Qomendan Hemmet s’est assis les jambes croisées sous une fenêtre de la pièce recouverte de torchis. Son épaule couverte par une vieille veste militaire s’appuie contre le mur et une antenne de radio sort de sa poche. À côté de lui se repose son second, enveloppé dans une grande couverture, silencieux et somnolent. Tout autour de la salle sont assis ses hommes, leurs visages marqués par des années de combat et de dénuement, habillées « shalwar kameez » [robes traditionnelles, portées par les hommes et les femmes - N.d.T], le noir des yeux accentué par le kohl. Les radios ont grésillé, les téléphones ont sonné sans arrêt puis d’autres combattants sont arrivés, ont bu du thé puis sont repartis avec des instructions.
« Salar est le nouveau Fallouja, » déclare Qomendan Hemmet de façon emphatique. « Les Américains et l’armée afghane contrôlent la route et cinq mètres de chaque côté. Le reste est notre territoire. »
La district de Salar dans la province de Wardak est à 80 kilomètres au sud de Kaboul. La route entre Kandahar et Kaboul qui traverse cette zone est une importante voie d’approvisionnement pour les Etats-Unis et les troupes de l’OTAN. La route rappelle celle de Bagdad à Falluja : jalonnée de trous d’IED [dispositifs explosifs improvisés), de carcasses de containers et de camions incendiés de l’OTAN.
La fréquence des attaques des Talibans est plus élevée cette année qu’à tout autre moment depuis 2001. Quatre soldats britanniques ont été tués la semaine dernière, trois d’entre eux lorsqu’un garçon de 13 ans s’est fait exploser dans la province d’Helmand. Le secteur contrôlé par le gouvernement afghan se réduit aujourd’hui aux îlots fortifiés que sont les villes.
Le jour qui précède j’étais en compagnie d’une douzaine d’Afghans, observant Qomendan et ses hommes en action. Un homme équarquillant ses yeux pour mieux voir avait déclaré d’une voix autorisée : « janghi » [guerre] et le ciel lui avait fait écho avec des bruits sourds et des explosions. Deux ou trois camions pick-up emplis de lance-roquettes et de miliciens afghans chargés de veiller à la sécurité des convois d’approvisionnement se sont enfuis du champ de bataille laissant derrière eux un nuage de poussière. Plus bas sur la route trois blindés américains remplissaient l’air du bruit de leurs mitrailleuses lourdes.
C’était la fin d’une bataille qui avait duré au moins une heure et comme le soleil descendait très bas dans l’horizon, les tirs se sont faits plus intermittents. Un F-16 de couleur gris sombre et volant à basse altitude a tiré plus loin, laissant deux colonnes de fumée à l’horizon. Les Américains se sont déplacés vers un village du côté de la route, des Afghans ont sauté dans leurs autobus et taxis, et le trafic a repris sur un tapis de douilles de balles.
La route menant au quartier de Hemmet est une simple voie pleine de détritus passant entre de hauts murs de torchis et des vergers. Un jeune Taliban nouvellement recruté nous a menés au centre de commandement, sa Kalachnikov cachée sous une couverture. Dans le lointain les fortifications d’un poste de l’armée et de la police afghanes étaient visibles.
« Hier je n’avais que 18 combattants, » explique Qomendan, son regard fixant sans ciller sur un point quelque part au milieu de la salle mal éclarée. « Vous avez vu combien de mercennaires et d’Américains étaient là. Avec la bénédiction d’Allah, le combat a changé de nature. Quand j’ai débuté dans ce secteur, il y a trois ans, je n’avais que six combattants, un RPG (lance-grenades) et deux mitrailleuses comme celles-ci. » Il pointait du doigt les mitrailleuses BKC appuyées à la porte. « Maintenant j’ai plus de 500 combattants, 30 mitrailleuses et des centaines de RPG.
« Les Américains ont installé des centaines de policiers afghans qui patrouillent à toute heure dans les rues qu’ils ne contrôlent cependant pas. La semaine dernière ils sont venus en hélicoptères pour fouiller la zone car ils ne peuvent pas amener leurs véhicules ici. Ils ne viennent jamais avec des tanks, le secteur entier est miné. »
Portant d’une longue moustache épaisse et d’une barbe bien coupée et soignée, Qomendan Hemmet est un Taliban vétéran. Il a commencé à combattre alors qu’il avait 17 ans dans less plaines de Shomali au nord de Kaboul contre les forces de l’Alliance du Nord au milieu des années 90. Il est entré en clandestinité après que la capitale soit tombée puis s’est retrouvé à commander la zone de Salar après la mort du commandant précédent il y a trois ans. « Quand nous combattions l’Alliance du Nord, c’était un combat face à face. Cette guerre-ci est plus difficile, l’ennemi contrôle le ciel et il a énormément d’armes. Parfois j’ai peur, chaque être humain ressent la peur. Mais notre souhait est de combattre les kafirs [incroyants]. C’est quelque chose qui nous remplit de joie. »
Les lieutenants de Hemmet s’asseyent autour de la salle. L’un d’entre eux parle parfaitement l’arabe avec un fort accent saoudien qu’il a acquis « en combattant aux côtés des frères arabes ». Sa Kalachnikov, décorée d’anneaux verts et rouges, est posée sur le plancher entre nous. « Mon frère, » dit-il, « la police et l’armée sont comme des aveugles ; ils ne voient rien. »
Hemmet et d’autres commandants Talibans que j’ai rencontrés m’ont décrit le réseau sophistiqué des Talibans et de l’organisation militaire et civile. Chaque province a son propre gouverneur Taliban, son chef militaire et conseil de shura [consultation]. Au-dessous d’ eux sont placés les commandants de district comme Hemmet, lesquels divise ensuite à leur tour leur force en plus petites unités. Beaucoup affirment que l’organisation civile dans les districts contrôlés par les Talibans représentent un système de justice plus efficace que celui du gouvernement [de Karzaï], lequel est corrompu et inefficace. En réalité, tous les conseils ont recours au Mollah Omar pour qu’il les assiste. En réalité chaque province ou district a sa propre dynamique.
Mollah Muhamadi
Mollah Muhamadi, un des hommes de Hemmet, est arrivé plus tard portant une longue veste en cuir et un turban plus ample que tous les autres. « Ce n’est pas simplement une guerre de guérilla, et ce n’est pas une guerre organisée avec des fronts, » dit-il. « Elle est les deux à la fois. » Il a poursuivi en expliquant l’importance que les Talibans attachent à la création d’une administration forte dans les secteurs qu’ils contrôlent : « Quand nous commandons une province nous fournir des services aux gens. Nous voulons prouver par là que nous pouvons diriger, que nous avons appris de nos erreurs et que nous sommes prêts pour le jour où nous prendrons Kaboul. »
D’après Muhamadi, son groupe a pour objectif de réaliser une moyenne de trois attaques par semaine, mais ils n’ont pas toujours assez de munitions. « Nous obtenons l’information que les Américains ou les gens du gouvernement se déplacent ici et alors nous les frappons. Chaque secteur a une stratégie différente, ici c’est d’attaquer la route principale, mais partout dans cette province la campagne est sous notre contrôle. »
Puis il ouvre son sac noir poussiéreux et en retire un ordinateur portable. Les autres combattants se groupent autour de l’écran pour visionner un court-métrage d’une des attaques filmées par Muhamadi. On y voit quelques combattants, leurs visages masqués. Le mollah montre l’un d’entre eux et dit qu’il s’agissait de Qomendan. Ils se tenaient à l’abri du feuillage sur le côté de la route. Et au moment où un pick-up vert de la police passait, ils ont ouvert le feu.
Toujours sur l’ordinateur ils ont montré des photos d’un soldat américain. Sur l’une d’entre elles il était assis dans un bureau en préfabriqué, devant un écran d’ordinateur, deux autres soldats derrière lui souriant dans la direction des l’appareil-photo. Sur une des autres il était à l’extérieur avec un interprète afghan. « Nous l’avons tué et avons pris son ordinateur, » me dit le mollah. « Il avait servi en Irak. »
Les nouveaux Talibans
La ville de Ghazni se situe à 145 kilomètres au sud de Kaboul sur la même route. Son seul rattachement au monde moderne sont quelques poteaux d’électricité, les pick-up de la police, et l’épave d’un vieux tank russe perché près des ruines de la citadelle datant du 13ème siècle. Dans un hôtel donnant sur la place du marché j’ai rencontré un jeune Taliban combattant. Âgé D’une vingtaine d’années et avec trois ans d’expérience au combat, il fait partie de la nouvelle génération de Talibans qui ont rejoint le mouvement quelques années après que celui-ci ait été renversé par les Américains, et qui sont le symbole de sa réapparition.
Qari Amanullah étire ses jambes sur un des lits dans la pièce misérable et s’appuie sur son coude. L’odeur de la viande grillée et le bruit de la musique s’insinuent par la fenêtre. Amanullah m’explique qu’il vient d’une famille qui exploite une petite ferme. Quand les Taliban étaient encore au pouvoir il avait rejoint une « madrasa » locale où il a passé 12 ans à étudier le Qur’an et la religion. Après qu’il ait mémorisé le Qur’an et acquis le le titre de « qari » (lecteur), il a abandonné ses études et a rejoint le combat.
« Je me suis joint au combat parce que je participe à la résistance à l’occupation des ‘kafirs’, » dit-il. « Il y a de vieux Talibans, mais la plupart des combattants dans mon unité sont nouveaux. Nous sommes venus après la chute des Talibans, mais les dirigeants sont toujours les mêmes. »
Amanullah explique comment son village a partagé le poids du combat contre les Américains et le gouvernement considéré comme leur instrument. Chaque famille envoie un de ses fils au Jihad, tandis que le reste des hommes travaillent dans les champs : « c’est comme pour la madrasa, un fils va étudier la religion et les autres travaillent, il en est de même avec le Jihad : un fils combat et les autres travaillent ».
Il a écarté l’affirmation du gouvernement et des Etats-Unis selon laquelle les Talibans se battraient pour de l’argent. « Ce ne sont que des mensonges. Ces dernières semaines nous avons capturé un bon nombre de camions et de voitures gouvernementales — si nous luttons pour de l’argent, alors pourquoi est-ce que nous les brûlons ? » Quelques heures plus tard un coupest frappé à la porte et deux hommes entrent. L’un portait un casque rouge de moto et est enveloppé dans une grande tunique de couleur bleu. Il enleve son casque et montre de longs cheveux et une barbe lisse qui descend jusqu’à sa poitrine.
Indépendamment de son kameez shalwar, ou de sa tunique, il aurait pu avoir été un hippie des années 60. Il raconte qu’il est le commandant d’une petite unité d’une centaine d’hommes environ.
Mawlawi Abdul Halim, un responsable de mosquée qui divise son temps entre le combat et son travail en tant que prédicateur, explique que l’insurrection était chaotique au début, avec chaque groupe combattant seul. Ce n’est qu’en 2005 que les combattants se sont bien organisés. « J’étais dans une madrasa quand les Talibans étaient au gouvernement et je les ai rejoints seulement après l’occupation américaine. Un bon nombre de Talibans qui sont dans les madrasas ont rejoint le combat mais cela ne signifie pas que nous avons cessé d’apprendre. »
Ainsi que Qomendan, Mawlawi Abdul Halim discute de la stratégie des Talibans pour contrôler la campagne, établir une administration alternative et encercler les villes en érodant le contrôle du gouvernement. « Dans les secteurs où il y a le gouvernement ou les forces internationales, ceux-ci contrôlent uniquement leurs postes et 1 kilomètre alentour, tandis nous contrôlons le reste. Si nous coupons les accès à la campagne alors les villes tomberont sous notre contrôle — nous avons appris cela de notre expérience avec les Soviétiques. »
Le déjeuner est posé sur une longue feuille en plastique. Celui qui nous sert distribue quelques pains plats à nous tous, et il a apporté des plats de qabuli, de riz et de mouton, et quelques plats de ragoût. « Les deux principaux problèmes que nous traitons dans les cours sont les bandits et les conflits à propos des terres, » poursuit Abdul Halim. « Quand nous solutionnons ces problèmes nous gagnons le coeur des gens. Nous sommes allés du Jihad au gouvernement et maintenant nous sommes à nouveau dans le Jihad. Nous avons appris des erreurs que nous avons commises. Un bon nombre de nos dirigeants ont l’expérience du Jihad et du le gouvernement. Les chefs sont toujours les mêmes mais les combattants sont nouveaux et ils ne veulent pas ressembler à ceux qui ont gouverné et commis des erreurs. »
Il explique que l’échec d’une récente opération d’inscription des électeurs dans Ghazni a montré à quel point les Talibans contrôlait la campagne. « Nous nous sommes tenus aux croisements des routes et avons empêché des gesn de s’inscrire aux prochaines élections ; même si les avions étaient en train de voler au-dessus de nos têtes cela ne nous a pas empêché de mettre en place des points de contrôle. Et certains de nos hommes ont suivi les gens jusqu’au marché pour s’assurer qu’ils ne s’enregistreraient pas. L’enregistrement est à présent presque stoppé dans notre province. » Mais pourquoi étaient-ils décidés à empêcher des gens de voter ? « C’est mieux pour eux. La majeure partie des gens sait que ce nouveau gouvernement ne les aidera pas mais ceux qui ne le savent pas, nous les en empêchons. »
Pendant que Mawlawi parle, Amanullah qui est assis près de la fenêtre pousse le rideau de côté et scrute au dehors vers la place. Sur le bord opposé de la place sont stationnées deux voitures de police.
Les Talibans des villes
Tous les Taliban ne portent pas la barbe. A l’université de Kaboul l’appui aux Talibans se développe. Dans un petit hôtel misérable de Kaboul, j’ai rencontré un groupe d’étudiants qui soutiennent les Talibans. La pièce a deux matelas sur le plancher, un téléviseur sur une boîte en carton et une forte odeur s’échappe de la porte des toilettes à côté. Par la fenêtre nous arrive le vacarme des sirènes de la police de la circulation et le bourdonnement d’un générateur. Autour d’une pâte à tartiner de fromage, de thé vert et de pain, les jeunes gens me font leurs récits.
Les cheveux de Luqman sont séparés par une raie au milieu et peignés vers le bas sur son front. Il est rasé de prêt, avec une fine moustache, comme dessinée au crayon. Son qameez sharwal beige est serré et sa veste couleur chocolat est impeccablement propre, ce qui est presque impossible dans la poussière et les fumées de Kaboul. Il porte une sacoche noire d’ordinateur et une fois qu’il commence à parler on jurerait qu’il prononce un discours à la radio. J’ai dû lui rappeler de baisser la voix ; après tout, il est censé être un insurgé clandestin. Luqman est un propagandiste avoué pour les Talibans, responsable des mises à jour du site Web du mouvement. Il parle un bon arabe et encore mieux l’anglais. Il fait partie du shura [conseil] culturel du mouvement.
« Nous suivons la situation et quand nous voyons n’importe quelle question pouvant aider à la propagande au profit des Talibans, nous la mettons en avant et aidons à une prise de conscience dans le peuple : comment l’occupation terrorise les gens, la corruption du gouvernement, tout ce qui peut aider la cause des Talibans. » Il affirme que le site Web est mis à jour d’heure en heure. « Nous avons tous les outils dont nous avons besoin. Et la plupart d’entre nous parlent anglais, arabe, pashtu et dari. »
Il n’était pas un partisan des Taliban lorsque ceux-ci étaient au pouvoir « mais quand l’occupation est arrivée et que nous avons vu ses atrocités, nous avons alors rejoint les Talibans. Un bon nombre de mes amis à l’université sont avec les Taliban non pas parce qu’ils sont Talibans mais parce qu’ils sont contre ce gouvernement et l’occupation. Personne ne s’attendait à ce que les Talibans reviennent, mais quand les gens normaux ont constaté la corruption du gouvernement, quand ils ont vu que les seigneurs de la guerre étaient de retour, ils ont alors commencé à soutenir la résistance. »
Le Threki Taliban [le mouvement actuel] n’est pas identique à celui Taliban qui a gouverné, dit-il. Et sa poigne sur le pays se resserre, insiste-t-il : « Les Talibans referment le cercle sur Kaboul, et les signes d’un effondrement du gouvernement sont semblables aux signes d’effondrement de tous les gouvernements qui font face à une insurrection : ils contrôlent uniquement les villes, la rue lui est totalement opposée et nous avons nos renseignements partout. »
Un autre parmi les jeunes gens, Abdul Rhaman, raconte qu’il étudie le matin à l’université de Kaboul et va dans une école privée la nuit. Dans un anglais dassez basqiue il explique comment il travaille en tant que recruteur pour les Talibans parmi ses compagnons étudiants. « Je persuade des amis à l’intérieur comme à l’exyérieur de l’université que les Talibans arrivent. Nous utilisons tous les moyens à notre disposition, nos paroles et nos stylos pour recruter pour le mouvement, à l’université, au marché et partout dans la ville. »
L’ironie est qu’en s’activant dans les villes afin de recruter pour les Talibans, Abdul Rhaman utilise la liberté de parole laissée par le gouvernement afghan. « Il y a la liberté de parole aujourd’hui en Afghanistan et nous ne craignons pas le gouvernement. Nous agissons avec prudence, nous discutons avec les gens comme si nous parlions de questions politiques et quotidiennes. Le gouvernement est trop faible pour nous faire suivre ou pour nous surveiller. »
Il y a de cela deux semaines, j’ai rappelé Mullah Muhamadi. Je souhaitais revenir et rencontrer à nouveau Qomendan Hemmet. « Non, » a-t-il répondu en arabe au téléphone. « Le temps est trop froid maintenant. Nous partons pour une région voisine. A l’année prochaine. »
14 décembre 2008 - The Guardian - Vous pouvez consulter cet article ici :
http://www.guardian.co.uk/world/200...
Traduction de l’anglais : Claude Zurbach