|  

Facebook
Twitter
Syndiquer tout le site

Accueil > français > Archives du site > L’arc des crises > Esclavage moderne

PAKISTAN

Esclavage moderne

Dimanche 1er juin 2008, par Nadia Blétry

« Ma sœur a été vendue pour l’équivalent de 150$ par le fils du propriétaire terrien pour qui on travaillait. Le patron nous a dit qu’il retrancherait ce montant de la dette qu’on lui devait. Ça nous a étonnés, et quand on lui a dit que c’était lui qui nous devait des salaires, il a dit “je vous nourris, je vous héberge et vous fournis des vêtements. C’est ça votre salaire. L’argent que je vous ai versé auparavant, vous me le devez.” » raconte Lalli, libérée après 22 ans de captivité sur les terres de son seigneur.

Au Pakistan, Lalli ne constitue pas une exception. Son sort est partagé par des centaines de milliers de personnes qu’on appelle les travailleurs liés, lourdement endettés auprès d’employeurs qui les exploitent. Dans la province du Sindh, située à la frontière de l’Inde dans le sud du pays, les principales victimes sont les haris, des ouvriers agricoles qui vivent sur les terres de grands propriétaires. Lorsque les haris ne parviennent pas à rembourser leurs dettes de leurs vivants, ils transmettent ce lourd héritage à leurs enfants. Il est alors presque impossible de sortir de ce cercle vicieux. Mushtaq Mirani, de la Commission pakistanaise des droits de l’homme, dénonce la perversion du système : « Socialement, il s’agit d’une forme d’esclavage. Ces travailleurs ne peuvent pas gagner suffisamment d’argent pour pouvoir rembourser leur seigneur. Chaque année leur revenu diminue alors que leur dette augmente à cause de l’inflation et de la réduction de la production. Au fil des jours, ils deviennent de plus en plus pauvres et de plus en plus dépendants. »

De plus, le calcul de la dette reste très aléatoire. Les travailleurs ne savent généralement ni lire ni écrire et il n’y a souvent aucune trace écrite de l’emprunt. 80 % des travailleurs liés du Sindh sont d’origine hindoue, issus de la caste des intouchables, dans un pays essentiellement musulman. Leur statut minoritaire accentue leur vulnérabilité. Ils n’ont aucune visibilité sociale et ne sont pas toujours protégés par les institutions. Marwan, une ancienne esclave, en a fait la douloureuse expérience : « Pendant ma captivité, mon seigneur a tué mon fils et sa femme qui étaient eux aussi prisonniers. Lorsque j’ai été libérée, je suis allée au tribunal pour demander qu’on m’aide à libérer les autres membres de ma famille. Mais la cour a défendu les grands propriétaires terriens et m’a demandé de payer une amende de 150 $, soit six mois de salaire. »

Pour les travailleurs liés qui ont pu être libérés ou qui ont réussi à s’enfuir, une nouvelle vie commence… dans des camps. Ce sont des ONG qui ont financé la construction d’une dizaine de villages dans la province du Sindh, mais les conditions de vie y sont très précaires, sans eau et sans électricité. Kalpana, une jeune femme qui porte en équilibre un pot de terre sur la tête, vient tous les jours chercher de l’eau à la pompe : « On a de gros problèmes d’eau potable. On doit parcourir de grandes distances et on est épuisés. » À en croire le récit des travailleurs libérés, il arrive parfois même que les camps soient attaqués par les grands propriétaires terriens. Insécurité, pauvreté, difficulté à trouver un emploi... Les esclaves libérés sont livrés à eux même. Face à une telle situation, certains d’entre eux choisissent même de retourner à une servitude volontaire. Pourtant, pour Mustahtaq Mirani, membre de la Commission pakistanaise des droits de l’homme, des solutions existent. « Premièrement, le gouvernement du Sindh devrait leur donner des terres le long de routes irriguées, deuxièmement il faut leur donner accès à un système de santé et, enfin, il faut modifier le contrat entre les travailleurs liés et leur employeur. Mais l’État ne fait rien. » Depuis 1992, une loi interdit cette forme d’esclavage, mais elle est peu appliquée. Grands seigneurs féodaux ou propriétaires de briqueterie peuvent continuer à exploiter en toute impunité une main-d’œuvre forcée.

Zulfiqar Shah, qui travaille pour l’institut de recherche PILER, s’inquiète : « Contrairement à ce qu’on pense, le travail lié augmente. Il n’est plus cantonné au domaine de l’agriculture et des usines de briques, mais il s’insinue dans tous les secteurs ». Quant à la déresponsabilisation de l’État, le chercheur ne mâche pas ses mots : « Les travailleurs liés constituent une main-d’œuvre gratuite. En agriculture, la plupart travaille sur les terres de grands seigneurs féodaux. Quand ce sont justement ces grands seigneurs féodaux qui dominent votre Assemblée nationale et votre gouvernement, il y a de quoi se poser des questions. Même le Parti du peuple pakistanais, qui constitue la principale formation du nouveau gouvernement, est dominé par les seigneurs féodaux. »


Voir en ligne : www.alternatives.ca