Ces jours ci, la commission d’enquête sur la guerre du Liban, présidée par le juge Winograd va présenter ses conclusions au gouvernement qui, au lendemain de cette malheureuse aventure, l’avait lui-meme constituée. Cette décision, à première vue surprenante, avait en fait pour objectif d’empêcher qu’une commission d’enquête nationale et indépendante, ayant, de par la loi, beaucoup plus de pouvoir et d’autorité, ne soit designée par le Président de la Cour Suprême. Nous savons d’ores et déjà quelles seront ses conclusions : que l’armée était mal préparée et a échoué dans ses objectifs ; que les objectifs de la guerre n’ont jamais été clairement définis ; que le gouvernement a été très mal informé, avant et pendant les combats ; que la population civile a ete oubliée et delaissée sous les roquettes du Hezbollah.
Nous n’avons pas attendu un an et demi pour tirer des conclusions auxquelles chaque citoyen israélien est arrivé depuis longtemps, sans avoir à débourser les millions qu’à coûté la Commission Winograd au contribuable. Dès août 2006, et alors que les unités israéliennes battaient encore en retraite nous l’avions écrit en détails. En particulier, la contradiction, ou pour le moins la tension, entre une politique de guerre et une société privatisée à l’extrême. Quand le premier jour de la guerre, le chef d’état-major s’en va vendre ou acheter des titres à la bourse, il donne un signe fort sur les priorités du personnel politique et militaire qui envoie, au même moment, les soldats au casse-pipe.
« Il n’y a plus d’Etat » titrait l’éditorialiste du quotidien Ha’aretz, Daniel Bensimon, alors que les combats continuaient sur le sol libanais, et il mettait en évidence d’une part la centralité de l’armée et sa large autonomie par rapport au gouvernement, et d’autre part le marché qui en plein boom, n’est quasiment pas influencé par les développements politiques. Un exemple parmis d’autres : lors de la publication des conclusions provisoires de la dite Commission Winograd, qui pourtant étaient très sévères envers le gouvernement, les cours de la bourse n’ont même pas baissé d’un quart de point...
La logique néo-libérale impliquerait une armée de mercenaires, s’appuyant sur des societés d’intérimaires, comme c’est effectivement le cas en Iraq. Mais, contrairement aux Etats-Unis d’Amérique, Israël n’a pas de mercenaires pour mener ses aventures militaires, mais des citoyens en uniforme, qu’ils soient réservistes ou jeunes appelés. Pour motiver ses propres citoyens à faire la guerre, et à en payer le prix, le sentiment national et l’existence d’un "nous" collectif sont une nécessité, de même que la certitude qu’il n’y a aucun autre choix. Tout ceci a fait défaut lors de l’aventure libanaise de l’été 2006.
Il s’agissait d’une guerre que rien n’obligeait Israël a entreprendre, si ce n’est cette illusion partagée par certains généraux selon laquelle ils allaient pouvoir redorer leur blason, terni par 6 ans de repression sanglante autant qu’inefficace contre la population palestinienne de Cisjordanie et de Gaza, ainsi que la volonté d’un Premier ministre de pouvoir lui aussi coller son nom à une victoire militaire. Guerre voulue, planifiée et prévue de longue date et qui s’achève pourtant par un lamentable fiasco. Quant au sentiment d’appartenir à une même nation et de partager le meme projet national, il s’est effiloché au cours des dix dernières années, gangréné par l’individualisme inhérent au néo-libéralisme, au libre marché et à la recherche de l’intérêt privé.
Liban : démolitionsLa vulnérabilité d’Israël, c’est sa population, qui a perdu l’esprit de sacrifice et refuse de payer le prix d’une politique qu’elle ne soutient que dans la mesure où elle est gratuite. Dès lors qu’on lui soumet une facture et que la normalité de son existence est remise en question, ne serait-ce que pour quelques semaines, la population de l’Etat juif rejette les aventures militaires : c’est l’expérience de la première guerre du Liban en 1982-1984 et de la première Intifada en 1987-1990. La volonté des divers gouvernements israéliens d"effacer le syndrome libanais" de 1982 a clairement échoué : au niveau de l’individu, le marché, l’idéologie néolibérale et l’individualisme ont définitivement remplace le sionisme, le patriotisme et l’esprit de sacrifice.
La démission de l’État et le délitement de la collectivité nationale expliquent comment un tiers de la population civile a été totalement delaissée, alors que les roquettes du Hezbollah tombaient sur les villes et les villages du nord du pays. Le "chacun pour soi" impliquait l’absence d’abris et la carence totale des services publics dans la prise en charge de la population civile qui était devenue une victime directe de la guerre. C’était aux organisations caritatives de s’en charger, comme au XIXème siècle. Avec cette différence notable qu’au cœur de l’aide humanitaire privatisée s’est imposé non pas tel ou tel rabbin, mais un personnage qui lui est bien du XXIème siecle : l’oligarche russo-israelien Arkadi Geidamak dont la fortune et la notoriété n’ont rien à voir avec la charité, mais plutôt, si l’on en croit le parquet de la République Française, avec des trafics d’armes et de diamants en Angola.
Arkadi Geidamak a été le seul à prendre en charge les enfants de Kiryat Shmone bombardée, les évacuer vers le centre du pays, et y organiser des colonies de vacances. Il fera d’ailleurs de même un an plus tard avec la population de Sderot, victime des roquettes du Jihad Islamique au nord de la Bande de Gaza. On comprend alors comment ce milliardaire qui sent le souffre est devenu aujourd’hui l’homme le plus populaire d’Israel, et sera sans doute le futur maire de Jérusalem...
Berlusconi avait deja montré la voie : à l’ère du néo-libéralisme, quand l’Etat se dissout dans le marché, ce sont de plus en plus les oligarches qui deviennent les maîtres, et on ne peut plus s’étonner si pour les citoyens, la démocratie perd de plus en plus de sa légitimité. C’est en tout cas ce qui se passe en Israël.