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La Bolivie indienne rejoint la gauche latina

Coup de tonnerre à La Paz

Mardi 17 janvier 2006, par Maurice LEMOINE

Au-delà du symbole, dont nul ne sous-estimera la portée, le fait que M. Evo Morales soit Indien, et le premier d’entre eux à accéder au pouvoir en Bolivie, ne constitue pas l’essentiel. Après tout, ce pays a déjà connu un vice-président aymara, M. Victor Hugo Cardenas : son origine ethnique ne l’a pas empêché de mener, ou de cautionner, une politique férocement néolibérale, lors du premier mandat de M. Gonzalo Sánchez de Lozada (1993-1997). Tout comme l’actuel chef d’Etat du Pérou, M. Alejandro Toledo (métis quechua), qui, pour se faire élire, a amplement joué sur la présence de sang indigène dans ses veines.

C’est certes en Indien aymara, et fier de l’être, mais en refusant tout « ethnicisme », que M. Morales a su, au-delà de sa communauté d’origine, rassembler autour de lui métis, classe moyenne et intellectuels. Cela lui a permis de remporter le premier tour de l’élection présidentielle du 18 décembre, avec, sans doute, 52 % des voix [1] - chiffre annoncé le 20 décembre par le Tribunal national électoral, après le dépouillement de 60 % des suffrages. Ce faisant, M. Morales offre au pays le plus pauvre du continent américain - 74 % de la population, majoritairement indigène, y vit au-dessous du seuil de pauvreté - un espoir de changement depuis trop longtemps attendu. Président des six fédérations de planteurs de coca, député de Cochabamba depuis 1997, principal dirigeant de la première force politique du pays, le Mouvement vers le socialisme (MAS), M. Morales a accompagné et dirigé, en compagnie d’autres leaders des nombreux mouvements sociaux, les soulèvements qui, en deux ans, ont fait tomber deux présidents - MM. Gonzalo Sánchez de Lozada (17 octobre 2003) [2] et Carlos Mesa (6 juin 2005) [3].

Dès lors, le changement est à l’ordre du jour, largement annoncé : remise en cause du « modèle néolibéral » et de l’« Etat colonial », nationalisation des ressources naturelles, en particulier les hydrocarbures, réforme agraire, revalorisation des langues indigènes, processus d’autonomie des régions, élection d’une Assemblée constituante, en juin 2006, pour « refonder le pays ».

En Bolivie, nul ne l’ignore : les obstacles ne manqueront pas. Si les partis traditionnels ont été balayés, il n’en demeure pas moins que le MAS - 65 députés sur 130 et 13 sénateurs sur 27 - ne disposera que d’un rapport de force fragile au Congrès.

Bien que désavoués par leurs bases, qui ont massivement opté pour M. Morales, les dirigeants des mouvements de gauche les plus radicaux - M. Jaime Solares, de la Centrale ouvrière bolivienne (COB) ou M. Felipe Quispe, du Mouvement indigéniste Pachakuti (MIP) - ne lui faciliteront pas la tâche si les réformes tardaient trop. Quitte à faire de la surenchère si elles sont effectivement menées.

Ayant publiquement accepté la défaite, les conservateurs pour leur part ne tarderont pas à relever la tête en s’appuyant sur l’élite blanche des riches provinces de l’est du pays - Santa Cruz et Tarija - aux tendances séparatistes affirmées [4].

Il faudra également compter avec les multinationales du gaz et du pétrole (Total, Repsol, Petrobras, British Gas, Exxon, pour ne citer que les plus importantes), soutenues par leurs gouvernements (France, Espagne, Brésil, Royaume-Uni, Etats-Unis...). S’il garantit que, dans le cadre d’une politique de « nationalisation sans expropriations », ces firmes pourront continuer à travailler en Bolivie, le nouveau président a fait savoir que son gouvernement révisera tous les contrats (souvent signés en marge de la loi), augmentera taxes et royalties, reprendra la propriété des gisements, et contrôlera 50% de la production. A l’instar de la politique pétrolière menée par le président vénézuélien Hugo Chavez [5], la ré-appropriation de réserves de gaz évaluées à 1 375 milliards de mètres cubes (les deuxièmes du continent après le Venezuela) est en effet indispensable pour financer les mesures sociales attendues par la majorité des Boliviens.

Enfin, il faudra affronter Washington, qui vient de subir un nouveau revers dans son pré-carré latino-américain et a fait, depuis longtemps, de M. Morales, l’une de ses bêtes noires, avec MM. Hugo Chávez (Venezuela) et Fidel Castro (Cuba). Traditionnellement, pour les Etats-Unis, et sous prétexte de lutte contre le narcotrafic, tous les registres de l’agenda bilatéral sont accompagnés de conditions, directes ou indirectes, en relation avec l’éradication totale des plantations de coca [6] : dette extérieure, coopération en matière de santé et d’éducation, relations commerciales, etc... Or, si le dirigeant du MAS a annoncé « zéro cocaïne, zéro narcotrafic », il a précisé « mais pas zéro coca ». Faisant ouvertement campagne pour la dépénalisation de cette plante utilisée par les Indiens à des fins rituelle et médicinale, il refuse les perpétuelles ingérences américaines dans les affaires intérieures du pays, au nom de la politique antidrogue. Qu’on rajoute la remise en cause de la signature d’un traité de libre-échange (TLC, sigles en espagnol) et l’on aura idée du fort sentiment de défiance ressenti et exprimé à Washington.

La conjonction de ces trois facteurs - opposition conservatrice, résistance des multinationales et hostilité américaine - pourrait faire craindre le pire, dans ce pays en situation de crise permanente. Toutefois, M. Morales ne manque pas d’atouts. Le peuple a fait de lui le symbole de son désir de changement. Toute tentative de déstabilisation interne se heurtera à l’une de ces mobilisations populaires massives dont les Boliviens ont le secret. Par ailleurs, pour mener à bien le projet dont il est porteur, il arrive au pouvoir à un moment propice. En effet, rejoignant le front des pays qui refusent l’hégémonie tant du libéralisme économique que des Etats-Unis - Cuba, Venezuela, Argentine, Brésil, Uruguay -, il va bénéficier de leur sympathie, voire de leur aide et de leur protection, en même temps que lui-même les renforcera.

NOTES :

  1. [NDLR] Evo Morales a finalement été élu à la présidence de la République avec 1 544 374 voix, soit 53,74 % des électeurs. Voir : www.cne.org.bo.
  2. [NDLR] Consultez le dossier « Guerre du gaz » sur RISAL.
  3. [NDLR] Sur la démission du président Carlos Mesa en juin 2005, lire Thierry Vermorel, Bolivie : la seconde guerre du gaz, RISAL, août 2005 ; Sylvie Dugas, Après l’Argentine, la Bolivie au coeur de la tourmente néolibérale, RISAL, juin 2005 ; Richard Gott, Un soulèvement sismique chez les indiens d’Amérique latine, RISAL, juin 2005 ; Walter Chavez, Bolivie : mobilisations sociales pour la nationalisation des hydrocarbures et démission du président, RISAL, juin 2005.
  4. [NDLR] C’est dans les départements de Santa Cruz et de Tarija, que se trouve la plus grosse partie des richesses en ressources naturelles de la Bolivie. Un mouvement « civique », mené par les classes dominantes, chefs d’entreprises, transnationales et grands propriétaires terriens, exige plus d’autonomie territoriale - et certains l’indépendance - pour contrôler ces richesses. La vigueur depuis l’an 2000 des mouvements sociaux remet en cause leur mainmise sur les ressources naturelles.
  5. [NDLR] Consultez le dossier « le pétrole, au coeur de la politique de Chavez » sur RISAL.
  6. [NDLR] Consultez le dossier « coca et cocaleros » sur RISAL.

En cas de reproduction de cet article, veuillez indiquer les informations ci-dessous :

RISAL - Réseau d’information et de solidarité avec l’Amérique latine http://risal.collectifs.net/

Source : © Le Monde diplomatique, 22 décembre 2005.