur l’État.

Or, sauf au Canada peut-être, quel establishment militaire accepterait de prendre moins d’importance dans les affaires nationales ? Moucharraf, il est vrai, a jeté les bases d’un rapprochement avec l’Inde, mais il n’est pas en son pouvoir d’éliminer le dangereux fanatisme qui perdure chez son grand voisin pourtant démocratique. De même, il a tenté de limiter la marge de manoeuvre et d’appui que le Pakistan accordait à Oussama ben Laden et aux talibans. Mais il ne saurait plus s’en tenir, si habile soit-il, à ménager à la fois Washington et les islamistes.

On fait rarement tomber une dictature par des élections. La défaite des Malouines a sapé, il est vrai, la dictature militaire d’Argentine. Mais en Birmanie, les généraux sont toujours au pouvoir. Nul ne souhaite un conflit avec l’Inde — également puissance nucléaire — qui mettrait fin au présent régime pakistanais. Mais la question est posée de l’aide accordée à Islamabad au nom d’une « guerre au terrorisme » que la dictature ne peut — ni peut-être ne veut — livrer chez elle.

Le Pakistan demeure le principal « sanctuaire » des fondamentalistes radicaux. Quel pays présent en Afghanistan va tolérer longtemps que ses soldats soient tués par des talibans qui en proviennent, ou que ses ressortissants soient, au Pakistan même, visés par des terroristes de cette mouvance ? Les contribuables du Canada, des États-Unis et d’autres pays de l’OTAN exigeront des comptes quand ils découvriront que leurs gouvernements financent, là-bas, la ruine de leur intervention « humanitaire ».

Par contre, couper les vivres aux militaires du Pakistan, c’est faciliter les choses, non d’abord à l’opposition démocratique, mais aux tenants d’une nouvelle république islamiste. Ces militaires ne sont pas unanimes face aux islamistes. Certains, dit-on, passent discrètement des informations utiles aux forces de l’OTAN. Pourtant, la violence connaît une recrudescence au coeur même du Pakistan. C’est sans doute pour éviter que cette région névralgique ne glisse dans un pire gouffre qu’à Washington, des ultras préparent une de ces frappes préventives dont ils ont le secret.

L’année de tous les dangers ? À Islamabad sans doute. Mais aussi à Washington.

Jean-Claude Leclerc enseigne le journalisme à l’Université de Montréal.


Voir en ligne : www.ledevoir.com