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LIBAN

Hezbollah : itinéraires croisés

Lundi 17 mars 2008, par Nicolas Qualander

« L’Islam n’est pas plus incapable qu’une autre idéologie de s’adapter ou d’être adaptée à des réalités nouvelles. Les peuples musulmans, avec ou sans l’islam, peuvent progresser ou rétrograder, leurs gouvernements être totalitaires ou libéraux, leurs masses ouvertes à de multiples courants de pensée ou fanatiquement attachés au conformisme envers des dogmes anciens ou nouveaux. Cela dépendra de bien des facteurs, dont l’héritage culturel musulman, beaucoup plus varié qu’on ne le croît, n’est qu’un élément qui est loin d’être le plus fort. La partie n’est pas jouée, elle n’est pas perdue d’avance. » (1)

La tendance renversée

Les événements de juillet et août 2006, qui ont vu le projet israélien de mise au pas de la résistance libanaise échouer, font figure de séisme politique. Il faudra bien du temps pour mesurer combien les cadres historiques de références politiques ont été bouleversés par cette guerre des trente-trois jours. Israël souffre aujourd’hui d’une crise politique, militaire, morale et symbolique : pour la première fois, l’armée israélienne a subi une défaite d’ampleur. Elle restait pourtant l’un des fondements politiques de sa puissance, et tenait jusque-là une place centrale dans l’organisation même de la société.

L’échec militaire s’est combiné avec une défaite politique certaine : celle d’Israël, bien sûr, qui n’a pu réduire à néant l’appareil politico-militaire de Hezbollah (Parti de Dieu), mais aussi celle des États-Unis, qui n’ont pu imposer à la Communauté internationale et au gouvernement libanais le déploiement de troupes de l’OTAN, dont le mandat aurait été de désarmer la milice populaire chi’ite. La résolution 1701, pourtant lourde de danger pour la résistance libanaise, apparaît comme un cadre à minima pour les puissances occidentales, la France compris.

Le Liban se retrouve depuis l’automne 2004 au cœur du redéploiement colonial occidental : la résolution 1559, exigeant le retrait syrien du Liban et le désarmement de toutes les milices libanaises, conjointement rédigée par la France et les États-Unis, a considérablement divisé la classe politique libanaise, et a créé de nouvelles divisions communautaires.

Les Forces du 14 mars, constituées pour l’essentiel des Forces libanaises de Samir Geagea, chrétiennes, du Parti socialiste progressiste de Walid Jounblatt, druze, du Courant du Futur de Saad Hariri, sunnite, mais aussi du Mouvement de la Gauche démocratique, une scission du Parti communiste libanais, se sont retrouvées être depuis deux ans les principaux appuis de l’offensive politique occidentale au Liban : demandant le retrait des troupes syriennes, elles plaidaient également pour le désarmement de la résistance libanaise au sud, satisfaisant ainsi indirectement aux revendications israéliennes.

La Coalition du 8 mars, menée par le Hezbollah, trouvant sa base sociale majoritaire dans la communauté chi’ite, mais soutenue également par des forces pro- syriennes trouvant leurs appuis dans une partie des communautés sunnites et chrétiennes, répondit à cette offensive en réaffirmant la dimension arabe du Liban, et la nécessité de préserver une ligne politique allant à l’encontre des intérêts américano-israéliens dans la région. Cela signifiait aussi pour elle de garder intact le partenariat stratégique de Hezbollah avec l’Iran et la Syrie. Pendant deux ans, le Parti communiste libanais tenta de trouver une ligne politique anti-impérialiste équilibrée, soutenant clairement la résistance islamique au sud-Liban, plaidant pour le maintien des armes de cette dernière, mais demandant néanmoins le retrait total des troupes syriennes, et ne taisant pas ses critiques sur le caractère dictatorial du régime baathiste.

C’est sur cette bi-polarisation du champ politique libanais qu’américains, français et israéliens comptaient pour affaiblir l’organisation chi’ite, devenue, depuis 2000 et le retrait unilatéral des troupes israéliennes du sud-Liban le centre névralgique des aspirations populaires arabes à une résistance anti-coloniale conséquente. L’ambition d’écraser la résistance libanaise, outre le fait qu’elle aurait été un prélude certain à une attaque généralisée contre l’Iran et la Syrie, correspondait aussi à une volonté d’en finir pour longtemps avec toute perspective d’opposition réelle aux plans américains de Grand Moyen-Orient, et aux visées expansionnistes israéliennes.

Hors, c’était là sous-estimer la capacité de Hezbollah a assurer le lien entre la construction d’une résistance militaire forte et le développement d’alliances politiques larges, capables d’outrepasser la logique de bi-polarisation politique et confessionnelle. La construction du consensus national est chez Hezbollah un leitmotiv. La guerre des trente-trois jours a vu se combiner la résistance politico-militaire de Hezbollah, un front politique large de soutien à la résistance, et une résistance sociale n’ayant pas comme seules bases la communauté chi’ite.

Depuis février 2006, le Hezbollah s’est engagé dans une logique de partenariat politique avec le Courant patriotique libre du général Aoun, organisation chrétienne farouchement anti-syrienne à l’origine, aujourd’hui alliée au Hezbollah pour faire contrepoids au bloc Hariri avec lequel elle est en rivalité et opposée désormais à une ligne de collaboration politique avec l’occident. Le soutien d’une partie de la communauté chrétienne pendant le conflit s’est avéré être central, l’objectif stratégique étant d’éviter toute polarisation confessionnelle qui viendrait amoindrir les capacités de la résistance au sud.

Deuxièmement, un Front national de la résistance se mit rapidement en place au mois de juillet 2006 : il regroupait le Hezbollah, le Parti communiste libanais, qui dans son appel du 29 juillet appelait à « reprendre les armes », le Parti du peuple de Najih Wakim, une organisation nationaliste arabe de gauche, à majorité chrétienne grecque-orthodoxe, la Troisième force de l’ancien premier ministre Sélim Hoss, et d’autres forces nationalistes arabes ou de gauche plus petites. Il y eut donc constitution d’un front politique dépassant les seuls partis pro- syriens : le courant de Aoun persévéra dans sa politique de solidarité avec le Hezbollah, tandis qu’une coordination militaire s’établit au sud et à Baalbeck, dans l’est du pays, entre la résistance islamique et les groupes armées issus du Parti communiste et de Amal.

Enfin, un large réseau multi- confessionnel d’Organisations non-gouvernementales, avec une base générationnelle particulièrement jeune, par exemple regroupée dans une structure nommée as-Samidoun, s’orienta dans un travail social de solidarité avec les réfugiés libanais sur une ligne politique de soutien à la résistance.

Il y eut donc une interaction entre d’une part, la société de résistance populaire hezbollahi constituée de ses branches politiques, militaires (la résistance islamique) et sociales (le réseau de fondations destinées aux Martyrs, aux blessés et aux réfugiés) et, d’autre part, une résistance politique et sociale large dépassant les clivages communautaires et associant notamment sunnites et chrétiens. Elle contribua à l’échec du plan américano-israélien, qui ne sut pas trouver au Liban même les appuis politiques dont il avait besoin pour briser la résistance. Il s’agit là d’une rupture d’avec le cadre des années 1970 et 1980, où Israël avait pu s’appuyer sur une partie de la communauté chrétienne maronite pour intervenir au Liban.

La tendance est donc renversée, et la longue succession des défaites arabes, celle « qui courbe les esprits et les cœurs » (2), semble pouvoir être rompue. Les événements de juillet et août 2006 ont par ailleurs révélé les contradictions et les singularités de Hezbollah, qui se distingue désormais de l’ensemble de la galaxie islamiste : sa capacité à développer des alliances larges, sur le long terme, avec des structures politiques séculières et à dépasser certains clivages confessionnels propres à la Nation libanaise l’obligent à des réajustements stratégiques d’ampleur. Comme le souligne l’historien et économiste libanais Georges Corm, « le discours patriotique et nationaliste de cette résistance libanaise devrait, à la longue, infléchir les différentes rhétoriques islamistes pour les faire sortir de leur aspect délirant et les faire entrer dans les différentes réalités nationales, locales et panarabes. ». (3)

Une histoire plurielle

Le Hezbollah est d’emblée un mouvement à la croisée des chemins : sa longue gestation, de 1982 à la publication de l’Appel aux déshérités en 1985, est l’effet combiné de trois événements centraux au Moyen-Orient, qui se télescopent.

Premièrement, l’invasion du Liban par Israël en 1982 et l’occupation du sud-Liban depuis 1979. Deuxièmement, les effets de la Révolution iranienne de 1979 sur le paysage politique arabe. Troisièmement, l’affirmation politique des communautés chi’ites au cours des années 1960 et 1970, que cela soit au Liban avec le Mouvement des déshérités de l’imam Moussa Sadr ou en Irak avec le parti chi’ite islamiste ad-Da’wa de Muhammad Baqir as-Sadr.

Après l’échec historiques du nationalisme arabe nassérien et baathiste, symbolisé par la défaite arabe de 1967 face à Israël, ainsi que par l’alignement du président égyptien Anouar as-Sadate sur les américains et les israéliens, la révolution iranienne de 1979 fait alors office de symbole pour le monde arabe : combinant une rhétorique anti-impérialiste et tiers-mondiste à une étatisation d’un islam lu de manière fondamentaliste, la Révolution iranienne fait basculer nombres de jeunes militants de gauche ou nationalistes vers l’islamisme.

C’est ainsi que bon nombre de cadres maoïstes, notamment ceux d’une aile gauche du Fatah palestinien, la Katiba at-Tullabiya, la Brigade étudiante, vont peu à peu passer à l’islam, et en partie au Hezbollah. Ces mêmes brigades étudiantes ont souffert par ailleurs de la confessionnalisation de la guerre civile libanaise, qui a également touché la gauche. Elles refuseront ainsi de participer aux massacres et aux pillages du village chrétien de Damour en 1978, orchestrés en partie par le Parti socialiste progressiste : « Courant marxiste proche du maoïsme, regroupant principalement des militants palestiniens et libanais, il s’est illustré par ses faits d’armes contre l’armée israélienne au sud- Liban depuis 1976, mais surtout durant la première invasion israélienne en 1978. Ce courant se caractérisait également par une certaine vivacité intellectuelle, l’abondance de ses débats et questionnements. En quête d’une théorie révolutionnaire adaptée au contexte civilisationel arabo-musulman, ces militants vont être conduits à une redécouverte de l’islam. » (4).

Au delà de la frange maoïste et gauchisante, de nombreux courants participent à la formation du Hezbollah : les membres libanais du parti islamiste irakien en exil ad-Da’wa, favorables à l’édification d’un État islamique par la prise du pouvoir. Des groupes comme l’Union libanaise des étudiants musulmans ou le Rassemblement des Oulémas de la Bekaa. Les partisans de l’Imam Muhammad Hussein Fadlallah, religieux chi’ite particulièrement populaire officiant dans la banlieue sud de Beyrouth et dont les thèses sont à la croisée du revivalisme islamique et d’une forme de tiers-mondisme social.

C’est Fadlallah qui, parmi les premiers, en 1988, théorisera l’impossibilité pratique de l’État islamique au Liban, et qui avancera à l’époque le concept de « Dawlat al-Insan », « l’État humaniste », fondé sur la déconfessionnalisation du système politique libanais. Enfin, la création de Hezbollah est liée organiquement à la scission qui affecte le mouvement chi’ite Amal. Amal, acronyme de Détachement de la résistance libanaise, est la branche armée du Mouvement des déshérités de l’Imam Moussa Sadr, décédé en 1978. A l’origine, en 1974, le Mouvement des déshérités se veut le parti de l’affirmation des chi’ites en tant que communauté politique. Les chi’ites sont en effet l’un des groupes confessionnels parmi les plus pauvres du Liban.

Ils sont sous-représentés politiquement, regroupés essentiellement dans le sud du Liban, mais aussi dans l’est, autour de la ville de Baalbeck, et dans la banlieue sud de Beyrouth. Il n’y a pas d’orientation idéologique claire dans Amal, qui regroupe indistinctement des chi’ites allant de la droite la plus conservatrice à l’extrême-gauche. Toujours est-il qu’en 1982, près de 500 militants regroupés autour de Hussein al-Mussawi, quittent Amal et créent Amal-islamique, qui constituera l’une des colonnes vertébrales de Hezbollah.

Ils contestent tant la ligne séculière du nouveau dirigeant de Amal, Nabih Berri, que son retournement contre la résistance palestinienne et libanaise, à partir de 1982. La nouvelle formation bénéficia alors de l’entraînement militaire et de la coopération politique des Gardes de la révolution islamique iraniens, installés principalement dans la plaine de la Bekaa.

D’où la nature profondément hybride de Hezbollah, reposant sur les deux bases de l’islamisme chi’ite et de la question nationale : il hérite de cadres politiques qui ne sont pas tous issus de la matrice islamique, mais qui se sont tournés vers une lecture politique de l’islam à partir de l’échec de la gauche et du nationalisme, et sur une réappropriation d’un terreau culturel chi’ite qu’ils considèrent comme parfaitement mobilisable dans la lutte contre l’occupation. La proclamation de l’Appel aux déshérités, dans la mosquée de Bir al’abd, au sud de Beyrouth, le 16 février 1985, témoigne ainsi de cette double nature de Hezbollah : parti œuvrant à la libération des territoires occupés par Israël, il reconnaît également son affiliation politique et idéologique à Khomeyni et à l’Iran, qui a donné son approbation au texte.

L’appel plaide pour un État islamique sur le modèle iranien, mais renonce toutefois « à l’imposer par la force ». Il appelle ainsi à « préserver le Liban de toute dépendance vis-à-vis de l’Est ou de l’Ouest », à « défaire l’occupant sioniste » et à établir « un système politique émanant du libre choix populaire ».

Il s’attaque alors aux militants du Parti communiste libanais engagés dans le Front national de la résistance libanaise, et est probablement responsable de la mort de deux de ses plus brillants intellectuels : Hussein Mroue et Mahdi Amil. En même temps, il se retrouve opposé à la Syrie et à son principal allié Amal, lorsque celui-ci engage la Guerre des camps contre l’OLP, en 1985. Il prend alors explicitement parti pour les droits des palestiniens au Liban, quitte à se mettre à dos le régime de Damas.

Ce n’est que peu à peu que le profil nationaliste de Hezbollah prend l’ascendant sur son aspect intégriste : son intégration au système parlementaire libanais, suite aux Accords de paix de Taef en 1990 en est l’un des signes majeurs. Seul parti politique autorisé à garder ses armes, il prend de facto le leadership politique et militaire de la résistance dans le sud occupé : c’est pourquoi il ressent à ce moment la nécessité de composer avec le reste du spectre politique libanais, la construction d’un consensus national pour protéger la résistance étant une condition sine qua non de son existence en tant qu’organisation politico-militaire. C’est au cours des années 1990 que son nouveau secrétaire général, Hassan Nasrallah, impulse une ligne plus ouverte, et renonce officiellement à la perspective d’un État islamique au Liban. Il y a donc un rapport étroit entre son ouverture progressive aux autres composantes politiques et sociales libanaises et sa propulsion au titre de premier parti de la résistance.

Les relations avec les organisations de gauche et nationalistes reprennent à cette époque, et le Hezbollah appelle à une Conférence de soutien à la résistance à l’Hôtel Bristol, à Beyrouth, le 18 août 1997, qui regroupera 27 organisations politiques de gauche et nationalistes. Dans le domaine militaire, la création de la Brigade libanaise de résistance à l’occupation permet, à partir de 1996, à de jeunes militants d’autres confessions ou d’autres orientations politiques de participer aux activités de résistance au sud au côté de la Résistance islamique, la branche militaire de Hezbollah.

Comprenant près de 2000 membres, les Brigades regroupent alors 38 % de sunnites, 25 % de chi’ites, 17 % de chrétiens et 20 % de druzes, alors que la composition de Hezbollah reste exclusivement chi’ite. Enfin, Hezbollah participe en 1994 à la création de la Conférence nationaliste et islamique, structure pan-arabe regroupant organisations islamistes, nationalistes et de gauche, destinée à trouver des points d’accord tactiques et programmatiques entre les différents groupes autrefois opposés. Elle se réunit encore, tous les quatre ans. Lorsqu’en mai 2000, le premier ministre israélien Ehud Barak prend la décision de retirer unilatéralement ses troupes du sud-Liban, Hezbollah en tire les dividendes politiques : une large partie des libanais considère alors que sans la résistance du Hezbollah, le retrait israélien n’aurait jamais eu lieu.

Enfin, à l’instar d’autres mouvements islamistes, le Hezbollah a construit progressivement une hégémonie au sein de la population libanaise, qui en fait un acteur social autant que politique. Son travail s’oriente en effet dans quatre domaines : le politique, le militaire, le social et le culturel. Sa direction politique relève d’une structure complexe, composé de trois organes : un bureau politique, un comité exécutif, et un majlis ash-Shoura (Assemblée consultative), à quoi s’ajoutent plusieurs commandements locaux. La Résistance islamique, sa branche militaire, comprend entre 3 000 et 15 000 miliciens, selon les estimations, ce à quoi il faudrait ajouter ses propres réseaux de renseignements. Elle fait figure de guérilla, mais les opérations de juillet et août 2006 ont montré qu’elle faisait également office d’embryon d’armée régulière, et qu’elle était capable de soutenir un combat au sol de longue durée (5).

La société de résistance s’appuie également tant sur un appareil médiatique - la télévision al-Manar et la radio an-Nour - que sur un ensemble d’institutions sociales et caritatives palliant les manques de l’État libanais, et que le Hezbollah qualifie lui-même, de fait, de « services publics » : le Jihad al-Binaa, consacré à la reconstruction des villages et quartiers détruits, approvisionne en outre en eau la banlieue sud de Beyrouth ; l’Organisation islamique de la santé gère plusieurs dizaines de dispensaires ; l’institution ash-shahid, prend en charge les familles ayant perdu des proches au combat ou sous les bombardements, etc.

Cette hégémonie politique, sociale et culturelle de Hezbollah dans la société libanaise est paradoxalement une hégémonie sans domination, dans la mesure où cela ne semble plus s’inscrire dans une stratégie de prise du pouvoir politique et d’écrasement des forces politiques qui lui sont opposées. Le développement de la société de résistance est par ailleurs indissociable de l’aide financière apporté par l’Iran au Hezbollah, d’un montant inconnu, mais estimée à plusieurs dizaines de millions de dollars par an. Cependant, l’organisation chi’ite a ses propres ressources financières autonomes, venant essentiellement de ses campagnes de souscription auprès de donateurs libanais et étrangers, venant notamment du Golfe et de la diaspora libanaise en Afrique, de la collecte annuelle de la Zakat (aumône), ainsi que des revenus générés par ses investissements dans des projets immobiliers.

Contradictions et convergences

Pour Ali Fayyed, membre du Bureau politique de Hezbollah, et responsable du Centre consultatif pour l’étude et la recherche, le Think tanks du mouvement libanais, « le Hezbollah a une dimension nationale, panarabe et islamique. La quatrième dimension est une dimension chi’ite. Cette dimension est une dimension purement doctrinale et idéologique. Ces dimensions se sont illustrées à différents niveaux. Sa dimension nationale s’est illustrée sans ses relations avec les autres composantes libanaises. Sa dimension arabe s’est illustrée dans ses relations avec la Syrie et avec d’autres forces politiques arabes. Sa dimension islamique s’est illustrée par ses relations avec l’Iran. Les points de convergence avec les autres forces sont essentiellement la cause palestinienne et la lutte contre l’impérialisme américain. » (6) La pluralité d’identités politiques revendiquées par Hezbollah même pose cependant question, car elle engendre un certain nombre de contradictions, caractéristiques des organisations islamo-nationalistes :

Le Hezbollah a fait des tâches de la libération nationale son leitmotiv principal : encore aujourd’hui, son attachement obstiné et légitime à la question des territoires occupés par Israël, à savoir les Fermes de Chebaa et les Collines de Kfar Chouba, sa défense des droits des palestiniens, font de lui l’une des principales organisations moyen-orientales ayant une pratique politique tout entière orientée vers des objectifs nationaux et anti-coloniaux : néanmoins, le Hezbollah reste une organisation confessionnelle chi’ite.
Il lui faut donc assumer le fait que sa base sociale et militante reste exclusivement chi’ite, et qu’un non- chi’ite ne peut pas adhérer à Hezbollah. Certes, il existe des cercles de sympathisants proches de Hezbollah : les Brigades libanaise de résistance à l’occupation en furent un exemple. Son groupe parlementaire a des députés chrétiens et sunnites.
Mais cela reste limité. Le Hezbollah se retrouve donc symboliquement propulsé, dans l’imaginaire populaire et politique, au rang de première organisation arabe de résistance, sa popularité dépasse de loin les clivages confessionnels et politiques propres au monde arabe, alors même que sa structure et sa composition même restent purement chi’ites.

Le Hezbollah prône officiellement l’abolition du système confessionnel et communautaire libanais, et ce depuis sa première participation aux élections législatives. Déjà, son programme électoral de 1992 posait comme double priorité « la libération du Liban de l’occupation sioniste et l’abolition du confessionnalisme politique ». Réclamant la création d’un « seul district électoral au Liban », le programme électoral de 1992 demandait également « l’abolition, au niveau administratif, du recrutement basé sur un niveau sectaire ou confessionnel ».
C’est ce système qui favorise en partie le clientélisme et la corruption, l’ensemble de la vie politique et sociale libanaise étant fondé sur un mécanisme de répartition des postes à responsabilités et des sièges d’élus sur la base des quotas confessionnels. Hors, encore une fois, le paradoxe est le suivant : le Hezbollah, qui a fait de l’abolition du système communautaire libanais l’un des points angulaires de son programme politique, en reste néanmoins l’un de ses principaux bénéficiaires.
Il n’a pas ainsi engagé de bataille frontale contre le communautarisme politique, n’hésitant pas à reconduire à leur poste où à appeler à voter pour les tenants du sectarisme confessionnel, notamment lors des dernières élections législatives libanaises, au printemps 2005.
C’est là encore l’un des principaux reproches que lui adresse le Parti communiste libanais, qui s’est rapproché de Hezbollah sur de nombreuses autres questions. Pour Khaled Hadadé, Secrétaire général du PCL, la relation avec Hezbollah est ambiguë, car « Hezbollah a deux visages : un visage positif qui est la résistance, et un autre visage qui est celui de son appartenance religieuse et confessionnelle islamique.
Si aujourd’hui Hezbollah est défait, ce sera la résistance de Hezbollah qui sera défaite. La dimension confessionnelle sera intacte, et ce sera un pôle d’attraction pour la reconstruction confessionnelle du Liban. Nous avons pu être inquiets auparavant, mais nous le sommes moins maintenant, car le fait que Hezbollah résiste et se maintienne le fera évoluer vers une plus grande ouverture dans les questions internes libanaises. Nous n’avons pas pu encore élaborer avec Hezbollah une vision commune de la société libanaise. Aux dernières élections, ils se sont alliés au Parti de Walid Jounblatt, au Parti de Hariri et de la majorité actuelle, et aux Forces libanaises. Le seul qui s’est présenté contre eux dans le sud, c’est le Parti communiste. Mais je pense et j’espère que la situation actuelle amènera Hezbollah à évoluer y compris dans sa vision de l’organisation interne de la société libanaise, et dans un sens de réforme des institutions. » (7)

Son orientation socio-économique oscille entre plusieurs tendances. D’une part, il est entré dans le gouvernement Siniora, en 2005, alors que ce dernier se situe dans la continuité néolibérale de la période Hariri, l’ancien Premier ministre libanais assassiné, et qui n’eut de cesse d’accorder le Liban aux sirènes du FMI et de la Banque Mondiale. D’autre part, il a engagé ses forces dans la manifestation pour la défense des services publics, le 10 mai 2006, aux côtés du Courant patriotique libre du Général Michel Aoun et du Parti communiste libanais, et a contribué au succès de la mobilisation, qui a réuni pour la première fois plusieurs centaines de milliers de personnes.
S’appuyant sur une base sociale pauvre, il se situe officiellement dans la ligne de l’État social fort, de type keynésien, et de politique générale de redistribution des richesses nationales. Pour Ali Fayyad, « l’État devrait avoir un rôle dans la protection des classes populaires. La pensée économique islamique n’accepte pas l’économie de marché, sans contrainte. Elle n’est pas non plus favorable à l’économie étatiste, tel qu’on l’a vu dans les pays de l’est. Disons que l’esprit de l’État providence est proche de l’esprit du modèle islamique, c’est l’idée d’un État social fort et d’un marché régulé.
Des trois phases du capitalisme : le libéralisme, l’État providence et le néolibéralisme sauvage, la phase de l’État providence est la plus proche de la nôtre. (...) Nous voulons un État qui a un parti pris pour les pauvres, contre les multinationales, contre les institutions économiques internationales, contre la logique d’accumulation productiviste et capitaliste sans limite » (8). Selon Ali Fayyed, le Hezbollah souhaite ainsi s’inscrire dans une certaine forme d’anti-néolibéralisme. C’est par ailleurs le seul mouvement islamique à participer au Forums sociaux mondiaux, depuis 2003, et à traduire et à faire circuler les textes des FSM au sein de sa direction. Son Centre de recherche a par ailleurs fait traduire en arabe les textes de la théologie de la libération sud-américaine.
Il n’hésite cependant pas à collaborer avec des forces politiques qui lui sont opposées en tout point, que cela soit sur la question de l’occupation, ou sur celle de la réforme politique et sociale de l’État libanais. La sœur de Rafiq Hariri, Bahia, a été élue sur ses listes électorales, alors qu’elle est opposée à Hezbollah, tant politiquement qu’économiquement, et qu’elle est la représentante type de la bourgeoisie libanaise. Une question reste donc posée : le Hezbollah sortira-t-il de la pratique classique des mouvements islamiques, qui ne voient la question sociale que sous l’angle du travail de charité, où parviendra-t-il à avoir une pratique politique orientée vers ceux qu’il prétend défendre, à savoir les classes les plus déshéritées, qui constituent par ailleurs sa base sociale ? Cela impliquerait alors pour le Hezbollah de rompre politiquement avec certains de ses alliés d’hier, et de définir plus distinctement ses alliances politiques.
On oublie par ailleurs trop souvent que, tout au long des années 2004 et 2005, et suite à l’assassinat de l’ancien Premier ministre Rafiq al Hariri, l’affrontement entre les Forces du 14 mars, anti-syriennes et pro-occidentales, et le Hezbollah et ses alliés, recoupait aussi un clivage social, qui perdurera dans l’avenir : « Les partisans de la famille Hariri regroupent aujourd’hui la branche ultra-libérale de la société libanaise, c’est-à-dire le monde des affaires toutes communautés confondues, hostiles par principe à tout État fort et redistributeur.
Du côté des partisans de la présence syrienne, pourtant, c’est bien l’État fort et redistributeur qu’appellent de leurs vœux les partis chi’ites Hezbollah et Amal, le parti laïque du Baath d’obédience syrienne » (9). La ligne de fracture ouverte après la mort de Rafiq al-Hariri ne tourne donc pas seulement autour de la question nationale, des armes de la résistance et du rôle de la Syrie. Elle est bien plus large, et recoupe la question sociale.

L’une des dernières contradictions reste bien sûr celle des appuis extérieurs de Hezbollah : lié tactiquement à la Syrie, qui voit dans le Hezbollah un moyen sûr de continuer à faire pression sur Israël et les chancelleries occidentales, notamment concernant la question du Golan occupé, l’organisation nationaliste chi’ite reste par ailleurs liée politiquement et idéologiquement à l’Iran. Mais là aussi, les choses se révèlent plus compliquées : le Hezbollah entretient des rapports avec toutes les composantes du régime iranien, des réformistes de Khatami aux conservateurs les plus durs. Surtout, les quartiers et villages Hezbollah ne peuvent en rien être comparés à l’Iran : il n’y a plus d’imposition par Hezbollah d’un modèle islamique dans les quartiers, et on voit dans la banlieue sud de Beyrouth femmes voilées et femmes non-voilées se côtoyer en toute tranquillité.
Tout comme il est courant dans les zones tenues par Hezbollah de faire valoir sa différence : le Parti communiste libanais, comme Amal, ont une existence politique reconnue dans le sud-Liban. Le « Hezbollahland » n’est en aucun cas une parcelle de territoire iranien au Liban. Ses institutions sociales et caritatives sont ouvertes à l’ensemble des communautés libanaises. Le Hezbollah n’est plus un parti de répression sociale et anti-démocratique, et cela en raison de son pragmatisme qui veut qu’il construise le consensus national autour de lui pour protéger les armes de la résistance. Sa collaboration politique et militaire au sud avec le Parti communiste libanais, dans le cadre du Front de la résistance, en juillet et août 2006, en témoigne également.

Reconnaissant officiellement la Marja’ya (10) du conservateur iranien Khameney, il n’en reste pas moins que les militants du Parti de Dieu restent proches des positions plus ouvertes de l’Imam Fadlallah, qui reste opposé à nombre de thèses iraniennes, notamment celle du wilayat al-faquih, la théorie du Juriste-guide imposé arbitrairement par Khomeyni, et qui veut assurer à la direction iranienne le leadership politique sur l’ensemble du monde chi’ite. Il y a donc un écart grandissant entre la pratique de Hezbollah, son profil interne, et son affiliation externe, iranienne. « Le Hezbollah suit officiellement Khamenei en qui il voit le marja’ du parti, et il entretient des relations chaleureuses avec l’Iran depuis les années 1980, époque où ce pays a contribué à armer et à entraîner la milice qui allait devenir le Hezbollah. Il se consulte régulièrement avec les dirigeants iraniens (...).

L’Iran a par ailleurs continué à aider militairement la Résistance islamique, fournissant notamment des roquettes de son arsenal. Ces relations, toutefois, ne signifient nullement que l’Iran dicte en quoi que ce soit la politique du Hezbollah ni ses prises de position, ni qu’il soit en mesure de contrôler les actions de ce parti. Par ailleurs, les efforts iraniens visant à infuser dans les milieux chi’ites libanais une identité pan-chi’ite irano-centrée se sont heurtés à leur identité arabe et n’ont fait que renforcer le nationalisme libanais du Hezbollah lui-même. » (11) Les liens avec l’Iran semblent être aujourd’hui plus pratiques et stratégiques qu’idéologiques. Encore religieux, mais plus sûrement politiques.

Recompositions politiques

La guerre de 33 jours confirme la centralité politique du Hezbollah au Moyen-Orient. Ouverte en 2000, suite au retrait des troupes israéliennes, elle prend désormais une acuité particulière, car elle traduit les différents modes de recompositions politiques au Moyen-Orient :

Le courant islamiste se retrouve aujourd’hui obligé de revêtir les habits complexes du nationalisme, ce qui le met face à de réelles contradictions : en endossant des pans entiers des objectifs historiques des mouvements de libération nationale, il est désormais contraint de réajuster son programme, ses objectifs, et son corpus programmatique même. La nationalisation du mouvement islamique, ou la formation de mouvements nationaux d’inspiration religieuse, a été concrétiséé tant par la victoire de Hamas aux élections législatives de janvier 2006 que par la victoire symbolique et politique de Hezbollah en juillet et août 2006.

La comparaison avec le mouvement islamique des années 1980 est donc difficilement tenable : depuis les années 1990, on assiste tant à une islamisation du discours nationaliste qu’à une nationalisation et une arabisation du discours islamiste ; de plus, les cadres de collaboration entre la gauche, les nationalistes et les islamistes se sont multipliés, du fait de la non-résolution par ces trois courants de la question nationale dans le monde arabe. Il y a aujourd’hui une transversalité accrue entre ces trois courants, qui n’existait pas par le passé. Les discours de Nasrallah, pendant le conflit, faisaient plus de place aux questions libanaises et arabes, qu’à celles d’une hypothétique Oumma musulmane.

Il y a désormais une circulation dynamique, des passages systématiques, entre une nouvelle forme de pan- arabisme anti-colonial, un nationalisme territorial (palestinien, libanais), et un islam politique mobilisé comme une arme culturelle dans le cadre de la lutte contre l’occupation. Le Hezbollah situe lui-même son discours à l’intersection de plusieurs identités : confessionnelle - chi’ite, nationale-libanaise, transnationale-arabe, religieuse-islamique. Nassérien de gauche et rédacteur en chef d’un des principaux quotidiens libanais, al-Akhbar, Joseph Samaha estime que « si on voit maintenant la situation, si on fait l’état des lieux dans le monde arabe, les arabes aujourd’hui ont une grande demande d’un courant national, ou patriotique.

Et après la défaite du courant nationaliste arabe, on a cru à un certain moment que la gauche pouvait remplir ce vide. Et elle ne l’a pas fait. Ce sont graduellement les islamistes qui ont rempli ce vide, avec toutes les transformations qu’ils ont connues, dans les années 1990, avec la fin de l’Union soviétique, avec la fin de la guerre d’Afghanistan, avec le changement de la politique américaine, et avec les cadres qui venaient du mouvement de gauche et du mouvement nationaliste arabe. (...) Comme je connais pas mal le Hezbollah, ses cadres, chaque fois qu’on discute avec eux, on a l’impression que ce sont des nationalistes, et plus : que la matière première, que la matière première aurait pu être, que la matière première pourrait être, celle d’un grand mouvement de gauche. » (12)

C’est donc plus un nationalisme en recomposition que la simple montée de l’islamisme que le Hezbollah exprime : la nouvelle transversalité entre l’islam et le nationalisme d’une part, le changement générationnel symbolisé par la mort de Yasser Arafat et la montée en puissance de cadres n’excédant pas les cinquante ans (le Premier ministre Ismaël Hanniye en Palestine, Hassan Nasrallah au Liban), le fait également que le leadership symbolique du nationalisme arabe passe du sunnisme au chi’isme, tout cela exprime un changement de période dont toutes les conséquences ne peuvent encore être tirées.

Le changement qualitatif des mouvements islamistes symbolisé par Hezbollah invite ainsi à ne pas tirer d’analogies excessives avec le cadre des années 1970 et 1980, notamment avec l’Iran de Khomeyni : alors que la révolution iranienne s’est développée dans un pays à majorité musulmane, dans une période de poussée forte du fondamentalisme islamique, la période ouverte par les années 1990 et 2000 marque la montée de l’islamisme dans des espaces où il est obligé de composer avec un tissu social, politique et confessionnel qui le pousse à accepter un certain consensus démocratique, et à composer avec d’autres forces : « au Liban et en Irak, les chi’ites sont une courte majorité avec un complexe important de minorités, et en Palestine le Hamas n’est que l’une des quatre plus importantes factions. Hezbollah doit partager le pouvoir et composer avec les sunnites, les chrétiens et les druzes, et, dans la même logique, en Irak, les chi’ites doivent partager le pouvoir et composer avec les sunnites et les chrétiens ; en Palestine, le Hamas doit partager le pouvoir et composer avec le Fatah, le Djihad islamique, le FPLP et le FDLP. Dans ce cadre, les islamistes au Liban, en Palestine et en Irak sont exactement les opposés des islamistes en Iran (...). La formidable diversité démographique du Liban, de l’Irak et de la Palestine travaille beaucoup au développement d’une société pluraliste et d’une culture politique cosmopolite. » (13).

C’est ainsi qu’Hezbollah doit lui-même être compris dans un cadre à la fois libanais et arabe : car ce sont la réalité sociale et multi- confessionnelle du Liban et l’arabité profonde de sa popularité qui lui imposent ses aggiornamentos pratiques et théoriques, de même que c’est le tissu social, démocratique et séculariste historique de la société palestinienne qui force le Hamas à s’intégrer au nationalisme politique de manière consensuelle.

Il s’agirait donc de ne peindre le Hezbollah ni en rouge, ni en brun (14), mais bien de saisir l’ensemble de ses contradictions et potentialités, en tant que mouvement nationaliste d’inspiration religieuse. Car, comme l’écrit Gilbert Achcar, « la croissance du courant intégriste, dans beaucoup sinon la plupart des cas, n’est pas d’abord l’expression d’un basculement à droite de la société, comme le fut la montée du fascisme en Europe (....) mais peut être d’abord l’expression d’une radicalisation de la lutte nationale et démocratique, dévoyée et déformée (...). » (15).

Les mouvements islamistes sont souvent compris comme ayant une base de masse composée tant des classes moyennes et petites bourgeoises radicalisées que des classes les plus populaires et les plus opprimées. Avec une base sociale constituée des classes rurales pauvres du sud et de l’est et des couches sociales précarisées et urbanisées du sud de Beyrouth, il serait ainsi bien difficile de soutenir décemment qu’Hezbollah représente les intérêts des élites libanaises. D’autant plus qu’en dépit de sa fortune colossale, le mouvement chi’ite s’est plutôt distingué par le mode de vie simple et probe de ses dirigeants, et par leur renonciation aux privilèges matériels, fait qui participe largement à leur crédit politique et qui se distingue de la corruption endémique des grandes familles politiques libanaises.

C’est pourquoi la principale critique de gauche qui peut être adressée à Hezbollah dans la période actuelle, c’est bien de ne pas mettre en adéquation la question nationale et la question sociale, alors que justement il dit être le représentant des déshérités du Liban. Par deux fois, en 2000 et en 2005, il a finalement tendu la main aux élites libanaises chrétiennes et sunnites, alors que ces dernières n’ont eu de cesse, à terme, de lui tirer dans le dos et de renouveler leur alliance avec l’occident, de demander son désarmement et de capituler totalement sur les revendications nationales libanaises. Le PCL et la gauche nationale pensent ainsi que Hezbollah a dissipé en partie les fruits de la victoire consécutive au retrait israélien, de 2000 à 2005.

Ils souhaitent le voir engager le combat une bonne fois pour toute contre le système confessionnel libanais qui est partie intégrante du mode de domination néo-colonial du Liban. Toute la question étant de savoir si un mouvement tel que le Hezbollah, en vertu de ses profondes évolutions, en est capable. Car lui-même est divisé, entre une tendance conservatrice plus ou moins issue des anciens cadres du parti Da’wa, encore attachés à une vision conservatrice et réactionnaire des rapports sociaux, et une tendance plus jeune, plus ouverte, s’étant plus formée dans le cadre de la lutte contre l’occupation et de la question nationale que dans celui de la matrice intégriste historique.

Le discours de Hassan Nasrallah du 22 septembre 2006 semble effectivement dessiner une critique féroce du gouvernement libanais, appelant à un nouveau gouvernement et à une corrélation entre un État juste et protecteur et une résistance forte. La question de l’évolution de Hezbollah est posée par Nasrallah lui-même : « J’imagine qu’il sera possible, sur la base de l’expérience de cette dernière guerre, de repenser beaucoup des idées et du programme de Hezbollah. (...) Cette donnée nouvelle laissera assurément une marque très profonde sur la mentalité de Hezbollah, sur sa compréhension des choses, sur son fonctionnement, sur son action et sur ses relations. » (16)

De plus, depuis la fin de la guerre, le Hezbollah et les forces ayant soutenu la Résistance, de Michel Aoun au PCL, tentent de trouver une traduction et un débouché politique interne à la dynamique de résistance nationale, en discutant ensemble d’un programme minimal de transition vers un État combinant résistance et développement social. Ce qui suppose nécessairement, pour le PCL, l’abolition du système confessionnel et des quotas. Nul ne sait encore si ces discussions aboutiront, mais force est de constater la capacité du Hezbollah à se laisser interroger par ces questions.

La guerre du Liban fut aussi un révélateur profond de l’alignement politique et idéologique des élites bourgeoises ou aristocratiques sur les projets américains. L’invitation de Tony Blair par le gouvernement libanais de Fouad Siniora à peine un mois après la fin du conflit a par ailleurs profondément échaudé Hezbollah. Les ruptures qu’il sera ou non capable d’accomplir, la reconnaissance de ses véritables adversaires et de ses réels alliés vont être des tests décisifs dans les mois et les années qui viennent.

Ils détermineront également l’avenir de l’islamo-nationalisme et des nouvelles formes de nationalisme arabe, qui se voient désormais obligés de définir leur contenu politique, économique et social : « le but d’une politique de gauche est certainement la neutralisation des dynamiques réactionnaires qui se réclament de l’islam ; mais elle n’est pas que pure dénonciation, confrontation, guerre front contre front. (...) Elle est aussi interaction positive, échange de flux dans la controverse, la réflexion, la pratique. (...) Ainsi, peut- être sera mis à jour une dynamique transversale de résistance à la modernité actuelle, une dynamique qui la transgresse et l’outrepasse. Et de laquelle seront parties prenantes des courants populaires se réclamant d’un Islam en rupture avec ses interprétations réactionnaires.

Autant il est hypocrite d’appeler l’islam à vivre avec son temps, autant il est impérieux d’appeler un islam politique ouvert sur l’avenir à dépasser son temps. Mais la leçon vaut aussi pour la gauche. » (17). Toujours est-il qu’il faudra du temps pour saisir ce qui a changé : un rapport de force symbolique peut être rééquilibré, un nationalisme pan-arabe en pleine mutation, un monde arabe qui reprend peut-être confiance en lui-même, des mouvements politiques, qui, quels qu’ils soient, de la gauche aux islamistes, sont soumis désormais à de nouvelles questions, à de nouvelles orientations, à de nouvelles stratégies. Et les règles du jeu ont peut être changé : la peur est vaincue.

NOTES

1. Maxime Rodinson, L’islam, doctrine de progrès ou de réaction ?, in Marxisme et monde musulman, Éditions du Seuil, 1972, p. 129.

2. Rachad abu Shawar, Tous les éléments de la victoire, quotidien pan-arabe al-Quds al-arabi, 9 août 2006.

3. Georges Corm, Entretien, Propos recueillis par Youssef Aït Akdim, Tel Quel online, 24 septembre 2006.

4. Walid Charara et Frédéric Domont, Le Hezbollah, un mouvement islamo-nationaliste, Éditions Fayard, 2004, p 93.

5. Il faut ajouter à cela l’arsenal de roquettes, données encore à 20 000 selon son Secrétaire général, ainsi que l’ensemble des missiles à longue et moyenne portée, fournis par l’Iran, et qui ne font d’habitude pas partie de l’arsenal « classique » des mouvements de guérillas.

6. Ali Fayyed, Entretien avec l’auteur, Centre consultatif pour l’étude et la recherche, Haret Hareik, Beyrouth, 10 février 2006.

7. Khaled Hadadé, Entretien avec l’auteur et la Délégation internationale de solidarité avec le Liban, Beyrouth, 2 août 2006.

8. Ali Fayyed, entretien avec l’auteur.

9. Charles Abdallah, Un printemps, oui, mais pour qui ?, in Où va le Liban ?, Revue Confluences Méditerranée, numéro 56, hiver 2005- 2006, L’Harmattan, p 32.

10. La marja’ya est la direction religieuse chi’ite. Il y a plusieurs marja’ya chez les chi’ites, la plus connue étant celle de l’Ayatollah Sistani en Irak. Le Hezbollah suit officiellement celle de l’Iran et de l’Ayatollah Khameney, bien que ses militants restent proches de l’Imam libanais Fadlallah, l’un des inspirateurs théoriques de Hezbollah.

11. Lara Deeb, Une introduction au Hezbollah, http://bellaciao.org/fr/article.php3 ?id_article=31950, 4 août 2006.

12. Joseph Samaha, Entretien avec l’auteur, siège d’as-Safir, Hamra, 17 février 2006. Jospeh Samaha est une importante personnalité intellectuelle de la gauche nationaliste libanaise et il a dirigé pendant plusieurs années le quotidien de gauche as-Safir. Après un violent conflit politique au sein du Safir, tout au long de l’année 2005, il a été amené à reprendre l’ancien quotidien du PCL, al-Akhbar, pour en faire la nouvelle tribune des idées de gauche au Liban, mais aussi de tous les courants attachés à la résistance. Le premier numéro de al-Akhbar est paru en plein conflit.

13. Hamid Dabashi, Lessons from Lebanon : rethinking national liberation movement, Al-Ahram Weekly, 7-13 septembre 2006.

14. Selon l’expression consacrée de Gilbert Achcar, « ni fascisme, ni progressisme ». A condition de considérer aussi, en parallèle, que l’histoire reste ouverte sur des possibles aussi négatifs que positifs, selon la conjoncture présente, et de ne pas essentialiser les mouvements islamiques ou nationalistes dans un moyen terme éternel.

15. Gilbert Achcar, L’orient incandescent. Le Moyen-Orient au miroir marxiste, Éditions Page deux, 2003, p. 250.

16. Hassan Nasrallah, entretien avec Talal Salman, quotidien as- Safir, Beyrouth, 27 septembre 2006.

17. Sadri Khiari et Mohamed Cherif-Ferjani, Trajectoires et paradoxes de l’islam politique. Contre l’orientalisme et l’orientalisme inversé. In Contretemps n° 12, février 2005, Éditions Textuel, Paris.

Nicolas Qualander, doctorant en études politiques sur le Moyen-Orient, avait fait partie, en tant que représentant de la Ligue communiste révolutionnaire (LCR, section française de la IVe Internationale), de la délégation internationale de solidarité envoyée au Liban fin juillet 2006.

Paru originellement dans Inprecor, novembre 2006