Le 7 novembre 1987, Ben Ali devenait le deuxième président de la République en succédant au « père de la nation », le très malade Habib Bourguiba. À l’époque, le pays tanguait dangereusement entre les clans obsédés par la succession du vieux raïs et un mouvement islamiste conquérant. L’énigmatique et peu connu Ben Ali, issu de l’obscur milieu du renseignement, réussissait alors un véritable tour de force en déposant son prédécesseur sans effusion de sang et en respectant les formes légales.
« L’époque que nous vivons ne peut plus souffrir ni présidence à vie ni succession automatique à la tête de l’État desquelles le peuple se trouve exclu. Notre peuple est digne d’une vie politique évoluée et institutionnalisée, fondée réellement sur le multipartisme et la pluralité des organisations de masse », annonce à la radio Ben Ali dans son premier discours-programme.
La presse mondiale salue rapidement « la révolution du jasmin ». Difficile d’accuser les faiseurs d’opinion occidentaux d’excès de zèle lorsqu’on sait que les plus farouches opposants au système de l’État/Parti ont quasi unanimement applaudi l’avènement du nouveau pouvoir à Carthage.
Cela dit, les promesses de démocratisation de la vie publique, une croissance continue du PIB, un taux de natalité contrôlé et un statut envié des femmes ne sont pas une garantie absolue de succès. La personnification à outrance du pouvoir et la répression de toute voix discordante sont (re)devenues le lot quotidiens des Tunisiens.
Après une embellie démocratique de deux ans (1987-1989), ayant vu s’épanouir une presse relativement libre, le régime de Ben Ali s’est montré sous son vrai visage en emprisonnant les islamistes dans des procès dénoncés par les organisations de défense des libertés à l’extérieur et à l’intérieur du pays. Au milieu des années 1990, le pouvoir tunisien s’attaquait à ce qui restait de la gauche politique. Après avoir mis les syndicats et la presse au pas, le pouvoir glissait petit à petit vers le despotisme. Même la limite légale de trois mandats présidentiels finissait par sauter à la suite d’un référendum, organisé en 2002, modifiant la Constitution.
« En Tunisie, la dictature policière a pris en otage le pays et mis en coupe réglée son économie développant de nouvelles pratiques mafieuses qui s’accommodent mal d’une bonne gouvernance et d’une presse libre. Les chances de la Tunisie d’évoluer vers un processus démocratique ont ainsi été usurpées », soutient Sihem Bensedrine, rédactrice en chef du magazine en ligne Kalima (censuré en Tunisie) et porte-parole du Conseil national pour les libertés en Tunisie (non reconnu).
La campagne pour 2009 a déjà commencé
Depuis 1987, le président et son parti récoltent régulièrement plus de 90 % des suffrages lors des différentes échéances électorales. Fort d’un contrôle étroit de la société, Ben Ali peut théoriquement continuer à gouverner jusqu’en 2014. La campagne électorale présidentielle de 2009 a d’ailleurs déjà été lancée par les éternels laudateurs qui appellent le président sortant à se représenter à la tête du pays.
Aujourd’hui, le paysage médiatique tunisien est un des plus arriérés du monde arabe et musulman. La plupart des journaux, tant publics que privés, chantent les louanges du bien aimé président et de son parti. La télévision et la radio publiques abreuvent leur auditoire de litanies à la gloire d’un chef qui reçoit, explique, ordonne, dispose, insiste et donne des instructions à longueur de journée.
Côté politique, les partis de l’opposition réelle - nous excluons de notre analyse « l’opposition cosmétique » qui sert essentiellement de faire-valoir démocratique au régime - sont sous étroite surveillance. Leurs membres sont soumis à un contrôle étroit et à une répression constante. Les organisations indépendantes, comme la Ligue tunisienne de défense des droits de l’Homme, vivent des sagas politico-judiciaires et sont régulièrement menacées de disparition. L’Université et le principal syndicat du pays, berceaux de la contestation dans les années 1970 et 1980, sont plus au moins rentrés dans le rang. Tout comme la justice totalement inféodée au pouvoir exécutif.
Une des rares armes dont disposent les opposants au régime demeure la grève de la faim. Deux dirigeants du Parti démocratique progressiste (légal), Maya Jribi et Néjib Chebbi, ont cessé de se nourrir entre le 20 septembre et le 20 octobre, mettant ainsi leur vie en danger. Ils accusaient l’exécutif d’utiliser le pouvoir judiciaire, qui a ordonné l’expulsion du parti de son local, pour régler ses comptes avec l’opposition.
Ce moyen de lutte individuel, quoique courageux, cache difficilement l’abîme qui existe entre une large partie de la population, peu désireuse d’affronter les risques réels liés à l’engagement politique, et le discours des dissidents. Tant que les revendications de démocratisation de l’espace public ne seront portées que par une infime minorité, l’avenir paraît brumeux. Les quelques mesures de décrispation, que plusieurs anticipent à l’occasion du 20e anniversaire du « Changement », seront un leurre puisqu’elles proviendront d’un régime à la légitimité fort écornée.
Le modèle tunisien, tant vanté par les politiciens occidentaux comme un rempart contre l’islamisme, n’est qu’une vaste fumisterie. En créant un vide politique et culturel autour de lui, le pouvoir ne peut que jouer le jeu de tous les extrémismes. La récente et galopante ré-islamisation de la société tunisienne, naguère une des plus laïques du monde musulman, en est une des illustrations. Ce repli identitaire est un danger qui guette les acquis de la Tunisie moderne.
L’auteur est journaliste au Journal de Québec, en lock-out depuis le 22 avril 2007.