« Cuba est un système unique sur lequel il faut prendre garde de ne plaquer aucune analyse toute faite [1]. »Loin d’être un lieu commun, cette affirmation de Pierre de Charentenay devrait être la règle de toute analyse du système politique castriste en place depuis près d’un demi-siècle. À l’heure où l’après castrisme est d’actualité, les commentateurs qui ne cessent de brocarder le « goulag tropical » gagneraient à s’en inspirer. La succession de Fidel Castro (il a eu 80 ans le 13 août 2006) était évoquée à Cuba plusieurs mois avant l’intervention chirurgicale ayant entraîné la passation de pouvoirs « provisoire » en faveur de Raúl Castro. L’après Fidel Castro a fait l’objet de commentaires publics depuis le début de l’année 2006 par son successeur désigné et par le ministre des Affaires étrangères Felipe Pérez Roque. Le 26 juillet 2006, anniversaire du début de la Révolution, cinq jours avant l’annonce de son opération, Fidel Castro ironisait à destination des États-Unis : « Que les petits voisins du Nord ne se préoccupent pas, je ne prétends pas exercer mes fonctions jusqu’à 100 ans... » Phrase prémonitoire.
En reconnaissant qu’il n’est pas éternel, le commandant en chef qui exerce un pouvoir sans partage depuis près d’un demi-siècle a brisé un tabou, celui de sa succession. La relève est donc à l’ordre du jour. Mais alors que Raúl Castro est consacré seul héritier dans la Constitution, Fidel Castro a reconnu que le problème était « générationnel [2] » . C’est la génération de la Révolution qui est en train de disparaître. Certes, son frère cadet doit être le garant de la continuité de « l’après Fidel », mais l’écart de 5 ans qui le sépare de son aîné met en évidence le caractère provisoire de cette solution et ne rassure pas ceux qui craignent que la disparition du Commandant en chef n’ouvre la crise et ne débouche sur le chaos.
Les contradictions de la société
En effet, « les contradictions de la société cubaine sont évidentes et inquiétantes [3] ». Fidel Castro n’est plus écouté comme il l’était dans le passé et sa légitimité s’est émoussée. Son discours est décalé par rapport aux problèmes quotidiens qu’affrontent la majorité des Cubains. Depuis l’effondrement de l’Union soviétique, la population a dû supporter les effets terribles de seize ans de crise, la « période spéciale en temps de paix » comme on dit à La Havane. L’effondrement économique consécutif à l’implosion de l’Union soviétique a ébranlé la société tout entière. On mesure mal en Europe la gravité de la crise sociale qui a affecté l’île. Adoptée en 1993, la dollarisation qui a sévi jusqu’en 2004 a modifié la hiérarchie salariale antérieure, assez égalitaire. La dualité monétaire et le taux de change entre le dollar et le peso ont profondément affecté les Cubains travaillant dans le secteur public, dont les revenus sont en pesos. Faute d’investissements, les transports se sont dégradés, l’état des logements (en nombre très insuffisant) est désastreux, l’alimentation est très chère dans les supermarchés ou sur les marchés paysans libres et la libreta (le carnet de rationnement) ne permet de se nourrir que pendant 10 à 12 jours. Les coupures de courant de plusieurs heures représentaient encore il y a peu une nuisance insupportable, avant l’installation récente dans toute l’île, sous l’impulsion de Fidel Castro, de groupes électrogènes. De manière générale, les infrastructures (les canalisations d’eau entre autres) sont en très mauvais état. Cette détérioration des conditions de vie a eu lieu dans un contexte mondial difficile. La Havane, ayant perdu ses proches alliés, s’est trouvée isolée sur le plan international, confrontée aux politiques néolibérales en plein essor sur le continent latino-américain dans les années 1990. Pour faire face à la crise, Fidel Castro dut accepter avec réticence des réformes économiques marchandes (légalisation du dollar, autorisation des marchés libres paysans autrefois interdits, activités privées, coopératives dans l’agriculture, investissements étrangers, développement du tourisme, etc.). Ces réformes, bien que limitées, allaient introduire des inégalités très importantes entre les Cubains, opposant ceux n’ayant pas accès au billet vert et ceux y ayant accès grâce aux envois (remesas) de leur famille à l’étranger ou aux retombées du tourisme. Ces inégalités furent très mal supportées ; la promotion sociale dont les couches les plus pauvres avaient bénéficié depuis la Révolution [4] fut remise en question, même si les Cubains bénéficiaient toujours de la gratuité de la santé et de l’éducation. Désormais, le dollar était roi indépendamment des compétences professionnelles. « La pyramide sociale s’était inversée » et avec elle les « valeurs » et l’éthique de la Révolution.
Une autre raison démographique a aggravé le malaise : l’écart culturel et politique s’est creusé entre la génération de la Révolution et la majorité de la population, née après 1959. Non seulement la jeunesse n’a pas connu la dictature de Batista, mais elle n’a connu que la crise, et les conquêtes sociales - éducation et santé gratuites, plein emploi -, sans cesse rappelées par Fidel Castro, ne suffisent pas à répondre à ses aspirations. Elle souhaite voyager, mais elle ne le peut pas. L’accès à Internet est sous contrôle. Les débouchés professionnels qui lui sont offerts ne correspondent souvent pas aux qualifications acquises. La langue de bois qui règne dans les médias rend l’information rébarbative. La formation et le niveau culturel élevés des nouvelles générations, conquis grâce à la Révolution, se heurtent désormais au carcan imposé par Fidel Castro. Aujourd’hui, les jeunes veulent disposer des biens de consommation jusqu’alors inaccessibles.
Cet écart générationnel a une autre conséquence. Le commandant en chef, dont les talents oratoires fascinaient les foules et qui pouvait parler des heures devant des auditoires attentifs, est désormais victime du syndrome du patriarche. Son charisme s’est routinisé (Max Weber). Il arrive que l’on zappe ses interventions. Même si le blason du castrisme s’est redoré sur le continent latino-américain, ses succès extérieurs ne suffisent pas à compenser l’usure de son image dans l’île. Et ce même s’il est vrai que les désastres provoqués par le libéralisme sur le continent - 50 % de pauvres ou d’indigents y vivent avec moins de deux dollars (voire un dollar) par jour - font relativiser la situation des Cubains les plus démunis.
La crise économique, les réformes et la brèche ouverte dans le secteur public ont provoqué une recrudescence de la corruption. Le marché noir prospère, alimenté par les vols dans le secteur d’État. L’essor des activités privées dans un système où l’extrême centralisation étatique ne parvient pas à répondre aux besoins de la vie quotidienne a favorisé le développement de l’économie informelle : plombiers, mécaniciens, peintres, coiffeurs, vendeurs ambulants etc., exercent leur activité tout en sauvegardant leur affiliation à une entreprise d’État afin de préserver leurs droits sociaux. C’est aussi dans leur entreprise qu’ils se procurent les matériaux nécessaires à l’exercice de leur activité privée. Le dernier exemple est celui des vols massifs d’essence - avec la complicité des pompistes - dans les stations service. Découvertes en 2005 par une armada de jeunes travailleurs sociaux mobilisée par Fidel Castro, les pertes engendrées par ces vols seraient de l’ordre de dizaines de millions de dollars. Il n’est pas difficile d’imaginer les profits retirés par les revendeurs - les mêmes pouvant d’ailleurs être des révolutionnaires convaincus. La « double morale » à Cuba est répandue et justifiée par l’impossibilité de vivre « normalement », car comme le disent de nombreux cubains, pour survivre dans ces conditions, « il faut voler ou quitter le pays » - ou bien s’écrouler [5]. En résumé, les tensions économiques, sociales, politiques, démographiques imposent un changement d’orientation. Mais dans quelle direction ? Les schémas de la transition espagnole ou chilienne souvent donnés en exemple par certains officiels européens ou américains impliquent un démantèlement du système économique et politique. Au contraire, les changements attendus par de nombreux secteurs de la population s’inscrivent encore dans le cadre du système, même si d’autres estiment qu’il a fait faillite et qu’il faut instaurer une économie de marché.
Pour les successeurs de Fidel Castro, les difficultés sont de plusieurs ordres. En premier lieu, il faut améliorer le niveau de vie. Quelles réformes économiques faut-il adopter ? Au prix de quelles tensions sociales ? Il faudra ensuite définir à moyen terme une nouvelle légalité institutionnelle s’appuyant sur une participation populaire effective. Il n’existe aucune possibilité de perpétuer le système politique existant une fois Fidel Castro disparu. Enfin, il faudra opérer ces changements économiques et politiques dans un contexte conflictuel, sous la menace d’ingérence de l’administration de George W. Bush.
La recentralisation économique, la fin des réformes
Raúl Castro assume - provisoirement peut-être - la direction du pays dans une conjoncture particulière. Après plus d’une décennie de réformes économiques marchandes, Fidel Castro a remis en cause ces dernières années l’ouverture intervenue en pleine crise dans les années 1990.
Depuis l’automne 2004, les transactions en dollars n’ont plus cours. Le billet vert a été remplacé depuis par le peso convertible (CUC) pour l’ensemble des transactions en espèces sur l’île [6]. Mais ce CUC - qui est paritaire avec le dollar sur l’île -n’est pas convertible à l’extérieur. L’autre peso, le peso usuel, s’échange au taux de 26 pesos pour un dollar et reste encore la monnaie courante pour les salaires. Quant aux entreprises d’État qui détiennent des comptes en pesos convertibles, elles ne peuvent plus les alimenter en cash par des dollars. Il en est de même pour les sociétés commerciales à capitaux 100 % cubains.
Depuis le 1er janvier 2005, un Compte unique des revenus en devises de l’État a été créé, sur lequel tous les revenus en devises convertibles reçus par la Caisse centrale doivent être déposés. Les bénéfices reçus dans le cadre d’entreprises mixtes par les partenaires cubains doivent être eux aussi reversés sur ce compte unique. En d’autres termes, les entreprises (et les banques) ont besoin d’obtenir l’agrément du Comité d’approbation pour disposer des ressources nécessaires à leurs activités. Cette centralisation accrue va renforcer les contrôles financiers en limitant l’autonomie des entreprises. Il s’agit d’une remise en cause des réformes antérieures. Le système de gestion mis en place précédemment préconisait en effet l’autofinancement des entreprises d’État, chaque entité devant couvrir ses dépenses avec ses revenus propres et générer des bénéfices. L’amélioration des conditions de travail des travailleurs dépendant des revenus des entreprises, les plus rentables ont parfois favorisé leurs salariés sans se soucier d’équité par rapport à d’autres. Des cas de corruption de cadres, notamment dans les entreprises de tourisme, ont impliqué des responsables gouvernementaux.
La situation dont hérite Raúl Castro est paradoxale. L’embellie économique que connaît le pays grâce aux prix élevés du nickel, aux revenus du tourisme en progression (2 300 000 visiteurs environ cette année), aux échanges bénéfiques avec le Venezuela et la Chine, n’a pas atténué les difficultés des Cubains qui travaillent dans le secteur d’État (environ 75 % de la population active) ou de ceux dont la survie dépend de maigres retraites. Ce sont eux qui ont supporté le poids de la crise, qui ont été les plus affectés par les réformes économiques et les disparités de pouvoir d’achat qu’elles ont entraînées. Ils bénéficient peu de l’amélioration macro-économique. En revanche, de nouvelles catégories sociales, de « nouveaux riches » selon la terminologie officielle, ont émergé : petits artisans et entrepreneurs privés dont l’essor a coïncidé avec la libéralisation des années 1990, propriétaires de petits restaurants (paladares) qui ne peuvent servir plus de 12 couverts à la fois, petits paysans qui vendent sur les marchés leurs produits agricoles à des prix très élevés. Ils ont profité des pénuries pour offrir les biens ou les services que l’État n’a jamais assurés alors que le statut de la petite production marchande a toujours été diabolisé.
Dans ce contexte, la énième offensive lancée par Fidel Castro en 2005 contre la corruption est vouée à l’échec. Parallèlement, Fidel Castro mène une campagne idéologique pour mobiliser la population : « la bataille d’idées ». Mais cette « bataille » reste une abstraction pour des Cubains englués dans les difficultés quotidiennes et qui, à des degrés divers, ont tous recours au marché noir pour survivre. D’autant que la propriété d’État n’est pas perçue par le peuple, contrairement au discours officiel, comme sa propriété, mais comme une propriété qui lui est étrangère. Les Cubains n’influent en rien sur les choix économiques. Outre le fait que la « bataille d’idées » a un goût de déjà vu et rappelle le « processus de rectification » des années 1980, elle suscite l’irritation. « Qu’ils contrôlent les vols d’essence, c’est bien, mais qu’ils ne répriment pas ceux qui essaient de gagner leur vie [7] ! » s’écrie un vendeur ambulant, à qui l’on vient de confisquer 500 CD.
Quel développement ? Quelle stratégie économique ?
L’économie cubaine aurait connu en 2005, selon des chiffres officiels, un taux de croissance de 11,8 %, mais ces données sont contestées par des organismes internationaux tels que la Commission économique pour l’Amérique latine et les Caraïbes (CEPAL). De nouveaux partenaires stratégiques jouent un rôle capital dans ces progrès, qui résultent en premier lieu de l’aide apportée par le Venezuela et en second lieu des investissements et des financements chinois. À l’heure où le baril de pétrole atteint les 80 dollars, Caracas livre environ 100 000 barils par jour à Cuba à des conditions privilégiées en contrepartie de l’envoi de milliers de médecins cubains et d’une coopération multiforme, qui inclut, entre autres, la modernisation des hôpitaux et des principaux centres de santé du Venezuela.
À quelles conditions ce petit pays peut-il construire un développement durable, autonome, face aux États-Unis ? À cette question, l’intégration régionale, l’Alternative bolivarienne des Amériques (ALBA), stratégie latino-américaine associant déjà le Venezuela et la Bolivie, veut donner un début de réponse. Lors de son dernier voyage public et symbolique à Buenos Aires pour le 30e sommet du Mercosur, Fidel Castro, dont la vocation latino-américaniste est ancienne, s’est retrouvé aux côtés des présidents des cinq pays membres du marché commun sud-américain (Argentine, Brésil, Uruguay, Paraguay et depuis peu le Venezuela) et de deux membres associés, le Chili et la Bolivie. Ce fut l’occasion pour le dirigeant cubain de signer un accord de coopération économique avec le Mercosur, considéré comme l’un des plus importants pour La Havane depuis quatre décennies. En décembre 2005, Fidel Castro avait déjà participé à un sommet de la CARICOM, le marché commun des Caraïbes, dont les États entretiennent pour la plupart de bonnes relations avec La Havane.
L’unité latino-américaine est au cœur de la stratégie de Fidel Castro et de son allié Hugo Chavez. L’objectif ? construire la « patria grande », l’Amérique latine, et penser le développement de Cuba dans ce cadre. L’intégration énergétique de la région est un outil de première importance. En effet, le Venezuela et la Bolivie représentent plus de 65 % des réserves d’hydrocarbures connues en Amérique latine. Le plan Petrocaribe signé en juin 2005 permet aux pays des Caraïbes de bénéficier du fioul vénézuélien à des conditions préférentielles.
Quant au Brésil, première puissance du sous-continent, il cherche à réinsérer Cuba dans la communauté latino-américaine. En 2004, le ministre des Affaires étrangères Celso Amorim avait proposé d’intégrer l’île dans le groupe de Rio (composé des ministres des Affaires étrangères de 19 pays d’Amérique latine).
L’idée selon laquelle l’Amérique latine est le champ géopolitique naturel pour Cuba est aussi vieille que la Révolution et n’avait pas disparu lors du rapprochement avec l’URSS, en dépit de la rupture avec La Havane décidée à cette époque par l’ensemble des gouvernements latino-américains à l’exception du Mexique. Aujourd’hui, le rêve bolivarien incarné par Chávez rend un peu plus crédible cette perspective. Mais peut-on tout miser sur le Venezuela ? Outre les incertitudes politiques qui pèsent à moyen terme sur l’avenir d’Hugo Chávez, certains économistes cubains s’interrogent mezzo voce sur la stratégie suivie. Des décisions ayant des conséquences économiques et sociales importantes ont été prises par Fidel Castro, dont les « coups de barre » successifs remettent en cause toute tentative pour planifier un développement à long terme. En exportant ses services de santé (dont plusieurs dizaines de milliers de médecins) au Venezuela, en Bolivie et de par le monde, Cuba met à profit la qualification de sa main d’œuvre et semble s’orienter vers une économie de services dont on voit cependant mal la pérennité dans la mesure où chaque pays a pour vocation de former ses médecins et ses enseignants. Des spécialistes, qui avaient proposé d’utiliser les dérivés du sucre pour diversifier la production sucrière, critiquent la fermeture de la moitié des centrales sucrières et la perte d’un savoir-faire historique alors que les prix du sucre remontent. Le tourisme progresse, mais génère des effets indésirables. La coopération avec la Chine dans le domaine stratégique des bio-technologies et le rapprochement des centres de recherche cubains et chinois semblent prometteurs [8], mais les relations sino-cubaines ont toujours connu des hauts et des bas. Certains dirigeants cubains pourraient être tentés par le « modèle chinois », mais ce modèle implique le développement de contradictions sociales (chômage, inégalités...) que Cuba ne supporterait pas et surtout, les relations avec les USA sont strictement inversées : d’une part l’accroissement des échanges avec la Chine, d’autre part le renforcement de l’embargo étasunien à l’encontre de Cuba. Quoiqu’il en soit, l’amélioration du niveau de vie se fait attendre. La distribution de chocolat en poudre et la répartition de cocottes-minute à l’initiative de Fidel Castro apparaissent dérisoires face aux besoins de la population. L’intrusion des travailleurs sociaux dans les foyers pour contrôler les appareils électriques trop consommateurs d’énergie et remplacer les vieilles ampoules par des « bombillos » (ampoules à basse consommation), a suscité des protestations. Même le système de santé et la qualité des soins pourtant très performants souffrent du départ de nombreux médecins de famille à l’étranger. Dans les quartier, on entend souvent des commentaires critiques sur l’aide apportée aux vénézuéliens au détriment de la population locale.
Une nouvelle légalité institutionnelle
Comment passer de la légitimité révolutionnaire incarnée par Fidel Castro à une nouvelle légalité institutionnelle sans démanteler les conquêtes de la Révolution ? Tel est le défi. Il n’est pas mince pour une petite île située à 200 km de la première puissance mondiale. George Bush a déjà choisi au sein du Département d’État un « coordinateur » de la transition cubaine et mis sur pied une Commission d’aide à la transition pour un Cuba libre [9] dont le rapport dessine les contours d’un gouvernement de transition, en refusant tout dialogue avec Raúl Castro.
Aucun leader révolutionnaire n’est resté aussi longtemps au pouvoir, qui plus est dans un petit État soumis au début à des agressions militaires puis à un harcèlement économique commercial et politique permanent. En Russie comme en Chine ou au Vietnam (nous ne parlons ici que des pays qui ont connu un processus révolutionnaire autochtone), les partis communistes staliniens, bien que bureaucratisés et fossilisés, fonctionnaient comme des institutions structurées. À Cuba, le PCC n’a pas tenu de congrès depuis presque 10 ans. Le journal Granma, organe du Comité central, rend rarement compte des réunions et des décisions du Bureau politique. Après un long silence, la dernière réunion du Comité central s’est tenue le 1er juillet 2006. Des membres peuvent être exclus par la direction du PCC (dont les votes et les procédures ne sont pas connus) et d’autres cooptés selon des critères à géométrie variable (« les qualités, l’expérience, et la trajectoire des camarades »). Le secrétariat du Bureau politique avait été supprimé en 1991, il a été rétabli en 2006. Tout récemment, plusieurs limogeages ont affecté de hauts fonctionnaires et un membre du bureau politique du Parti communiste cubain a été condamné à 12 ans de prison pour « trafic d’influence ».
Le PCC sert de rouage administratif et de courroie de transmission, mais il n’est pas un lieu de débat. C’est un parti sans réelle cohérence idéologique depuis la chute de l’URSS. À l’exception de certains secteurs - intellectuels et chercheurs marginalisés -, ses analyses et sa production théorique sont pauvres. La direction du PCC exécutait jusqu’alors les décisions prises par le « líder máximo ». Les centres de décisions sont concentrés dans les mains de Fidel Castro, qui court-circuite le Bureau politique. On observe ainsi une sorte de dualité institutionnelle matérialisée par l’existence d’instances différentes, le groupe d’appui du commandant en chef étant bien souvent l’inspirateur des décisions gouvernementales. Bien que Fidel Castro soit le premier secrétaire du Parti, c’est un électron libre qui gouverne en marge des institutions - y compris du PCC.
Peut-on imaginer que le vide créé par la disparition de Fidel Castro puisse être comblé durablement par une équipe de direction collective du PCC ? C’est en effet le PCC que Raúl Castro a cité comme étant le « seul héritier digne de Fidel Castro, en tant qu’institution qui regroupe l’avant-garde révolutionnaire, garantie solide et sûre de l’unité des Cubains en tout temps » [10]. « 90 % de mon temps est consacré au Parti communiste de Cuba et la plupart de mes occupations ne sont pas publiques, c’est pour cela que je n’apparais pas beaucoup dans la presse », déclarait-il en 2003 [11]. Mais en 1996, lorsque des chercheurs appartenant à un centre prestigieux, le Centre d’études des Amériques (CEA), lié au PCC, avaient produit des analyses critiques sur l’état de la société cubaine, ils avaient été traités de « cinquième colonne » par Raúl Castro à la télévision. Les dirigeants du centre furent mutés, la revue et les éditions censurées [12]. Outre Raoul Castro, deux dirigeants aujourd’hui membres du nouveau Secrétariat (José Ramón Balaguer, 74 ans, et José Ramón Machado Ventura, 75 ans) avaient été particulièrement actifs dans cette campagne d’excommunication. Comment penser qu’ils pourront tolérer des débats d’orientation indispensables au sein du parti et dans la société ?
L’armée est, avec le PCC, l’autre pilier institutionnel du pays. Désormais Premier secrétaire « provisoire » du Parti, Raúl Castro est ministre des FAR (Forces armées révolutionnaires), une institution sur laquelle on spécule beaucoup. Sa cohésion et sa discipline en font l’une des institutions les plus solides du régime [13]. L’armée, forte de 50 000 hommes, représente une puissance économique majeure qui investit dans le tourisme, l’agriculture, l’industrie, les télécommunications et contrôle les deux-tiers de l’économie [14]. Certains observateurs [15] n’hésitent pas à affirmer que les FAR sont « les pionniers du capitalisme cubain ». C’est dans l’armée que fut expérimentée (sous l’impulsion de Raúl Castro appuyé ensuite par Carlos Lage), à la fin des années 1980 et dans les années 1990, un processus dit de « perfectionnement des entreprises d’État », dans le but d’accroître la productivité du travail. Cette modernisation productive, qui impliquait de réduire des effectifs pléthoriques, fut appliquée dans les entreprises d’État contrôlées par les FAR. Grâce à la discipline inhérente à l’institution, elle a donné des résultats. Mais généraliser son application était dangereux sur le plan social et certains responsables syndicaux de la CTC [16] (Centrale des travailleurs cubains) avaient mis en garde contre ses conséquences [17]. La réforme semble avoir été abandonnée. À la tête des grandes entreprises figurent des anciens commandants de l’armée rebelle aussi bien que des jeunes officiers ayant acquis une formation économique dans des écoles de gestion européennes. Mais si le travail de l’armée est de gagner de l’argent, comme l’affirme Frank Mora, professeur au National War College à Washington [18], une partie importante de ces gains est affectée à la défense du pays antérieurement financée pour l’essentiel par Moscou (une partie de l’aide militaire soviétique était gratuite).
Les FAR sont très respectées. Elles revendiquent un double héritage : celui des mambis, les combattants des guerres d’indépendance, et celui de l’Armée rebelle luttant dans la Sierra Maestra contre la dictature de Batista. Elles ne constituent pas un appareil répressif dont la fonction serait d’étouffer la dissidence. Ce rôle est dévolu au ministère de l’Intérieur, à ses services secrets et à sa police (c’est à celle-ci qu’incombe le maintien de l’ordre et si le ministère de l’Intérieur est sous contrôle des militaires, le recrutement des policiers obéit à d’autres critères).
Le 5e Plénum du Comité central présidé par Fidel Castro le 1er juillet 2006 avait consacré ses travaux au renforcement du parti et de la défense. À ce propos, Fidel Castro avait réaffirmé la nécessité de « consolider l’invulnérabilité militaire » du pays. Le Comité central avait adopté le rapport présenté par Raúl Castro sur l’état de préparation de l’armée, basé sur une conception défensive de la guerre populaire de résistance contre une intervention militaire américaine. Après l’intervention de la coalition américano-britannique en Irak en mars 2003, effectuée sans l’aval du Conseil de sécurité de l’ONU, Fidel Castro impulsa des exercices stratégiques intitulés « Bastion 2004 », manœuvres militaires d’une ampleur inégalée depuis 18 ans, justifiées par le nouveau contexte international. Lors du Comité central, Raúl Castro a souligné les efforts déployés par « un grand nombre d’entreprises civiles et militaires nationales » (plus de 1 000 directions d’entreprises étaient présentes) pour moderniser les équipements et l’armement tout en indiquant que « les débats ne s’étaient pas limités aux questions techniques ou militaires mais qu’ils avaient inclus les aspects liés au développement économique et social ayant un impact direct considérable sur la défense [19] ». La loi de Défense nationale réaffirme le caractère défensif de la stratégie adoptée. « La mission fondamentale des FAR est de combattre l’agresseur dès les premiers instants avec tout le peuple, de mener la guerre tout le temps nécessaire, en toutes circonstances, jusqu’à la victoire. » (art.34.)
Les FAR ne sont pas une institution politique, en ce sens qu’elles sont subordonnées au PCC, présent à chaque échelon de l’armée. Les officiers sont nombreux au Bureau politique et au gouvernement, mais l’état-major n’est pas une instance où l’on décide des orientations pour le pays. Toute intervention en ce sens mettrait en péril l’instrument considéré comme un atout essentiel pour se protéger du péril majeur : l’intervention des États-Unis. Cependant, le rôle économique de l’armée peut produire en son sein des différenciations susceptibles d’engendrer des divergences politiques, en particulier sur le degré de libéralisation économique. Le partage du travail entre Raúl et Fidel Castro (à Fidel la stratégie, à Raúl l’organisation) préservait l’unité des FAR mais cette synthèse familiale arrive à son terme.
Inquiet, soucieux de continuité, Fidel Castro avait en juin 2002 fait modifier la Constitution pour y inscrire à l’encre indélébile « le caractère irrévocable du socialisme ». Trois ans plus tard, en dépit de cette précaution constitutionnelle, Fidel Castro a mis en garde le 17 novembre 2005 contre les risques d’implosion du système. Mais le schéma qu’il a prévu fait reposer la succession institutionnelle sur Raúl Castro relayé par le PCC, ce qui n’est pas viable à long terme. Comme toujours, le chef militaire a méconnu les besoins démocratiques croissants d’une société profondément renouvelée.
À terme, de nouvelles institutions devront émerger. Une tâche difficile lorsqu’il faudra à la fois mettre en œuvre une nouvelle politique économique et définir un projet démocratique alternatif, tout en préservant les conquêtes de la révolution. Le rapport charismatique et paternaliste du leader avec le peuple, substitut démocratique, devrait laisser la place progressivement à un nouveau paradigme institutionnel. Tolérera-t-on ce processus de l’autre côté du détroit de Floride ? Rien n’autorise à le penser. Certes, l’exil est divisé entre ceux dont l’obsession est de récupérer à tout prix leurs propriétés et les « modérés » tels Marifeli Pérez-Stable, qui rejette l’idée « qu’une administration responsable de l’intervention en Irak puisse conseiller un Cuba démocratique [20] ». Mais comme l’observe un ancien ambassadeur de l’UE au Mexique et à Cuba : « Si j’étais cubain, j’aurais peur, car leur futur passera par les États-Unis [21]. »
Alors que la crise est stratégique, les nouveaux dirigeants pourront-ils se contenter d’ajustements tactiques ? Pour Heinz Dieterich, « le vieux paradigme socialiste ne soutiendra pas la Révolution cubaine confrontée à un double vide, l’épuisement d’un projet historique fondateur et la disparition de la génération héroïque ». Il faut « construire un socialisme du XXIe siècle. Si la Révolution ne prend pas des mesures immédiates afin que la population comprenne que son niveau de vie va s’améliorer et que la société sera plus démocratique, il y aura peu de forces dans le monde pour la sauver [22] ».
Depuis près d’un demi-siècle, la défense de la Révolution a imposé restrictions, privations, déchirures familiales. Imputer cela exclusivement au régime, ou à Fidel Castro, c’est omettre les agressions, le terrorisme d’État, le harcèlement incessant - encore accru ces dernières années - de l’administration américaine. On ne peut pas expliquer la résistance du peuple cubain par la répression. Non que cette répression n’existe pas, mais elle est plus limitée que celle qui régnait en URSS, en Tchécoslovaquie, en Pologne, où elle n’empêcha pas l’émergence des Vaclav Havel, Lech Walesa et autres Andrei Sakharov. Le régime ne résisterait pas à un Tien An Men. Mais si les Cubains ont résisté dans leur majorité par conviction, pour sauvegarder leur indépendance et leurs conquêtes sociales même amoindries, s’ils se sont reconnus dans le discours du commandant en chef, ils demandent aujourd’hui plus de confort, plus de facilités matérielles. Leur niveau culturel entre en contradiction avec l’infantilisation et l’absence de débats démocratiques qui ont vidé de leur substance les Organes de pouvoir populaire (OPP). Manuel David Orrio, un ancien journaliste « dissident », autrefois infiltré dans les groupes d’opposition interne [23], s’interroge à voix haute : « Le peuple cubain a toléré beaucoup de choses de Fidel. En tolérera-t-il autant de ses successeurs ? » La réponse ne fait pas de doute. La maladie de Fidel Castro annonce une autre époque.
NOTES :
[1] P. de Charentenay, « Église et État à Cuba », Études, Paris, décembre 1988.
[2] I. Ramonet, Biografia a dos voces, Debate, Espagne, avril 2006.
[3] J. L. Anderson, El Pais, 4 août 2006.
[4] Le malentendu est total sur ce point en Europe. La grande bourgeoisie parasitaire et les classes moyennes ont été lésées par la Révolution, même si, les premières années, des secteurs aisés ont appuyé Fidel Castro pour des raisons idéologiques au détriment de leurs intérêts matériels. Il en va très différemment pour les plus pauvres (les noirs notamment), dont le statut social avait connu une amélioration importante jusqu’à la crise. Ce sont ces derniers qui jusqu’à une époque récente ont été le principal soutien du castrisme.
[5] J. L. Anderson, El Pais, op. cit.
[6] Trois monnaies étaient en circulation à Cuba : le dollar, le peso convertible utilisé dans les magasins spéciaux vendant en dollars au taux de un pour un, et le peso traditionnel utilisé pour le paiement des salaires et le marché interne. Désormais il ne reste que deux monnaies en circulation.
[7] Entretien avec l’auteur.
[8] Mission économique de la Havane, Lettre de La Havane, n° 54, janvier 2006.
[9] C. Rice Secretary of State, C. Gutierrez, Secretary of Commerce, « Commission for Assistance to a Free Cuba », Report to the President, juillet 2006.
[10] .Discours de Raúl Castro prononcé pour le 45e anniversaire de l’armée orientale, le 14/06/2006.
[11] El Pais, 02/08/2006.
[12] Sur cette affaire, cf. J. Habel, « Miser sur l’Église pour sauver la Révolution cubaine ? », Le Monde diplomatique, février 1997.
[13] H. Klepak Cuba’s Military 1990-2005, éd. Palgrave, 2005.
[14] Mission économique de La Havane, Lettre de La Havane, n° 60, juillet-août 2006.
[15] The Economist, 05/08/2006.
[16] Entretiens avec l’auteur.
[17] Il semble que Fidel Castro ait à ce propos mieux compris que son frère les risques qu’il y avait à pratiquer des dégraissages en pleine crise.
[18] Miami Herald, 06/08/2006.
[19] http://granma.cubaweb.cu/2006/07/04....
[20] Marifeli Pérez-Stable est vice-présidente du Dialogue interaméricain, un « think thank » à Washington et professeur à l’Université internationale de Floride à Miami
[21] J. Lecomte, Le Soir, Bruxelles, 12-13/08/2006.
[22] Heinz Dieterich El futuro de la revolución cubana, Popular (Espagne), 2006.
[23] Agent secret de l’État cubain chargé d’infiltrer les milieux dissidents, Manuel David Orrio s’est dévoilé lors de l’arrestation de 64 journalistes en 2004. Aujourd’hui, il anime un site Internet qui continue d’avoir un caractère « dissident ». Malgré les questions que l’on peut se poser sur l’authenticité de son attitude d’opposant, Orrio ne pratique pas la « langue de bois » officielle. Ses observations sur la société cubaine d’aujourd’hui ne manquent pas d’intérêt.
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Source : cet article fait partie d’un dossier sur l’Amérique latine publié en français dans la revue Mouvements (http://www.mouvements.asso.fr/), n°47/48, septembre-décembre 2006.
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