|  

Facebook
Twitter
Syndiquer tout le site

Accueil > français > Archives du site > L’altermondialisme > Après la victoire de Evo Morales

Après la victoire de Evo Morales

Lundi 16 janvier 2006, par Raúl Zibechi

L’écrasant triomphe électoral de Evo Morales [1], dans la candidature duquel trouve son aboutissement le remarquable cycle de protestations et de soulèvements populaires entamé en 2000, est de loin la meilleure nouvelle pour les gauches sociales et politiques du continent en cette année [2005] qui se termine. C’est peut-être même un stimulant pour tous ceux qui dans la région, cherchent à renforcer les alternatives au modèle néolibéral. Il est certain qu’au vu des expériences « continuatrices » [2] comme celles de l’Équateur, du Brésil et de l’Uruguay, on ne doit pas s’enhardir d’un optimisme naïf, mais on ne peut passer sous silence qu’en Bolivie tant l’État colonial que la politique de Washington, ont été mis en échec.

La Bolivie vit une période de tiraillements. Dans la politique interne, dans la définition de laquelle les mouvements auront un rôle aussi important que celui qu’ils ont joué ces dernières années, démonter l’État colonial et institutionnaliser le nouveau rapport de forces se heurtera à la résistance des élites et à la culture politique clientéliste, installée comme sens commun dans de vastes secteurs de la population. Héritières de cinq siècles d’oppression, les élites et l’oligarchie de Santa Cruz [3] sont loin de se sentir perdantes et disposent d’immenses ressources pour bloquer les changements.

En parallèle, en Amérique du Sud, l’un des noyaux durs de l’actuelle politique internationale de la Maison Blanche, l’unilatéralisme, montre ses limites. Le déclin de la superpuissance semble s’accélérer : elle n’a pas pu imposer la Zone de libre-échange des Amériques (ALCA, sigles en espagnol) [4], elle a dû se résigner à l’entrée du Venezuela dans le Mercosur [5] et aujourd’hui la Bolivie est en capacité de faire un pas significatif dans l’intégration politique, économique et surtout énergétique. L’inévitable confrontation du nouveau gouvernement bolivien avec les Etats-Unis (en particulier sur le virage supposé de la politique concernant la feuille de coca [6]) peut renforcer le secteur le plus nettement anti-impérialiste de l’alliance régionale, représenté par le gouvernement de Hugo Chávez.

Mais la décadence de la puissance hégémonique n’entraîne pas nécessairement un changement dans la politique néolibérale. Une nation émergente, le Brésil, a récemment montré lors de la réunion de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) à Hong-Kong [7] jusqu’à quel point ses intérêts convergent avec le Nord protectionniste et divergent avec le Sud pauvre. Il ne s’agit pas de Lula, mais de politiques nées avant le gouvernement du Parti des travailleurs et que le rapport de forces dans le pays n’a fait que consolider.

Les relations Brésil - Bolivie peuvent jouer un rôle important au moment de redessiner la carte des nouvelles relations internationales face au déclin du vieil impérialisme.

L’entreprise pétrolière brésilienne Petrobrás (société mixte gérée par l’État) peut être un bon thermomètre de ce qui attend la région. Elle seule répond à 20% du PIB bolivien et contrôle tous les aspects du négoce du gaz naturel, depuis l’extraction jusqu’au transport et à la commercialisation.

Le gaz bolivien est essentiel pour l’industrie brésilienne, et le gouvernement de Lula considère l’intégration énergétique avec la Bolivie comme une question stratégique. Petrobrás est sur le point de réaliser son objectif de devenir l’entreprise leader dans des hydrocarbures d’Amérique du Sud. Elle contrôle des parts croissantes de marchés en Argentine, en Équateur, en Colombie, au Paraguay et en Uruguay et se trouve en pleine expansion suite au retrait partiel d’entreprises européennes telles que Shell. Un rapport du Forum bolivien sur l’environnement et le développement (Fobomade) conclut que « bien qu’étant une entreprise qui réponde à une politique d’État, Petrobrás montre un comportement en Bolivie semblable à n’importe quelle transnationale pétrolière ». Si Evo Morales se décide à jouer fort au sujet des hydrocarbures, des frictions peuvent surgir avec le gouvernement de Lula.

Mais la Bolivie est aussi à la croisée des chemins de la globalisation. L’intégration régionale a, au-delà des discours, son axe d’articulation dans un ensemble de « couloirs » de production, d’exportation et des services, appelés « axes d’intégration et développement », des zones multinationales qui concentrent les flux commerciaux réels ou potentiels. L’Initiative pour l’intégration régionale sud-américaine (IIRSA) [8], créée en 2000 à la demande du gouvernement de Fernando Henrique Cardoso [9] et financée par la banque internationale, propose de créer ces couloirs pour « faire tomber les barrières physiques, normatives et sociales » [qui s’opposent] au commerce, depuis les cordillères jusqu’aux problèmes d’ordre public, basés sur de gros investissements en énergie, transport et télécommunications. Les couloirs principaux sont orientés est-ouest pour relier l’Atlantique au Pacifique, pour donner une sortie à la production de l’industrie et de l’agro-business brésiliens vers les pays asiatiques. Le couloir le plus important parmi les quatre qui concernent la Bolivie - l’Axe interocéanique central [10] - relie le port brésilien de Santos [dans l’Etat de São Paulo] avec les ports chiliens de Arica et d’Iquique.

Ce qui est en jeu, c’est comment l’intégration régionale sera conçue. Si la politique des « couloirs » financés par la Banque interaméricaine de développement (BID) finit par s’imposer, un panorama aux aspects positifs émergerait, puisqu’on consoliderait le multilatéralisme à partir de l’ascension du Brésil ; mais ce nouveau cadre jouerait en faveur des régions les plus riches des pays les plus puissants (comme la bourgeoisie de São Paulo) au détriment des petits et des pauvres, et surtout des peuples andins. Les grandes entreprises brésiliennes se développent dans toute la région, dont elles dépendent pour faire de bonnes affaires. Dans cette redéfinition de la carte régionale, qui est déjà en cours, la Bolivie fera peser les deuxièmes réserves de gaz du continent après celles du Venezuela.

Le coup de pouce que les plus pauvres ont donné à Evo Morales pour le porter au Palacio Quemado [11] peut faire dérailler une intégration régionale dessinée à la mesure de l’accumulation du capital. Dans l’actuelle période de transitions, un cadre régional fluide et instable se profile, propice pour que les secousses [ressenties] à échelle nationale, comme en Bolivie, trouvent un terrain fertile à leur propagation.
NOTES :


[1] [NDLR] Evo Morales a récolté 54% des votes, remportant ainsi les élections au premier tour, du jamais vu en Bolivie.
Consultez le dossier « Elections présidentielle et législatives » sur RISAL.

[2] [NDLR] Continuistas , de poursuite des mêmes politiques, de non rupture.

[3] [NDLR] Santa Cruz est un département oriental du pays. C’est dans les départements de Santa Cruz et de Tarija, que se trouve la plus grosse partie des richesses en ressources naturelles de la Bolivie. Un mouvement « civique », mené par les classes dominantes, chefs d’entreprises, transnationales et grands propriétaires terriens, exige plus d’autonomie territoriale - et certains l’indépendance - pour contrôler ces richesses. La vigueur depuis l’an 2000 des mouvements sociaux remet en cause leur mainmise sur les ressources naturelles.

[4] [NDLR] Área de Libre Comercio de las Américas - ALCA ; Free Trade Area of the Americas - FTAA ; Zone de libre-échange des Amériques - ZLEA.
Consultez le dossier « L’ALCA en panne » sur RISAL.

[5] [NDLR] Lire Raúl Zibechi, La cinquième étoile du Mercosur, RISAL, 20 décembre 2005.

[6] [NDLR] Consultez le dossier « coca et cocaleros » sur RISAL.

[7] [NDLR] Conférence ministérielle de l’Organisation mondiale du commerce qui s’est tenue du 13 au 18 décembre 2005.

[8] [NDLR] Visitez : www.iirsa.org.

[9] [NDLR] Fernando Henrique Cardoso, président du Brésil de 1995 à 2003. Lire Emir Sader, Huit années qui ont laminé le Brésil, RISAL, octobre 2002 ; Gilberto Ferreira da Costa, François Polet, Bilan de Cardoso et défis de Lula, RISAL, 29 octobre 2002.