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Crise

« Je ne crois pas à l’effondrement du capitalisme »

Entrevue avec Michel Husson

Samedi 15 novembre 2008, par Pierre BEAUDET

Pékin a dévoilé dimanche un plan de relance colossal, de 600 milliards de dollars, pour contrer le ralentissement de son économie. En attendant le « G20 », à Washington, en fin de semaine, qui tentera de « réformer » le capitalisme financier, nous avons rencontré Michel Husson. Cet économiste de sensibilité altermondialiste, plus écouté à l’étranger qu’en France, analyse la crise actuelle du capitalisme et revient sur l’essor des pays émergents. Il explique pourquoi il ne croit pas à un nouveau « Bretton Woods ».

Diriez-vous,comme le penseur américain Immanuel Wallerstein, que « le capitalisme touche à sa fin » ?

J’adopterais une position intermédiaire. Effectivement, l’ampleur de la crise est telle qu’elle remet en cause la nature du capitalisme. En même temps, j’ai toujours critiqué l’idée d’un effondrement du système capitaliste. Je ne crois pas au scénario de l’implosion.

Mon schéma d’interprétation est le suivant : les profits ont augmenté, mais les investissements n’ont pas suivi. La satisfaction d’une partie croissante des besoins sociaux n’intéresse plus le capitalisme, parce qu’ils impliquent une baisse de la rentabilité. On préfère donc ne pas les satisfaire. Du coup, la finance joue le rôle de déversoir de ces profits, qui ne sont plus investis dans la sphère réelle.

Le mode de reconnaissance des besoins sociaux du capitalisme est devenu excluant, autrement dit il « trie » entre ce qui est rentable et ce qui ne l’est pas. D’où l’incapacité du capitalisme d’aujourd’hui à faire ce qu’il a su faire à peu près, durant les Trente glorieuses, et qui lui conférait de la légitimité : l’amélioration du pouvoir d’achat.

Quand j’étais étudiant, on m’expliquait que le capitalisme garantissait le plein emploi, la progression du pouvoir d’achat et l’extension de l’Etat social. Ces prétentions-là ont complètement disparu aujourd’hui. C’est un véritable élément de crise systémique. De là à dire qu’automatiquement cela entraîne la « fin du capitalisme », je ne le pense pas. Cela force le capitalisme à chercher des formes de reproduction de plus en plus régressives socialement.

La crise est-elle en train d’encore accélérer la montée en puissance des trois géants du Sud, le Brésil, l’Inde et la Chine ?

Il est effectivement en train de se passer quelque chose d’énorme : l’inversion des flux de capitaux. C’est une banalité de le dire, mais il est encore difficile d’en prendre en compte toutes les implications. Le fait que la croissance mondiale, ce soit, en gros, 0% au Nord, et 6% dans les émergents. Encore aujourd’hui, en matière de raisonnement économique, on reste trop centré sur la triade Etats-Unis/Europe/Japon.

Quelles conséquences la crise entraîne-t-elle sur les pays émergents ?

Cette crise devrait aller dans le sens d’une croissance plus auto-centrée dans les pays émergents. On peut faire le parallèle avec ce qu’il s’est passé en Amérique latine après la crise des années 30. C’était la période dite de « substitution aux importations » : voyant leurs débouchés habituels taris, les pays se sont recentrés sur eux mêmes.

C’est tout à fait possible aujourd’hui également. Quand on voit à quel point le Mexique va souffrir de la crise, en raison de ses échanges très intenses avec les Etats-Unis...

Si ce mécanisme de recentrement se renforce, il y aura une répercussion importante sur le modèle Chine/Etats-Unis : la Chine ne pourra plus apporter, dans les mêmes proportions, les capitaux qui financent le déficit des Etats-Unis. En simplifiant beaucoup, à l’heure actuelle, les Etats-Unis achètent à la Chine, et la Chine replace ses excédents de façon à financer le déficit américain.

Si la Chine se « recentre », cette configuration cesserait de fonctionner, au détriment de la croissance américaine. Evidemment, ce sont des rythmes longs. Mais il est certain que c’est ce vers quoi l’on se dirige. Peut-être la crise actuelle va-t-elle accélérer ce processus.

L’euro a-t-il amorti la crise en Europe ?

C’est un peu contradictoire. Sans l’euro, il y aurait une spéculation sur les monnaies, ce qui aurait décuplé la pagaille actuelle. L’Espagne, par exemple, dont la croissance des dernières années a été tirée par l’immobilier, est plombée par un déficit commercial équivalent à 6 ou 7% de son PIB. Sans l’euro, ce pays aurait connu une spéculation monstrueuse.

La contrepartie de cela, c’est que, depuis l’éclatement de la bulle internet, la zone euro a encaissé de manière complètement molle la baisse du dollar. De ce point de vue, les conséquences varient selon les pays. Mais dans certains cas, le fait d’encaisser sans aucune réaction les fluctuations monétaires peut avoir un effet très important sur la croissance.

Pour les pays d’Europe de l’Est les plus touchés par la crise, le fait qu’ils n’aient pas encore adopté l’euro apparaît aujourd’hui comme une chance...

Structurellement, les pays d’Europe de l’Est ont tendance à faire de l’inflation. Pour des raisons de rattrapage de leur économie, ils augmentent leur productivité, mais ils font aussi de l’inflation. Pour ces pays-là, l’euro aurait été un corset qui les aurait bloqués.

Au-delà de cela, il y a un thème, qui n’est pas nouveau, mais qui est en train de devenir de plus en plus important : les économies européennes, depuis leur entrée dans l’euro, se sont mises à diverger, au lieu de converger. A l’encontre des critères de convergence de Maastricht. On en a reparlé récemment, dans l’actualité, avec la politique économique allemande, qui revient en grande partie, à manger des parts de marché sur les pays émergents, mais aussi sur ses voisins d’Europe...

Le traité de Maastricht est-il mort, enterré sous l’avalanche de plans de relance nationaux en Europe ?

Pour le moment, on est dans l’urgence. La question, c’est de savoir si les pays européens vont revenir à ces critères par la suite. On a constaté l’incapacité à définir un plan de relance coordonné au plan européen, et même le refus de le faire. On assiste à un retour aux Etats nations. Les pays européens font un à un des plans de relance. Mais il y a une réticence à aller plus loin et à en passer par l’outil européen pour le faire.

C’est une question de personnes ?

Non. Je crois qu’il y a un biais idéologique dans la façon dont on construit l’Europe, qui se traduit par exemple par le refus de principe de toute politique industrielle coordonnée. Il serait très utile dans la période qui arrive, qu’un budget européen un peu plus conséquent soit consacré à la conduite de programmes d’investissement public. Et cela ne remettrait pas en cause les fondements de l’économie capitaliste...

Est-ce en réinvestissant les profits de façon plus massive dans l’économie, que l’on se prémunira contre la formation d’une nouvelle bulle ?

Mais l’argent qui est distribué aujourd’hui aux banques dans le système, c’est l’argent de la prochaine bulle ! Actuellement, les dirigeants américains et européens font exactement ce qu’ils reprochent à Alan Greenspan [ancien président de la Réserve fédérale américaine, de 1987 à 2006] d’avoir fait, c’est-à-dire d’inonder le marché de liquidités, de baisser les taux d’intérêt. Si nous ne touchons pas vraiment à la structure qui alimente la bulle financière, nous repartons pour un tour.

Vous joignez-vous aux appels de tous bords pour la mise en place d’un « nouveauBretton Woods » ?

L’idée qu’il faut réorganiser la finance mondiale, j’en suis convaincu. Par contre, l’idée que cela puisse se faire dans les conditions actuelles me paraît erronée. D’abord parce que je suis plus que sceptique face à tous ces discours sur la régulation. Il faut rappeler que les récents plans de sauvegarde des banques ont été faits, dans la plupart des cas, sans poser à ces établissements la moindre condition pour l’obtention des fonds.

Les mesures concrètes pour réguler la finance, qu’il s’agisse de la limitation de la titrisation, ou encore de l’interdiction provisoire des marchés de produits dérivés, n’ont pas été imposées, à chaud, en pleine crise, alors que l’occasion était parfaite.

Deuxième raison. On ne peut imaginer, il me semble, que deux systèmes monétaires possibles : un système qui repose sur une monnaie dominante (par exemple, le dollar), ou bien sur une monnaie mondiale (comme ce Bancor que Keynes avait imaginé au moment de Bretton Woods). Or, les deux voies sont aujourd’hui bouchées. Pourquoi ? Parce que le degré de coopération entre des pays qui tentent, durant cette crise, de tirer leur épingle du jeu, en reportant sur les autres les effets de la crise, est nul. Ou en tout cas pas suffisant pour imaginer la constitution d’une monnaie mondiale, avec des règles précises. En même temps, on ne peut pas non plus reconduire le rôle du dollar dans son rôle de monnaie étalon.

La dernière grande consultation du genre date de 1985, avec les accords du Plaza, à New York. A l’époque, les Etats-Unis avaient imposé par la force la baisse de leur monnaie au reste du monde, afin de soutenir leurs exportations. Or ce rapport de forces là n’existe plus. On est dans une situation qui, disons, n’a pas suffisamment de forme pour que l’on en déduise le type d’accord monétaire international qui pourrait s’imposer.

Ce qui est frappant, c’est que les gens qui mettent en avant le nouveau rôle du Fonds monétaire international (FMI), autour de Dominique Strauss-Kahn, n’ont rien d’autre à proposer que cela. On ne voit pas ce qu’ils proposent précisément.

* Paru dans Mediapart – Le Journal : BR> :http://www.mediapart.fr/journal/eco...

* Michel Husson est économiste à l’Institut de recherches économiques et sociales, membre d’Attac, livre son analyse du grand séisme économique en cours.