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IRAN - IRAK

L’Iran torpille les projets américains pour le pétrole irakien

Samedi 5 avril 2008, par M K Bhadrakumar

Dans le monde hautement concurrentiel de la politique internationale, les Etats nations ratent très rarement une occasion de se gausser de leurs réussites. Cette occasion devient rare, surtout par défaut, et n’est guère durable. C’est pourquoi, dans une parfaite mise en scène, Téhéran a établit le nouveau point de référence de sa réserve.

Au dire de tous, l’Iran a joué un rôle décisif en négociant un accord de paix entre les factions chiites irakiennes. La semaine qui s’est achevée dimanche a été sanglante et le Tigre a été le lieu de massacres et les détails, comme ils proviennent de sources non-iraniennes, sont vagues. Téhéran, de sont côté, garde le silence sur son rôle.

L’accord qui vient d’être négocié, à la suite de négociations qui se sont déroulées dans la ville sainte de Qom, en Iran, implique deux factions chiites - le parti Da’wa et le Conseil Suprême Islamique en Irak (CSII) -, enlisées dans un conflit au sud de l’Irak avec l’Armée du Mehdi de Muqtada al-Sadr. Il apparaît que l’un des personnages les plus énigmatiques du monde iranien de la sûreté, le Général Kassem Suleimani, commandant de la Force Quds du Corps des Gardiens de la Révolution Iranienne (CGRI), a personnellement servi de médiateur dans ces négociations inter-irakiennes chiites. Suleimani est responsable des opérations du CGRI à l’étranger.

Le commandement militaire américain accuse régulièrement les Quds de tous les malheurs en Irak. Le fait que des représentants du Da’wa et du CSII se soient rendus secrètement à Qom, au nez et à la barbe des renseignements américains et britanniques, et qu’ils aient recherché une médiation pour passer un accord envoie un message lourd de sens. L’Iran signale que les considérations sécuritaires, plutôt que les considérations politiques ou religieuses, ont prévalu.

Mais, derrière cet accord, les intrigues politiques apparaissent visiblement. Le Premier ministre irakien, Nouri El-Maliki, qui campait à Bassora et supervisait personnellement les opérations contre l’Armée du Mehdi, n’était pas dans la confidence. Quant au Président George W Bush, il venait juste de faire l’éloge de Maliki qui avait livré une bataille "historique et décisive" contre l’Armée du Mehdi, un "moment déterminant", selon Bush, dans l’histoire de "l’Irak libre". Bush et Maliki ont tous les deux eu l’air vraiment ridicule.

Mais pourquoi Téhéran est-elle si peu pressée de revendiquer la victoire ? Après tout, descendre la présidence Bush est le truc de la rhétorique iranienne. Peut-être que les Iraniens avaient fait relâche durant les festivités du nouvel an perse, Nauroz - ils prennent vraiment très au sérieux l’arrivée réjouissante du printemps. Ou alors, Suleimani y étant impliqué, il aurait été mal venu que ce sujet soit discuté en public. Enfin, les Iraniens savent probablement mieux que personne que les rivalités inter-chiites ont des racines trop profondes pour se prêter à un règlement amical après un seul jour de négociations.

La guerre de territoire qui se déroule en Irak dans les régions chiites a plusieurs dimensions. Celles-ci constituent les éléments enchevêtrés d’une matrice complexe : l’avenir de l’Irak en tant qu’Etat unitaire ; les paramètres d’un fédéralisme acceptable, si l’en existe un ; l’attitude vis-à-vis des Etats-Unis ; le contrôle de la richesse pétrolière ; et, des ambitions politiques archi-démesurées. Par conséquent, la fragilité de cette paix nouvellement trouvée n’échappera à personne. Téhéran aura raison d’estimer qu’il est prudent d’attendre et de voir si la paix prend dans les semaines critiques à venir.

Mais le meilleur calcul des Iraniens serait de ne pas provoquer inutilement les Américains en en rajoutant sur l’importance de ce qui s’est produit. De toute façon, Téhéran sera au moins satisfaite d’avoir fait remarquer que l’Iran possède une influence redoutable à l’intérieur de l’Irak. Tous ceux qui connaissent l’anarchie qui règne actuellement en l’Irak comprennent facilement que pour déclencher une nouvelle spirale de violence dans ce pays, in n’y a peut-être pas besoin de beaucoup d’ingéniosité, ni de puissance musclée ou d’impact politique.

Mais être capable de crier sommairement halte à l’escalade de la violence et d’y parvenir précisément en 48 heures ! Eh bien ! En termes politiques, il s’agit d’une capacité absolument impressionnante. Les Iraniens ont géré cette affaire avec une facilité heureuse, comme s’ils avaient juste fermé un robinet bien huilé. Il leur a fallu une grande maîtrise des champs de massacre irakiens et des guerriers locaux, ainsi qu’une pure capacité à calibrer le flux des événements et gérer les comportements au millimètre près.

Il se pourrait que Téhéran ait décidé, forte de sa sagesse perse accumulée au fil des siècles, que certaines choses dans la vie sont toujours meilleures lorsqu’on les garde pour soi et, en particulier, les réussites étonnantes. Par ailleurs, il est beaucoup plus productif de laisser Washington méditer sur les événements et parvenir à la conclusion inévitable que s’il rassemble son courage pour faire ce choix existentiel, l’Iran peut être un facteur immensément précieux de stabilité en Irak.

Mais ce n’était pas non plus une question de symbolisme politique. Des problèmes tangibles sont impliqués. Des questions d’intérêts nationaux vitaux. Il est clair que Téhéran a de vraies inquiétudes concernant les développements au sud de l’Irak, à proximité de sa frontière. Téhéran a observé très discrètement la recrudescence de violence impliquant les deux factions chiites. Ceci était visible dans le sermon de l’Ayatollah Ahmed Djannati, qui dirigeait la prière de vendredi à Téhéran. "L’Irak est actuellement enchevêtré dans de nombreux problèmes", a-t-il déploré. Mais Djannati a bien montré qu’il ne prenait pas parti entre les factions en guerre.

D’un côté, il a conseillé à l’Armée du Mehdi ("les forces populaires armées irakiennes") et à Maliki ("le gouvernement populaire irakien") d’entamer des pourparlers. Mais il a aussi conseillé aux "forces populaires armées présente à Bassora" (comprendre l’Organisation Badr, Da’wa, le plus petit parti Fadhila, etc.) d’interférer avec le "gouvernement populaire irakien". Troisièmement, Djannati a aussi enjoint Maliki à "tenir compte du point de vue des "forces populaires" et finir par résoudre les problèmes, d’une façon qui soit dans l’intérêt de tous."

Curieusement, il a critiqué le silence de la part du monde musulman - "en particulier l’Organisation de la Conférence Islamique" (OCI) - sur "la brutalité et l’oppression énormes en Irak". Il a déclaré : "Il n’est pas clair pourquoi les Etats musulmans, en particulier l’OCI, ne montrent aucune réaction face à tant d’injustice et d’oppression en Irak, alors que de telles actions pourraient être facilement évitées s’il y avait unité et solidarité". Cette remarque contenait une pique à peine voilée, destinée à l’Arabie Saoudite, qui fraie avec les Etats-Unis. (Le Vice-Président américain Dick Cheney s’est rendu à Riyad et à Bagdad, à peine une semaine avant que Maliki ne lance son offensive à Bassora.)

Somme toute, Djannati s’est poliment retenu d’exprimer toute la désapprobation de l’Iran sur la conduite de Maliki, qui a mené cette offensive, laquelle faisait partie du plan de jeu américain consistant à établir le contrôle sur Bassora, principale artère pour les majors pétrolières américaines afin d’évacuer le pétrole d’Irak. Les Sadristes s’opposent aux plans actuels d’ouvrir l’industrie nationale du pétrole irakien à l’exploitation étrangère.

Toutefois, le lendemain du sermon de Djannati, le porte-parole du ministère iranien des affaires étrangères, Mohammed Ali Hosseini, est tombé à bras raccourcis sur le gouvernement de Maliki. Il a déploré l’usage de la puissance aérienne anglo-américaine contre la milice sadriste - "des vagues d’attaques aériennes anglo-américaines sur les civils". Il a appelé les factions chiites à mettre fin aux combats, puisque "les combats continuels ne font que servir les intérêts des occupants ... et leur fournit des prétextes pour maintenir leur présence illégitime" en Irak.

Le plus important est qu’il ait appelé à des négociations - qui avaient déjà commencé à Qom à ce moment-là -"dans une atmosphère amicale et de bonne volonté". Sur le gouvernement Maliki, Hosseini a exprimé l’espoir que celui-ci "exerce la sagesse, la coopération, la compréhension mutuelle, la patience, le calme et les contacts avec les dirigeants politiques irakiens pour surmonter la période actuelle de crise". Pour le dire crûment, Hosseini a demandé à Maliki de ne pas être assez bête pour favoriser les intérêts des Etats-Unis et de réaliser où se trouvent ses propres intérêts politiques. Il a ostensiblement fait la distinction entre Maliki et la puissante direction chiite irakienne.

Les comptes-rendus iraniens sur les combats ont montré une nette sympathie pour la milice sadriste, en soulignant que l’Armée du Mehdi avait été "injustement prise pour cible" par les attaques des forces gouvernementales ; que la querelle des Sadristes avec Maliki résultait de ce que ce dernier "ait refusé de fixer une date limite pour que les forces américaines et de la coalition quittent le pays" ; que les soldats américains fournissaient, aux forces gouvernementales [irakiennes], du "renseignement et de la surveillance, ainsi que des frappes et des attaques aériennes occasionnelles" ; et, que les soldats irakiens refusaient d’obéir aux ordres de combattre la milice sadriste. L’agence de presse officielle iranienne [IRNA] a cité Muqtada, tout en comparant Maliki à Saddam Hussein. "Sous le règne de Saddam, nous nous plaignions que le gouvernement [irakien] fût si distancé du peuple et qu’il opérât sous des conditions dictatoriales. A présent, le gouvernement [actuel] traite le peuple selon ces mêmes conditions", aurait-il dit.

Les développements dramatiques de la semaine dernière ont plusieurs conséquences. La principale est que le triomphalisme de l’administration Bush, sur ce que les Américains nomment "le surge" [la stratégie de déferlante en Irak = augmentation des troupes], se soit irrémédiablement ridiculisé. Deuxièmement, le double langage des Etats-Unis s’est salement fait jour. Et ce qui en ressort est que Washington a encouragé la dernière flambée de violence à Bassora, tandis que l’Iran criait pour la faire cesser. L’influence redoutable de Téhéran est devenue bien trop visible. Comment Bush se fait-il à cette idée ?

Pour l’essentiel, l’Iran a contrecarré l’objectif conjoint anglo-américain consistant à prendre le contrôle de Bassora, sans lequel la stratégie d’établir le contrôle sur les fabuleux champs de pétrole du sud de l’Irak ne marchera pas. Le contrôle de Bassora est un pré-requis avant que les majors pétrolières américaines ne fassent leur investissement multi-milliardaire qui donnera le coup d’envoi à une production pétrolière à grande échelle en Irak. Le siège de la société nationale Southern Oil Company se trouve à Bassora. Sont concentrées dans cette région des installations hautement stratégiques, tels que des réseaux de pipelines, des stations de pompages, des raffineries et des terminaux de chargement. Les majors pétrolières américaines insistent pour accélérer ces installations.

Le plan de jeu pour contrôler Bassora a maintenant besoin d’être retravaillé. L’idée était de prendre en main Bassora afin de contrarier les plans sadristes de prendre l’administration locale lors des élections d’octobre prochain - autrement dit, assurer les fondements de la politique à Bassora. Tout indique que les Sadristes sont portés par une énorme vague populaire. Ils ont capté l’imagination des pauvres, des opprimés et des masses dépossédées de la communauté majoritaire chiite. Ils sont difficiles à remplacer dans des élections démocratiques. Le sentiment de frustration à Washington et à Londres, que Bassora ne soit pas encore bouclée, doit être très fort. Le temps commence à manquer à Bush pour assurer que son successeur à la Maison-Blanche hérite d’un processus irréversible dans la politique étasunienne en Irak.

En effet, dans ses premiers commentaires, hier mardi, Gordon Brown, le Premier ministre britannique, a refusé au départ de dire si les projets du gouvernement, de réduire le nombre de soldats en Irak de 4.000 à 2.500, étaient en cours. Il a simplement dit que les soldats britanniques rencontraient des "difficultés" à Bassora. Puis, le Ministre de la Défense [britannique], Des Browne, a enchaîné en disant que le retour, ce printemps, des 2.500 soldats du sud de l’Irak, était suspendu pour une durée indéfinie.

Bush ne s’était pas encore exprimé. Le Secrétaire à la Défense, Robert Gates, a fait bonne contenance, disant que les informations de première-main étaient limitées, mais qu’en se basant dessus, "ils [les soldats irakiens] semblent avoir fait un assez bon travail". Certes, Cheney doit être furieux que Téhéran ait torpillé l’ensemble de la stratégie américaine pour les Big Oil. Il a eu beaucoup de mal, jusque-là, à chaperonner les régimes arabes pro-occidentaux de la région, en particulier l’Arabie Saoudite.

D’autre part, rien ne met plus Cheney en colère que lorsque les intérêts pétroliers des Etats-Unis sont touchés. Donc, dans l’impasse entre les Etats-Unis et l’Iran, qui dure depuis des dizaines d’années, les quelques semaines les plus décisives viennent peut-être tout juste de commencer. La semaine dernière, cinq anciens secrétaires d’Etat américains, qui ont servi dans des administrations démocrates et républicaines - Henry Kissinger, James Baker, Warren Christopher, Madeleine Albright et Colin Powell - se sont assis pour une table-ronde à Athènes et ils sont arrivés au consensus suivant : conseiller vivement la prochaine administration américaine d’ouvrir une série de dialogue avec l’Iran.

* M K Bhadrakumar a servi en tant que diplomate de carrière aux services étrangers indiens pendant plus de 29 ans, avec des postes comprenant celui d’ambassadeur en Ouzbékistan (1995-98) et en Turquie (1998-2001).

2 avril 2008 - Asia Times Online - Vous pouvez consulter cet article à :
http://atimes.com/atimes/Middle_Eas...
Traduction : J.F Goulon - Questions Critiques