|  

Facebook
Twitter
Syndiquer tout le site

Accueil > français > Archives du site > L’arc des crises > L’Ethiopie chevauche le tigre

SOMALIE

L’Ethiopie chevauche le tigre

Lundi 5 février 2007, par Immanuel WALLERSTEIN

Le Premier ministre éthiopien, Meles Zenawi, doit avoir étudié les magnifiques succès de l’invasion préventive des Etats-Unis en Irak et de l’incursion récente d’Israël au Liban. Il a clairement décidé de s’en inspirer. Ses justifications sont précisément les mêmes que celles fournies par George W. Bush et Ehud Olmert : nous devons attaquer notre voisin pour empêcher les terroristes islamiques de développer leur djihad et de nous attaquer.

Dans les deux cas. L’envahisseur était sûr de sa supériorité militaire et du fait que la majorité de la population accueillerait les agresseurs en libérateurs. Zenawi prétend qu’il coopère à la lutte mondiale des Etats-Unis contre le terrorisme. Les Ethiopiens ont effectivement reçu des Etats-Unis, non seulement une aide en matière de renseignements, mais aussi la contribution de forces aériennes et de troupes spéciales.
Certes, chaque situation locale est un peu différente. Et il vaut la peine de revenir sur l’histoire récente de ce que l’on appelle la Corne de l’Afrique, où les pays ont changé de camp sans grande difficulté durant les quarante dernières années.

Durant la première moitié du 20e siècle, L’Ethiopie a été un symbole de la résistance africaine à l’impérialisme européen. Les Ethiopiens ont défait les troupes coloniales italiennes à Adoua en 1896 et le pays est resté indépendant. Lorsque l’Italie a essayé de nouveau de l’occuper en 1935, l’Empereur Hailé Sélassié s’est rendu à la Société des Nations pour plaider la sécurité collective contre l’invasion. Il n’a reçu aucune aide. L’Ethiopie fut alors le symbole de l’Afrique pour tout le monde noir. Les couleurs de son drapeau devinrent les couleurs de l’Afrique. Et à la fin de la Deuxième Guerre mondiale, l’indépendance de l’Ethiopie fut restaurée.

Dans la genèse difficile de l’Organisation pour l’Unité Africaine (OUA), en 1963, Hailé Sélassié mit à profit son prestige pour jouer un rôle clé d’intermédiaire entre différents Etats africains. L’OUA établit son siège dans la capitale éthiopienne, Addis-Abeba. Mais si l’Ethiopie joua ce rôle symbolique en Afrique, elle avait aussi un appareil d’Etat oppressif et aristocratique. Et quand des famines sévères commencèrent à affecter le pays, dans les années 70, le mécontentement intérieur se développa rapidement. En 1974, un officier de l’armée, Mengistu Hailé Mariam conduisit une révolution contre la monarchie « féodale » et établit un gouvernement militaire qui allait s’auto-proclamer bientôt marxiste-léniniste.

Avant Mengistu, les relations entre les Etats-Unis et l’Ethiopie avaient été chaleureuses. Le voisin de l’Ethiopie, la Somalie, avait des relations tendues avec les Etats-Unis. Elle disposait aussi d’un gouvernement militaire, dirigé par Siad Barré. Cependant, celui-ci se revendiquait du « socialisme scientifique » et disposait de relations assez étroites avec l’Union Soviétique, à qui il procurait une base navale. Après le coup de 1974, lorsque Mengistu proclama son gouvernement marxiste-léniniste, l’Union Soviétique laissa tomber la Somalie pour une Ethiopie plus grande et plus importante. C’est alors que les Etats-Unis se rapprochèrent à leur tour de la Somalie et reprirent sa base navale.

Pour comprendre ce qui allait se passer ensuite, une brève analyse ethnique des deux pays est nécessaire. L’Ethiopie est un ancien royaume chrétien, dominé longtemps par des aristocrates Amhara. Elle compte un autre groupe chrétien de poids, les Tigré, qui parlent une langue différente. Il y a aussi deux autres groupes importants dans le pays – les Oromo (dont la moitié sont musulmans) et les Somalis musulmans. De surcroît, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’Ethiopie a absorbé la colonie italienne côtière et l’Erythrée. Sous Hailé Sélassié, seuls les Amhara comptaient et l’Erythrée menait une guerre pour son indépendance. Sans l’Erythrée, l’Ethiopie est coupée de la mer.
La Somalie était assez différente. Elle était partagée en deux colonies, italienne et britannique. La Somalie italienne devint indépendante en 1960, au cours de la liquidation des colonies italiennes, et la Somalie britannique fut ajoutée à son territoire. Dans les années 60, lorsque des conflits ethniques commencèrent à affecter de nombreux Etats africains, il était couramment affirmé que le seul Etat africain qui ne connaîtrait jamais de conflit ethnique était la Somalie, parce que la presque totalité de la population du pays était ethniquement somali, parlait somali et était musulmane.
Les peuples des deux pays étaient las de leur dictature respective. Et lorsque la Guerre froide prit fin, aucun de ces deux gouvernements ne put survivre. Mengistu et Barré furent tous deux renversés en 1991.

Mengistu fut remplacé par un mouvement de libération Tigré, qui adopta tout d’abord une phraséologie nationaliste « maoïste ». Comme moyen de se distinguer du régime de Mengistu, il accéda à l’indépendance de l’Erythrée, seulement pour le regretter plus tard. La domination chrétienne (si ce n’est Ahmara) devint bientôt le thème principal du nouveau gouvernement et des soulèvements Oromo et Somali commencèrent. Les militants pour les droits humains ne perçurent pas le gouvernement Zenawi beaucoup mieux que celui de Mengistu.

En Somalie, l’Etat ethnique « parfait » tomba en morceaux, tandis que les clans somalis commençaient à lutter les uns contre les autres pour le pouvoir. Après 1991, les Etats-Unis commencèrent à soutenir le nouveau leader éthiopien Meles Zenawi, qui avait totalement renoncé à ses accents maoïstes. La Somalie fut laissée de côté. Lorsque les Etats-Unis y envoyèrent des troupes pour une mission « humanitaire » afin de mettre fin aux désordres, ils se virent infliger l’humiliante défaite du « Blackhawk down » [du nom de deux hélicoptères Black Hawk abattus, dont Mark Bowden a fait un best-seller et Ridley Scott un film à succès, ndt] avant de retirer leurs troupes. Une longue guerre civile multipolaire s’ensuivit. En 2006, un groupe dénommé l’Union des Cours Islamiques (UCI) s’empara de la capitale Mogadiscio et en expulsa les leaders des clans rivaux, restaurant une paix relative pour la première fois depuis plus de dix ans.
Les Etats-Unis perçurent l’UCI comme une réplique des Talibans et des alliés d’Al-Qaida. Zenawi en fit de même. Ainsi, l’Ethiopie décida-t-elle d’envahir la Somalie, de chasser l’UCI du pouvoir et de renforcer le gouvernement central impuissant, qui existait sur le papier depuis 2004, mais s’était pourtant montré incapable d’entrer dans la capitale. Nous sommes revenus à la case départ. Bien sûr, l’Ethiopie (avec les Etats-Unis) a gagné le premier round. L’UCI a abandonné Mogadiscio. Mais les Somaliens n’accueillent pas les Ethiopiens en libérateurs. Les leaders des clans luttent de nouveau entre eux, tandis que Mogadiscio est en plein désordre. Le gouvernement éthiopien fait face à des troubles, non seulement en Somalie, mais maintenant de plus en plus sur son propre territoire.

Tout comme Israël a dû se retirer du Liban et les Etats-Unis vont devoir le faire d’Irak, l’Ethiopie devra bientôt se retirer de Somalie. La situation intérieure de la Somalie n’aura pas été améliorée par son attaque préventive. Les attaques préventives sont toujours des boomerangs potentiels. Soit l’on gagne triomphalement, soit l’on perd piteusement.

* Paru dans le périodique suisse "solidaritéS" n°101 (24/01/2007).

© Immanuel Wallerstein, distribué par Agence Global. Le téléchargement ou l’envoi électronique ou par courriel à des tiers est autorisé, pourvu que le texte reste intact et que la note relative au copyright soit conservée.


Voir en ligne : www.solidarites.ch