Mardi 19 septembre, les généraux ont envoyé les chars et les troupes d’élites renverser un des rares gouvernements issu des urnes dans un pays où la monarchie constitutionnelle a plus souvent soutenu les juntes militaires que défendu la démocratie. La Thaïlande, qui n’avait pas connu de coup d’Etat depuis 1991, était présenté par les médias internationaux comme un exemple de démocratie dans une région où elle reste l’exception. Avec la même complaisance, on insiste sur le caractère « pacifique » d’un « putsch tranquille qui semble ravir les Thaïlandais » (la Tribune de Genève du 21/09/06).
Des images montrant des Thaïlandais (et même des touristes !) apporter des fleurs et de la nourriture aux soldats ou se faisant photographier à leur côté sont largement diffusés. Un sondage d’opinion assure que 83,9% de la population approuve un coup d’Etat qui mettra fin à la crise politique que traverse le pays depuis près d’un an. On imagine bien la liberté d’esprit d’un citoyen ordinaire recevant un appel téléphonique au lendemain du putsch, alors que les tanks sont dans les rues : « Au fait, le coup d’Etat, vous en pensez du bien ou du mal ? »
La junte au pouvoir explique avoir agi pour rétablir l’unité du pays, protéger le roi, mettre fin à la corruption et au népotisme, largement répandus, il est, vrai, sous l’ère Thaksin. Après l’adoption d’une nouvelle constitution, de nouvelles élections, « peut être en octobre 2007 » installeront un nouveau parlement et un gouvernement. En quelque sorte, un putsch pour sauver la démocratie. Il fallait y penser mais, en Thaïlande, les militaires y pensent très souvent. Il y a eu pas moins de 17 coups d’Etat sous le règne du roi Bhumibol, qui fête cette année avec faste deux anniversaires : le sien et celui de ses soixante ans de règne.
L’histoire débute en 1932. Cette année là, une « révolution démocratique » met fin à la monarchie absolue, impose une constitution et un parlement, oblige le roi à abdiquer et confisque ses propriétés. La famille royale n’aura de cesse de prendre sa revanche, rétablir son pouvoir et récupérer son immense fortune. Elle y parviendra après la seconde guerre mondiale. Les Etats-Unis ont besoin d’une base arrière solide et d’un gouvernement de fer pour lutter contre le communisme en Asie. La Thaïlande sera au cœur de ce dispositif. Bhumibol sera couronné en 1946 et apprendra à négocier avec des générations de dictateurs militaires brutaux et corrompus, pour le partage du pouvoir et des affaires. Les bourgeois intelligents apprendront à faire des donations généreuses à la famille royale qui en redistribue une partie à ses sujets sous forme de projets de développement agricole.
Il faudra ensuite reconstruire une légitimité historique, morale et religieuse pour masquer cette pompe à finance. Le rituel moyenâgeux de la cour (on s’agenouille, voire on s’aplatit) et la langue spéciale dans laquelle on s’adresse au roi, tombés en désuétude, sont rétablit avec soin, afin de matérialiser la soumission à l’autorité royale. Cette dictature bicéphale, monarchique et militaire, fonctionne bien à travers les décennies, malgré quelques révoltes des sujets matées dans le sang, notamment en 1973, 1976 et 1992. A chaque fois, la lutte contre le communisme en Thaïlande et dans les pays voisins, mais aussi la lutte contre les idées républicaines, sont invoquées par les militaires pour justifier la répression. Quant au roi, il est assez rusé pour apparaître comme celui qui modère la répression, tente de protéger « son » peuple et de trouver des compromis. Grâce à un endoctrinement systématique de la population depuis le plus jeune âge, et à une propagande faisant passer Staline pour un amateur, celui que l’on pourrait appeler le « grand-père » du peuple est adulé.
Si la machine est si bien huilé, comment expliquer le coup d’Etat actuel ?
La menace communiste a disparu, le mouvement ouvrier Thaïlandais a été écrasé et ne s’est pas encore reconstruit réellement. Aucun parti ouvrier d’ampleur national n’exprime les aspirations des travailleurs. La menace est venue d’ailleurs. Le rétablissement de la démocratie parlementaire en 1997 va conduire quelques années plus tard à l’élection d’un premier ministre, Thaksin Shinawatra, dont le tort sera de remettre en cause les subtilités du partage du pouvoir politique et économique entre la monarchie, l’armée et la bourgeoisie.
Thaksin Shinawatra, à la tête d’une fortune estimée à près de 2 milliards de dollars a été élu triomphalement par deux fois, en 2001 et 2005. Souvent qualifié de « Berlusconi asiatique », car son empire industriel et financier comprenait aussi une chaîne de télévision, Thaksin sera le premier politicien à s’intéresser aux pauvres, à s’adresser aux ouvriers et surtout aux paysans (50% de la population) pendant les campagnes électorales, et à mettre en œuvre des mesures dans le domaine de la santé, de l’éducation, du développement rural et local, qui sans résoudre vraiment et pleinement les problèmes de la vie quotidienne des gens, font la différence avec les gouvernements précédents.
Le Parti Démocrate, qui défend les intérêts de certaines fractions de la bourgeoisie tout en s’appuyant sur les classes moyennes de Bangkok, était l’interlocuteur traditionnel de l’armée et de la monarchie lors des épisodes démocratiques. Thaksin qui représente d’autres fractions de la bourgeoisie sera très populaire auprès des paysans du nord et du nord-est de la Thaïlande. Comme tous les politiciens qui l’ont précédé, il se servira du contrôle de l’Etat pour continuer de s’enrichir et d’enrichir ses amis. La construction du nouvel aéroport international, l’un des plus grands d’Asie fera beaucoup de jaloux chez les chefs d’entreprises qui n’ont pu y participer, car ne faisant pas parti du « clan Thaksin ». Mais surtout, Thaksin aura le tort de concurrencer la monarchie sur le plan de la popularité et des affaires mais aussi de ses prérogatives, tout en faisant des mécontents du côté de l’armée. En l’espace d’un an (2003-2004), il placera plus de 35 de ses parents et amis à la tête des principales unités, en opposition aux autres factions de l’armée notamment celles liées à la monarchie. Cela lui a entre autres permis de contrôler directement la répression de l’insurrection dans le sud de la Thaïlande. Dans un pays, comme souvent en Asie, où l’armée est aussi une puissance industrielle et financière, les conflits économiques avec le clan Thaksin ont certainement aussi joué un rôle important.
Thaksin tombera finalement à cause d’une « banale » affaire de corruption ayant donné naissance à une crise politique. En homme avisé voulant ménager l’avenir, il avait vendu son empire industriel et financier pour deux milliards de dollars à une entreprise publique de Singapour. Grâce au truchement de sociétés écrans situées dans des paradis fiscaux, il s’était arrangé pour ne pas payer un centime d’impôt. L’affaire a choqué l’opinion publique, et a donné lieu à des mobilisations de masse ininterrompues de janvier 2006 à la date du putsch. En réponse, Thaksin a convoqué des élections anticipées en février 2006, boycottées par l’opposition, mais qui ont confirmé sa popularité.
Ces élections ont ouvert une crise politique : une partie des députés n’ayant pas été élus à cause du boycott, la convocation du nouveau parlement était impossible. Le roi est alors intervenu publiquement, ce qui est rare, pour en substance désavouer Thaksin et demander de nouvelles élections. Celles-ci devaient avoir lieu en novembre 2006. Tous les pronostics tablaient sur une nouvelle victoire de Thaksin. C’en était trop pour la monarchie, une partie de l’armée, et des opposants impatients de revenir au pouvoir et aux affaires, en particulier le parti démocrate. Le coup d’Etat était dans l’air. Il a eu lieu sans coup férir. Qui était près à mourir pour Thaksin ?
L’activité des partis politiques et des syndicats est mise en sommeil. Les demandes des ouvriers et des paysans seront traitées directement par l’armée avec le résultat que l’on devine. Un putsch bien tranquille en quelque sorte, la bourse et l’industrie touristique sont repartis de plus belle.
Correspondant