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CRISE AU MOYEN-ORIENT

Gaza et Beyrouth : une barbarie asymétrique

Entrevue avec Gilbert Achcar

Samedi 5 août 2006

D’après les médias nord-américains, c’est la violence du Hezbollah –au cœur d’un plan de déstabilisation islamique de la région – qui a provoqué la riposte israélienne. Etes-vous d’accord ?

L’opération militaire du Hezbollah, comme l’a déclaré Nasrallah lui-même, avait été préparée depuis longtemps et concertée avec leurs alliés, mais l’offensive militaire israélienne, comme l’a révélé la presse en hébreu, a, elle aussi, été planifiée longtemps à l’avance. Elle visait à détruire les infrastructures du Liban, c’est-à-dire les moyens de subsistance de la population, et à faire appliquer par la force la résolution 1559 qui avait été adoptée par le Conseil de sécurité de l’ONU en 2004 : retrait des troupes syriennes du Liban, désarmement des groupes armés du pays, c’est-à-dire du Hezbollah et des Palestiniens des camps de réfugiés. Quand Israël déclare exiger l’application intégrale de la résolution 1559, il fait preuve d’un culot inouï : on attend encore, depuis presque quarante ans, qu’Israël applique la résolution 242 qui exige son retrait à l’intérieur des frontières préalables à la guerre de juin 1967. Les Etats-Unis et Israël sont obsédés par la question de l’ennemi principal. Autrefois, c’était l’Union Soviétique, aujourd’hui – au Moyen-Orient – c’est l’Iran et l’alliance qui le soutient sur de fortes bases régionales : des chiites en Irak, au régime syrien (ennemi secondaire, ainsi que mal mineur pour Israël, qui autrement aurait le chaos à sa frontière avec la Syrie), au Hezbollah (lié idéologiquement à l’Iran) et au Hamas (une organisation sunnite), qui permet à l’Iran de rallier contre les Usa et Israël tout un front islamique, et pas seulement une alliance chiite. Pour monter l’opinion publique contre le Hamas et le Hezbollah, les régimes les plus asservis aux Américains, comme les régimes saoudien, jordanien et égyptien, essaient en fait de jouer la carte du confessionnalisme. Jouant sur l’antagonisme chiite-sunnite, ils prétendent que l’Iran cherche à entraîner les Arabes dans une guerre qui ne les regarde pas. Aujourd’hui, cependant, les héros d’une opinion publique dégoûtée par la veulerie des Etats arabes sont le Hamas et le Hezbollah. Nasrallah, le leader du Hezbollah, est certainement plus populaire que Ben Laden, qui avait trouvé un crédit chez ceux qui sont animés par une hostilité très radicale contre l’Occident, mais avait rebuté la majorité de l’opinion publique par ses actions terroristes, au sens véritable du terme. Or ce label, terroriste, transformé en catégorie quasi-métaphysique, on essaie de l’appliquer à presque toutes les formes d’opposition armée, de la résistance à l’occupant jusqu’à Ben Laden, toutes les formes d’opposition radicale à l’Occident.


Vous utilisez, par contre, le concept de barbaries asymétriques. Qu’est-ce que ça veut dire ?

Le terrorisme des puissants et celui des victimes – à mon sens – sont tous les deux barbares, mais de façon asymétrique. Ils sont différents dans leurs causes, leurs responsabilités et leurs conséquences et, de ce fait, ne peuvent pas être placés sur le même plan. Les attentats-suicides du Hamas, qui sont actuellement suspendus, sont peu de choses en regard de la violence de l’oppression israélienne : dans le dernier conflit, le nombre de morts palestiniens ou libanais est plus de 10 fois supérieur à celui des morts israéliens. Et au Liban, il ne s’agit encore que des cadavres recensés, alors qu’on se demande combien il y en a encore sous les décombres des immeubles détruits. Plus de 90 % des victimes de l’agression israélienne ne sont pas des combattants, mais des civils. La capture d’un soldat israélien par des Palestiniens a conduit à l’assaut contre Gaza, alors qu’Israël détient près de 10 mille prisonniers palestiniens, dont la plupart sont des civils enlevés dans le territoire qu’Israël occupe illégalement depuis 1967, en violation des lois internationales. Il ne faut pas se laisser berner par l’hypocrisie du discours dominant en Occident.

A quelle aune doit-on alors évaluer les actions accomplies par le Hamas contre les civils ?

Dans certaines parties du monde, on ne saurait rester neutre ; la priorité, c’est de se battre contre l’occupation et la guerre. Et il existe une différence de méthode entre des organisations comme celle de Ben Laden et d’autres comme le Hamas et le Hezbollah : alors que la première croit qu’un réseau armé, en se substituant aux luttes de masse, peut obliger l’impérialisme à se retirer par un recours au terrorisme, les secondes sont des organisations de masse qui ont recours à certaines actions armées seulement de manière secondaire. Elles ont des structures semblables à celles de partis de masse et offrent une organisation sociale qui se substitue à celle du gouvernement. Leurs visions du monde, religieuses et intégristes sont, cependant, assez semblables. Et donc, de là à teindre en rouge les modèles réactionnaires qu’elles représentent et les considérer comme des alliées des forces qui se battent pour l’alternative, il s’en faut de beaucoup. De l’Irak à la Palestine, c’est la même tragédie : l’absence totale de forces progressistes crédibles, et l’hégémonie sur les luttes populaires de la part de courants intégristes qui, en Irak par exemple, mènent une bataille, certes, légitime contre l’occupant, mais aussi une guerre qui est tout sauf légitime contre les chiites et contre ce qu’ils appellent « l’occupation iranienne » – un concept réactionnaire et confessionnel. Par contre, les centaines de milliers de personnes, qui sont descendues plusieurs fois dans les rues en Irak contre l’occupation du pays, ont montré qu’on peut construire un mouvement d’opposition de masse plus efficace encore que l’action armée clandestine qui, par définition, induit une certaine passivité dans la population.


Selon l’historien Samir Kassir, assassiné en 2005, « le malheur arabe » réside dans l’achèvement manqué de la modernité. Comment évaluez-vous ce qu’on appelle le « Printemps libanais », le mouvement qui a conduit des centaines de milliers de personnes dans la rue à Beyrouth, au nom du pluralisme culturel et politique ?

Il s’est agi d’un phénomène contradictoire, qui a vu converger la rébellion contre l’intolérable comportement de l’armée syrienne et l’attitude anti-syrienne de fractions politiques et confessionnelles qui ont fini par s’accommoder avec la politique impérialiste. Par opposition à la Syrie – en oubliant que le Liban est un morceau d’Orient – une fraction de la gauche a fréquenté des personnages ultra-réactionnaires, elle a perdu ses repères et étouffé les espoirs suscités par le mouvement de masse dans un premier temps. Au Liban, comme dans le reste de la région, les idées laïques et de gauche ont été renversées par le double échec du nationalisme, d’une part, et de l’Union Soviétique de l’autre, par l’écroulement de la crédibilité des idéaux du communisme et du marxisme. Aujourd’hui, contrairement à ce qu’ont pu prétendre des analystes comme Gilles Kepel, l’intégrisme islamique reste l’expression dominante de la contestation sociale et politique dans presque l’ensemble du monde musulman. Il est tellement fort que l’espace pour le développement d’un autre type d’alternative est vraiment exigu. C’est une partie du monde où il n’y a pas de mouvement ouvrier organisé, le mouvement ouvrier ayant été détruit par des gouvernements despotiques de droite ou opprimé par des dictatures nationalistes qui en ont empêché le développement autonome. En outre, dans la bataille contre le nationalisme progressiste et contre l’Union soviétique, l’impérialisme a utilisé l’intégrisme musulman. Pour que les choses changent, il faudra que ces courants – comme cela est arrivé pour le nationalisme arabe à la fin des années soixante et au début des années soixante-dix – démontrent leur propre incapacité à faire face aux problèmes sur le terrain. Mais une autre condition est qu’émerge un nouveau projet de gauche, crédible aux yeux des populations.

L’intégrisme musulman, qui se présente dans ses diverses facettes comme une alternative radicale pour les masses arabes opprimées, est défini par certains comme islamo-fasciste. Etes-vous d’accord avec cette définition ?

Mon ouvrage Le Choc des barbaries contient à ce sujet un chapitre intitulé « ni fascisme, ni progressisme ». Certaines franges de l’intégrisme présentent des traits communs avec le fascisme, né en Europe entre les deux guerres mondiales : la base sociale, en partie constituée par la petite bourgeoisie, et surtout le caractère rétrograde, au sens précis du terme, c’est-à-dire la volonté – comme disait Marx – de faire tourner la roue de l’histoire en sens inverse. Mais au-delà de cela, il y a des différences importantes. Dans la première moitié du 20ème siècle, le fascisme a été un instrument utilisé par le grand capital contre le mouvement ouvrier, alors que dans la plus grande partie des pays où se développe l’intégrisme islamique, il n’y a malheureusement aucun mouvement ouvrier en lutte. L’intégrisme islamique est l’expression dévoyée du ressentiment des populations et des masses contre la domination impérialiste étrangère, contre le despotisme politique local et aussi contre leur condition économique. En considérant toutefois le Hamas et le Hezbollah comme des organisations fascistes, certains en arrivent à justifier le comportement des Etats-Unis et d’Israël – lesquels devraient pourtant expliquer comment il se fait qu’ils n’ont pas réagi de la même manière face à Pinochet au Chili, ou pourquoi ils ne réagissent pas ainsi, aujourd’hui, à l’égard de l’Arabie Saoudite au régime bien plus réactionnaire que celui qu’ils voudraient renverser en Iran. Or il s’agit d’un phénomène de nature différente : le ressentiment d’une population qui vit une situation d’oppression insupportable. Il faudrait, bien au contraire, supprimer les causes de ce ressentiment, au lieu de bombarder et de prendre en otages les populations libanaise ou palestinienne, comme sont en train de le faire Israël et les Etats-Unis.

Pensez-vous que l’envoi de forces de l’Onu résoudra la crise libanaise ?

La paix doit être négociée avec tous les acteurs du conflit, y compris le Hezbollah, qui demande à Israël la libération de prisonniers politiques et la restitution de la dernière portion de territoire libanais occupé. Pour la communauté chiite libanaise aujourd’hui, le Hezbollah est l’équivalent de ce qu’a été l’Olp pour les palestiniens. De nombreux observateurs ont souligné que, contrairement à 1967, lorsque Israël réussit à battre trois armées arabes en 6 jours, les choses se passent aujourd’hui de manière fort différente. La résistance au Liban est soutenue par la population chiite, qu’Israël devrait exterminer pour l’emporter. C’est pour cette même raison que les forces de la majorité, au sein de la grande coalition qui constitue le gouvernement libanais, ont toujours exclu l’usage de la force. L’intervention de l’ONU ne servirait qu’au cas où elle garantirait les intérêts de tous, et non comme feuille de vigne de l’Otan.

Edition du vendredi 28 Juillet 2006 de il manifesto

Traduit de l’italien par Marie-Ange Patrizio


Voir en ligne : http://www.ilmanifesto.it/Quotidian...