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ÉTATS-UNIS

Quel avenir pour le mouvement des travailleurs immigrés ?

Samedi 17 février 2007, par Dan LA BOTZ

Entre mars et mai 2006, des millions de travailleurs immigrés ont manifesté à Los Angeles, New York, Chicago ainsi que dans des douzaines d’autres villes américaines, réalisant le manifestations sociales et politiques les plus massives de toute l’histoire des États-unis. Lorsque les immigrés quittaient le travail ou l’école pour se joindre aux manifestations où dominaient le travailleurs latino-américains, celles-ci prenaient l’allure de grève générale, les entreprises locales fermaient, le trafic était bloqué dans le centre des grandes villes. Ils portaient de nombreuse pancartes sur lesquelles on pouvait lire : « nous sommes des travailleurs, pas des délinquants » et « aucun être humain ne doit être illégal ».

Les manifestations étaient massives, pacifiques et responsables. Elles entendaient faire pression sur le Congrès pour qu’il vote une nouvelle loi sur l’immigration donnant aux millions d’immigrés sans-papiers le droit de vivre et de travailler aux États-unis, avec la possibilité d’accéder, s’ils le désiraient, à la citoyenneté américaine. Six mois à peine après ces évènements, les manifestations ont cessé, le mouvement est divisé et le Congrès, après avoir voté une loi pour construire un mur de 1 200 km de long sur la frontière mexicaine, s’apprêtait en novembre 2006 à voter la législation sur l’immigration la plus répressive qu’on ait connu depuis des dizaines d’années.
Qu’est-il donc arrivé à ce gigantesque mouvement des travailleurs immigrés ? Pourquoi se retrouve-t-il divisé, paralysé et politiquement frustré ? Que réserve l’avenir aux travailleurs immigrés et à leurs droits ? Comment ce mouvement a-t-il influencé le mouvement ouvrier et la politique progressiste aux USA pour les années à venir ?

La nouvelle immigration aux USA

Ce mouvement immigré est issu de la nouvelle immigration vers les États-unis, qui a connu une croissance très importante ces vingt dernières années, en particulier concernant les sans-papiers. Les États-unis, avec une population de 300 millions d’habitants en octobre 2006, accueillent plus d’un million d’immigrés légaux chaque année, dont 37 % proviennent du Mexique, de Chine, des Philippines et de Cuba. Il faut y ajouter environ 500 000 immigrés qui entrent illégalement chaque année, la plupart en provenance d’Amérique Latine. Il y a aujourd’hui aux États-unis plus de 10 millions d’immigrés sans-papiers (1), même si personne n’est vraiment sûr de ce chiffre. Plus de la moitié (57 % selon une estimation) proviennent du Mexique, et 23 % d’autres pays latino-américains. Environ 10 % sont originaires d’Asie. Globalement, les immigrés représentent 11 % de la population des États-unis, ce qui constitue le plus haut niveau d’immigration depuis les grandes migrations de la période 1880-1925.

La croissance rapide de la population immigrée a contribué à la modification de la composition ethnique du pays : les minorités – latino-américains, asiatiques, africains et autres – constituant maintenant un tiers de la population. Une autre langue que l’anglais est parlée maintenant dans 50 millions de foyers, soit un cinquième de la population âgée de plus de 5 ans. Les États-unis ont le taux de croissance de la population le plus élevé des pays industrialisés avec une croissance de 1 % par an dont la moitié est hispanique. Il y a vingt ans, l’immigration latino-américaine se concentrait sur certaines régions : les immigrés mexicains étaient concentrés dans le sud-ouest (Californie, Nouveau-Mexique, Arizona et Texas), les Portoricains à New York et les Cubains à Miami. Aujourd’hui, les immigrés latino-américains, surtout les Mexicains, se répartissent dans tous les États-unis, avec un grand nombre dans des villes comme Washington ou Atlanta en Géorgie. On trouve maintenant des immigrés latino-américains dans tout le Midwest, le sud, et vers le nord jusqu’à la Nouvelle-Angleterre. D’une question régionale, confinée aux côtes et à la frontière du sud, l’immigration est devenue une question nationale.

L’immigration latino-américaine a été favorisée ces dernières dizaines d’années par les politiques militaires et économiques des États-unis. Ceux-ci ont soutenu des dictatures militaires répressives en Amérique du sud entre 1964 et 1985, provoquant des vagues de réfugiés politiques et d’exilés. Dans les années 80, les guerres des USA contre les mouvements nationalistes ou de gauche et les gouvernements d’Amérique centrale ont généré des millions d’émigrés. Puis, dans les années 90, l’accord de libre commerce d’Amérique du nord (NAFTA), passé entre le Canada, le Mexique et les États-unis, a eu un effet dévastateur sur l’économie du Mexique, ruinant les agriculteurs pauvres qui durent émigrer pour chercher du travail aux États-unis. De façon plus générale, la mondialisation néolibérale, imposée à l’Amérique latine par les États-unis, le Fonds monétaire international et la Banque mondiale, a engendré une crise plus ou moins continuelle de ces économies, créant un chômage massif et une pauvreté chronique qui pousse de plus en plus d’agriculteurs et de salariés à rechercher du travail aux États-unis.

Le Mexique et l’émigration

C’est de loin le Mexique qui fournit le plus d’immigrés aux États-unis. Ces deux pays ont une longue et complexe histoire en matière d’immigration.

 Pendant la conquête de la moitié du territoire mexicain, lors de la guerre USA-Mexique de 1847 (2), les États-unis ont amené de force 100 000 Mexicains aux États-unis. Ces incorporations forcées étaient souvent suivies pour ces Mexicains par la dépossession de leur terre et de leurs droits, ainsi que par leur regroupement à l’écart de la population américaine.

 Le modèle de l’immigration de masse mexicaine s’est formé avec deux grandes vagues, la révolution mexicaine (1910-1920) puis, entre 1926 et 1934, la « guerre des cristeros »(3) durant chacune desquelles un million de Mexicains ont émigré aux États-unis.

 Pendant la grande dépression (1929-1939) quelques 500 000 Mexicains ont été expulsés du pays par des agences gouvernementales et des citoyens américains.

 Entre 1942 et 1964, le « programme Bracero », a autorisé l’admission de 4,2 millions de travailleurs saisonniers agricoles temporaires mexicains, auxquels il faut ajouter l’immigration clandestine. La réponse des États-unis à l’immigration illégale des années quarante et cinquante à été l’opération Wetback qui, en 1953 et 1954, a expulsé des États-unis presque deux millions de Mexicains sans-papiers.
Les échecs de l’économie mexicaine sont la cause principale de l’immigration de masse. Le Mexique est entré en crise avec la chute des prix du pétrole au début des années 80. Celle-ci a conduit le parti au pouvoir, le Parti révolutionnaire institutionnel (PRI), à adopter les politiques d’ouverture de marché et de libre concurrence prônées par les USA, le FMI et la Banque mondiale. Le Mexique a rejoint le GATT (la future OMC) en 1986 et a négocié le Traité nord-américain de libre commerce (NAFTA) qui a pris effet en 1994. Cette même année, le Mexique a rejoint l’OCDE, symbole de son statut de grande nation mondiale. Le démantèlement de la vieille économie nationale, l’accord du NAFTA et la dépression économique des années 1994-1996, ont eu un effet dévastateur sur l’économie. Les petites entreprises et les entreprises agricoles firent faillite. Les agriculteurs et les salariés durent partir à la recherche de travail aux États-unis. Durant les années 1990 et 2000, pour faire face à la croissance de sa population, le Mexique aurait dû créer un million d’emplois par an, mais il n’en a créé qu’entre 200 000 et 400 000. Ce qui pousse les Mexicains à émigrer est la différence de salaire. En 1970, les salariés américains gagnaient quatre fois plus que les salariés mexicains, et, en 2000, plus de dix fois plus. Les chômeurs ont franchi la frontière, généralement sans papiers, pour se répartir dans l’ensemble des États-unis et travailler dans des fermes, des usines, dans le bâtiment ou l’hôtellerie.

Les immigrés aux États-unis

Suite à cela, les immigrés sont devenus une part importante de la classe ouvrière américaine. La moitié des nouveaux travailleurs des années 90 étaient des immigrés. Ils forment un pourcentage important des emplois mal payés. Parmi les 11,1 millions de sans-papiers, 7,2 millions avaient du travail en mars 2005, constituant 4,9 % de la totalité du salariat. Les immigrés, avec ou sans-papiers, représentent 14 % du salariat et jusqu’à 20 % de la main-d’œuvre des industries à bas salaires. Ils représentent 24 % des travailleurs agricoles, 17 % des ouvriers du nettoyage, 14 % des ouvriers du bâtiment et 12 % des travailleurs de la restauration. Ils ont de moins bons salaires, moins d’avantages et travaillent souvent dans des conditions en dessous de la moyenne. Dans l’agriculture, la plus grosse partie de ces travailleurs est employée pour les récoltes. Le ministère du travail (DOL) estime qu’il y a 1,8 million de saisonniers occupés aux récoltes aux États-unis. Parmi eux, 75 % viennent du Mexique, 2 % d’Amérique centrale et 1 % d’autres pays ; 53 % d’entre eux sont sans papiers.

Les sans-papiers viennent aux États-unis en utilisant des réseaux familiaux ou d’amis formant ce qu’on appelle la migration en chaîne. Beaucoup de ces nouveaux émigrés du Mexique ou du Guatemala sont des jeunes hommes et femmes (certains viennent seuls dès 14 ans) provenant de zones rurales indienne, ayant un faible niveau d’éducation (l’équivalent du niveau français du CE2 pour le Guatemala et de la 6e pour le Mexique). La plupart des sans-papiers ont franchi la frontière avec l’aide de contrebandiers appelés les coyotes à qui ils ont du payer jusqu’à 2 000 dollars pour un voyage à travers le désert ou le Rio Grande. Ils prennent ensuite généralement contact avec un entrepreneur qui va les embaucher pour travailler dans une entreprise ou chez un particulier. Mais pour être embauchés ils ont besoin de papiers. Les travailleurs sans-papiers dépensent des centaines de dollars pour acheter des cartes fausses ou volées comportant un numéro de sécurité sociale pour avoir un travail. Ils achètent également des faux permis de conduire pour pouvoir aller et revenir de leur travail.

Représentant presque un cinquième de la main-d’oeuvre de certains secteurs à bas salaires, l’organisation de ces travailleurs immigrés est un objectif important des syndicats américains. Aujourd’hui, les immigrés sont souvent inorganisés tout comme le sont presque 90 % des salariés américains (seulement 12,5 % de tous les travailleurs américains sont syndiqués dont 7,8 % dans le secteur privé). Parmi les nouveaux travailleurs sans-papiers, beaucoup sont très jeunes, sans droits, sans connaissance de l’anglais, peu familiers des lois et des usages sur les lieux de travail. Ils sont donc victimes d’une exploitation particulièrement intense de la part des employeurs. Les immigrés peuvent toucher moins que le salaire minimal légal, travailler plus longtemps que le maximum légal, ne pas être payés pour les heures supplémentaires, se voir refuser les pauses, y compris celles du repas, et être poussés aux limites de l’endurance humaine dans des travaux qui sont plus sales et plus dangereux que ceux effectués par les Américains, noirs ou blancs. Mais, sans citoyenneté, ils sont difficiles à organiser car ils peuvent être facilement intimidés par les employeurs.

Les « travailleurs invités »

Les États-unis ont parfois soutenu des programmes de travailleurs « invités », c’est-à-dire des travailleurs étrangers temporaires (qu’on ne peut appeler des immigrés car ils retournent chez eux à la fin de leur contrat). Les employeurs soutiennent ces programmes qui leur permettent de garder une réserve de main d’œuvre faisant pression sur les salaires, d’éviter la mécanisation, et de disposer d’une main d’œuvre qui se syndiquera difficilement. Au cours de la première guerre mondiale, les États-unis ont autorisé 77 000 Mexicains à venir travailler aux États-unis, dont environ la moitié y sont restés, sans autorisation, une fois leurs contrats terminés. Entre 1942 et 1964, pour combler le manque de main-d’œuvre dû à la seconde guerre mondiale et à la guerre de Corée, les États-unis et le Mexique ont coopéré pour que 4,6 millions de Mexicains viennent travailler aux États-unis. Selon la loi, les « travailleurs invités » étaient censés avoir un logement gratuit, des soins médicaux, des moyens de transport et des salaires équivalents à ceux des salariés du pays d’accueil. Certains travailleurs n’ont pas obtenu ces conditions minima, d’autres ont été trompés et tous ceux dont l’employeur se plaignait ont été renvoyés chez eux.

Pendant les années 80 et 90, le « programme spécial de légalisation du travail agricole »(4) autorisa la régularisation de tout travailleur clandestin ayant effectué dans l’année écoulée 90 jours de travail à la ferme. Furent ainsi régularisés 1,2 million de travailleurs étrangers et, entre 1989-1990, ils représentaient 31 % des travailleurs de l’agriculture. En 1997-1998, ces travailleurs légalisés ne représentaient plus que 16 % des travailleurs effectuant les récoltes. Une fois qu’un travailleur agricole était légalisé, il abandonnait souvent le travail à la ferme pour un travail moins dur et mieux payé. Quand ce programme de légalisation prit fin, les employeurs recommencèrent à utiliser des travailleurs clandestins.

Aujourd’hui, les programmes de « travailleurs invités » font venir plus de 100 000 travailleurs aux États-unis chaque année. Le programme H-2A concerne 45 000 travailleurs agricoles, et le H-1B 65 000 travailleurs qualifiés, notamment dans les nouvelles technologies. Le sénateur John McCain, un républicain de l’Arizona, et le sénateur Edward Kennedy, un démocrate du Massachusetts, ont proposé un nouveau programme d’invitation qui ferait venir 400 000 nouveaux travailleurs la première année et leur permettrait, après 6 ans aux États-unis, d’y rester de façon permanente. Les syndicats américains s’y sont opposés car les travailleurs auraient des difficultés à s’organiser et seraient maltraités. De tels programmes offrent aux employeurs des travailleurs captifs avec de faibles salaires. Tout en considérant que de tels programmes devraient être abrogés, le FLOC (5), comité d’organisation des travailleurs agricoles, a réussi à organiser en Caroline du Nord 8 000 des travailleurs invités du programme H2-A.

Les propositions politiques

Lorsque le président George W. Bush fit campagne pour l’élection de 2000, il proposa, pour gagner les voix des latino-américains, de réformer la politique d’immigration et de modifier les relations entre le Mexique et les États-unis. L’attaque terroriste du 11 septembre 2001 mit fin à ces propositions. Le contrôle des frontières et des immigrés fut renforcé par la création du Département de sécurité intérieure et de nouvelles mesures administratives. Le 11 septembre eut pour conséquence un accroissement de la xénophobie et du nativisme (6), avec l’arrestation par le gouvernement, et même les attaques, par certains citoyens, des étrangers dont le faciès pouvait faire penser qu’ils étaient originaires du Moyen-Orient.
En janvier 2004, le président Bush revint sur le thème de l’immigration, proposant un plan en cinq points pour en réformer les lois. Ce programme devait :

1. protéger les frontières américaines,

2. créer un programme de travail temporaire pour les immigrés,

3. permettre aux travailleurs sans-papiers déjà aux États-unis d’accéder à ce programme,

4. offrir des incitations pour le retour au pays,

5. protéger les travailleurs régularisés en les distinguant des travailleurs participant au programme de travail temporaire.
Le programme du président Bush aurait permis à des travailleurs immigrés de travailler aux États-unis pendant 3 ans avant d’être renvoyés chez eux. Ce programme prévoyait également la possibilité pour ces travailleurs immigrés invités de renouveler leur contrat temporaire pour une nouvelle période de trois ans.

Non seulement les Démocrates, mais aussi l’aile droite du parti Républicain de Bush rejetèrent fermement ces propositions. L’aile droite des Républicains argua que le point 3 des propositions représentait une amnistie pour les travailleurs qui étaient entrés illégalement aux États-unis. Ils voulaient que tous les sans-papiers soient renvoyés chez eux de force et soient mis en queue de la liste de demande de visa temporaire. Les Républicains modérés et les Démocrates firent une autre proposition, qui visait à régulariser de nombreux travailleurs et leur offrait un accès à la citoyenneté. Cela déboucha sur un projet de loi de réforme de la politique d’immigration, déposé par le sénateur Républicain Chuck Hagel du Nebraska et le sénateur Démocrate Tom Daschle du Dakota du Sud. Il aurait permis à certains sans-papiers d’être légalisés et aurait créé un programme de travail temporaire qui aurait offert à ces travailleurs temporaires un accès à la possibilité de résidence permanente et à la citoyenneté s’ils le désiraient. Dirigés par le sénateur Edward M. Kennedy, les Démocrates progressistes mirent en avant leur propre proposition de loi « pour la mise en œuvre de visas sûrs, contrôlés et légaux » qui aurait donné aussi une protection aux travailleurs immigrés. Les deux propositions comprenaient malgré tout un important programme de « travailleurs invités ».

En réponse à ces propositions modérées du Sénat, le représentant Républicain F. James Sensenbrenner Jr. fit une proposition extrêmement répressive. Elle rendait plus difficile aux travailleurs immigrés régularisés l’accès à la citoyenneté américaine, elle élargissait la définition de trafiquant en incluant quiconque aide ou transporte un travailleur sans-papiers, elle permettait d’expulser ou d’emprisonner tout immigré venant aux États-unis pour travailler et comprenait enfin un vaste système rétroactif de contrôle des emplois. C’est cette proposition de loi qui déclencha la mobilisation des immigrés et de leurs alliés et qui donna lieu à de gigantesques manifestations entre mars et mai 2006.
Des millions d’immigrés descendirent dans la rue au printemps 2006, mais, à peine quelques mois après, le pays commença à se polariser sur les élections de mi-mandat du 7 novembre. Les Républicains de la Chambre des représentants préparèrent une loi encore plus sévère, dont l’essentiel concernait la construction d’un mur entre les États-unis et le Mexique. Les Républicains les plus à droite qui entamaient leur campagne pour les élections locales, dans leur État ou pour des postes fédéraux, lancèrent des slogans dénonçant les Démocrates comme étant trop tendres avec les « étrangers illégaux » et la « menace de terrorisme à nos frontières ». Les Républicains modérés et les Démocrates progressistes se battirent au Congrès pour maintenir le compromis sur la réforme de l’immigration, mais ce qu’ils proposaient reprenait en de nombreux points les propositions répressives :

 un renforcement de la surveillance de la frontière,

 des programmes d’invitations de travailleurs immigrés, des amendes pour les immigrés cherchant à se faire régulariser,

 la régularisation de seulement une petite partie des immigrés, ceux qui résident aux États-unis depuis plus de cinq ans.

En octobre 2006, il devint clair que toute réforme significative de la politique de l’immigration était devenue très improbable lors de cette législature. La victoire des démocrates, aux élections du 7 novembre, fait qu’il est probable qu’une réforme va être votée. Elle régularisera probablement certains immigrés, mettra en place un programme de « travailleurs invités » pour d’autres, et en laissera beaucoup sans aucun droit de vivre et de travailler aux États-unis.

Le débat à un niveau plus large

La société américaine a débattu de la question de l’immigration dans les locaux syndicaux, les églises et les universités. Les États-unis ont une longue histoire d’opposition envers ceux qui ne sont pas nés aux États-unis et, en particulier, envers ceux de race ou de religion différente de celle des fondateurs anglo-saxons et protestants. Ce « nativisme » a connu un renouveau avec l’article de Samuel Huntington « le défi hispanique », publié dans le journal Foreign Policy de mars-avril 2004, qui disait que les immigrés latino-américains arrivaient en si grand nombre qu’ils menaçaient d’affaiblir la culture anglo-protestante. L’immigration latino-américaine, prétendait-il, menaçait d’envahir le pays avec des gens qui méprisaient la culture américaine et dont les valeurs aller miner la démocratie et la productivité américaine. Le plus gros groupe anti-immigré, la Fédération pour une réforme de l’immigration américaine (FAIR), accuse les immigrés « de crimes, de pauvreté, de maladie, d’envahir les cités et d’accroître les tensions en Amérique et demande qu’il y ait une très forte réduction de ceux qui sont autorisés à venir ». Certains groupes anti-immigrés, comme The Minutemen (7), constituent des patrouilles et se portent volontaires pour prendre leurs fusils et venir aider la police à la frontière.

Les immigrés ont malgré tout des alliés venant des syndicats, de l’Église catholique et de certaines organisations d’immigrés. L’AFL-CIO, qui regroupait il y a encore peu la plupart des syndicats américains, a abandonné sa position traditionnelle contre l’immigration et a adopté en 2000 une position de soutien aux immigrés, demandant à ses syndicats de les organiser. La confédération prit comme position que « les sans-papiers et leurs familles déjà dans le pays devraient obtenir un statut légal permanent par un nouveau programme de régularisation ». Le syndicat des services (SEIU), qui a dirigé la scission de l’AFL-CIO en 2005 pour former la coalition Change to Win, a également pris une position en faveur des immigrés et veut « établir un moyen d’accès sérieux à la citoyenneté pour ceux qui ont un travail pénible et qui payent leurs impôts, créer des frontières justes et sûres, ajuster l’immigration en fonction de nos besoins, punir les patrons qui exploitent des travailleurs sans papiers, regrouper les familles ». Le SEIU a cependant aussi accepté les programmes de « travailleurs invités ». Change to Win, constitué de plusieurs gros syndicats ayant des positions différentes, n’a pas de position commune sur la question de l’immigration.

Les conférences américaine et mexicaine des évêques catholiques publièrent en 2003 une lettre pastorale sur les migrations intitulée « Ce ne sont plus des étrangers : ensemble dans le voyage de l’espoir ». S’appuyant sur les enseignements sociaux du catholicisme, la lettre demandait aux organisations catholiques et aux individus de montrer de la compassion et de la solidarité avec les immigrés. Elle demandait en particulier la régularisation des sans-papiers aux États-unis. Les groupes latino-américains ont pris également position en faveur des immigrés sans-papiers.
Par exemple, le Conseil national de La Raza (NCLR), une organisation d’immigrés latino-américains, pour la plupart citoyens américains en règle, a pris position en défense des droits des immigrés : « NCLR soutient une réforme complète de l’immigration qui comprendrait les principes suivants : 1) un accès à la citoyenneté pour les sans-papiers actuels, 2) la création de nouveaux moyens d’accès au pays pour les futurs immigrés, 3) une réduction de la file d’attente des familles immigrées qui désirent se regrouper et 4) la protection des droits et des libertés civiques ».

Mais en même temps, certains des plus anciens groupes d’immigrés n’ont pas su s’identifier au sort des immigrés d’aujourd’hui. Leurs membres se sentent souvent menacés dans leur statut et leur emploi par l’arrivée des nouveaux immigrés latino-américains, dont beaucoup sont des paysans indiens pauvres.

La proposition la plus originale et la plus notable vint du Comité d’organisation des travailleurs agricoles (FLOC), un syndicat paysan originaire du Midwest dirigé par Baldemar Velásquez. Parlant au nom de son syndicat, il proposa à la place des programmes de « travailleurs invités », que les travailleurs disposent d’un « visa pour la liberté ». « Ce qu’il faut envisager c’est un Visa pour la liberté avec nos partenaires commerciaux actuels. Le Visa pour la liberté garantirait la liberté de voyager et de travailler assortie des droits du travail. Il devrait être lié à un emploi confirmé mais pas à un employeur individuel. En d’autres termes, cela devrait être un visa portable. Il devrait garantir à son détenteur les libertés de base comme le droit d’association et le droit de constituer des organisations et des syndicats pour protéger ses droits de travailleur. Cela atténuera les violations du droit du travail et les bas salaires actuels en permettant à ces travailleurs de s’organiser ».

Le mouvement immigré vu de la base

Au printemps 2006, lorsque les immigrés commencèrent à se mobiliser pour riposter au projet de loi, ils reçurent au début le soutien de l’Église catholique, de l’AFL-CIO, du SEIU, du FLOC et de quelques organisations d’immigrés. Mais le mouvement partait fondamentalement de la base, des sans-papiers et des latino-américains et autres communautés immigrées. Les latino-américains se sont organisés dans leurs églises, leurs syndicats, leurs associations de quartier, leurs clubs de football constitués d’immigrés originaires d’une même ville du Mexique, du Guatemala et d’autres pays. Même si des journalistes de radios latino-américaines dans certaines villes, comme Chicago et Los Angeles, ont pu jouer un rôle important en popularisant la mobilisation, celle-ci est le fruit du militantisme d’hommes et de femmes de la base sur les lieux de travail et dans les communautés.

Lorsque le mouvement devint plus militant, par exemple avec la proposition d’une manifestation du premier mai qui se transformerait en grève générale (8), l’Église catholique, de nombreux syndicats et certaines organisations latino-américaines firent soudain marche arrière dans leur soutien. Cela n’empêcha pas la base latino-américaine de se dresser par millions pour faire revenir le premier mai, journée internationale des travailleurs, sur le calendrier américain après une absence de plus de cent ans. Beaucoup de sans-papiers surmontèrent la peur de leur employeur et la peur de la police. Ils descendirent ouvertement dans la rue, brandissant à la fois le drapeau de leur pays d’origine et le drapeau américain. Les manifestations du printemps ont été des démonstrations de la fierté des immigrés, de solidarité et d’espoir.

Où va le mouvement immigré ?

À l’été 2006, le mouvement immigré se trouvait divisé, démoralisé et virtuellement défait. Que s’était-il passé ?

Les immigrés sans papiers ont été brutalement abandonnés. L’Église catholique, tout en continuant ses actions de charité et ses programmes sociaux, a été effrayée par l’irruption de militantisme représenté par les manifestations du premier mai (8). Les républicains attaquèrent le mouvement, se servant de lui pour solidifier leur base de droite en vue de gagner les élections. Les démocrates reculèrent sur la question immigrée par peur de perdre des voix. L’AFL-CIO, le SEIU, Change to Win et les organisations traditionnelles latino-américaines commencèrent à s’occuper de faire inscrire des citoyens sur les listes électorales et à organiser, pour le jour du vote, des opérations d’incitation à voter en faveur des candidats du parti Démocrate. Ces campagnes d’enregistrement électoral et d’incitation à voter ne concernaient en rien les millions travailleurs immigrés sans papiers qui ne pouvaient participer aux élections, même s’ils l’avaient voulu.

Abandonnés par leurs alliés, les sans-papiers étaient livrés à eux-mêmes. Un certain nombre d’organisations latino-américaines à travers le pays se réunirent en août 2006 pour essayer de monter une coalition autour du programme de l’immigration. Le « Mouvement du 10 mars » adopta un programme revendiquant :

 la régularisation de tous les immigrés,
 le droit de résidence avec l’entièreté des droits civiques et politiques,
 la fin des expulsions,
 la liberté et la justice pour tous.

Ils s’opposèrent également à la militarisation de la frontière et aux programmes sur les « travailleurs invités ». Ce programme émanant de la base répondait aux besoins des 11 millions de travailleurs sans papiers. Mais il eut peu d’écho dans la société américaine et était en complet décalage avec le débat qui se déroulait au Congrès.

La dernière proposition de loi de compromis, la proposition de loi Hagel-Martinez, est presque aussi mauvaise que certaines des propositions de lois réactionnaires précédentes. Elle demande la militarisation de la frontière avec le Mexique, la création d’une classification des immigrés en trois niveaux, autorisant l’accès de certains sans-papiers à la citoyenneté, forçant les autres à demander le statut de « travailleur invité », et demandant à plus de deux millions de travailleurs de quitter le pays immédiatement. La Chambre des représentants continue pendant ce temps à produire des projets de lois de plus en plus répressifs. Après les élections de mi-mandat, quels qu’en soient les vainqueurs, on peut s’attendre à ce qu’une loi du genre Hagel-Martinez soit votée par le Congrès ou peut-être même quelque chose de pire, laissant des millions de sans papiers sans aucun droit.

Après le vote d’une réforme de l’immigration créant de telles divisions, le mouvement des immigrés sans-papiers devra se regrouper et sa tâche ne sera pas facile. Les immigrés seront divisés en trois groupes.

 Ceux qui sont sur la voie du droit à la résidence et de la citoyenneté vont pouvoir respirer plus tranquillement. Des syndicats comme le SEIU vont essayer de les organiser. Jusqu’ici le SEIU a connu quelques succès dans son programme de recrutements, et la régularisation de ces immigrés lui permettra sans doute de faire encore mieux. Bien que le SEIU devienne de plus en plus une machine bureaucratique, il n’en reste pas moins que des travailleurs avec un syndicat, avec des contrats et donc avec de meilleurs salaires et une protection maladie seront dans une meilleure situation.

 Ceux qui font partie des programmes de « travailleurs invités », avec certains avantages comme le droit de revenir chez eux pour des visites, vont devenir une sous-classe tournante de travailleurs. Ils viendront aux États-unis pour trois ans, peut-être pour plus longtemps, puis retourneront chez eux. Bien que les propositions devraient en théorie assurer que les employeurs les traitent humainement, on a vu dans le passé, de tels programmes donner lieu à des abus. En tout cas il sera très difficile de syndiquer ces travailleurs.

 Ceux qui n’auront aucun droit seront pourchassés par de nouvelles forces de police locales, d’État et fédérales qui pourront les renvoyer chez eux. Certains seront démoralisés et rentreront chez eux d’eux-mêmes car ils ne trouveront pas de travail puisque les employeurs exigeront des papiers. Certains trouveront une solution dans l’économie souterraine du marché noir, formant un sous-prolétariat sans citoyenneté, sans droits civiques, sans droits du travail, et sans beaucoup d’espoir.
Alors que certains latino-américains seront délaissés, d’autres pourront rejoindre le gros du prolétariat. Il faut préciser que le mouvement immigré n’a jamais été radical. Ce qui a été potentiellement radical en lui c’est le caractère massif et ouvrier de son mouvement. Après les manifestations qui se sont déroulées entre mars et mai 2006, certains ont eu l’espoir que la force du mouvement réussirait à arrêter le fonctionnement des fermes, des usines, des hôtels et des chantiers de construction, ce qui aurait montré son poids dans l’économie et aurait pu mettre en mouvement des travailleurs non immigrés. Mais la plupart des immigrés n’étaient pas préparés à prendre le risque de faire une telle démonstration de leur force, ayant peur que cela retourne le peuple américain contre eux. L’Église catholique, les Démocrates et certains des syndicats ouvriers firent aussi tout ce qu’ils purent pour garder le mouvement sous leur contrôle et dans certaines limites.

En temps ordinaire, il faut savoir que les immigrés latino-américains ne sont pas à gauche, dans la mesure où on puisse même parler d’une gauche aux États-unis. Même si la plupart d’entre eux, excepté les Cubains, votent pour les Démocrates, ils ne sont pas progressistes. Ils apportent avec eux les politiques populistes de leurs propres pays, c’est-à-dire qu’ils ne demandent pas un changement de système mais que ce système donne plus aux laissés-pour-compte. La plupart sont catholiques et beaucoup assistent à la messe régulièrement où ils entendent les sermons du mouvement anti-avortement, même si, à la maison, ils utilisent des contraceptifs et cherchent à avorter en cas de besoin. Ceux qui ne sont pas catholiques sont souvent des évangélistes, des protestants qui se concentrent sur la vie dans l’au-delà plutôt que sur leur vie réelle. Les immigrés s’intègrent dans les communautés latino-américaines existantes dans des villes comme Atlanta, Chicago, Los Angeles et New York. Ils ont ainsi parfois les mêmes perspectives et font face aux mêmes problèmes que les américains ordinaires. Le meilleur espoir pour le mouvement des immigrés latino-américains sont les syndicats ouvriers, les « Workers Centers » (9) et les organisations de base latino-américaines qui essayent de transformer la lutte pour les droits humains élémentaires en une campagne permanente pour la justice sociale.

Le Comité d’organisation des travailleurs agricoles (FLOC) basé dans l’État de Ohio (dans le nord des USA), représente un tel groupe. C’est un syndicat ouvrier qui est aussi un mouvement social de défense des droits des immigrés. Il est dirigé par Baldemar Velásquez, quelqu’un qui, toute sa vie, a travaillé et a été organisateur syndical dans l’agriculture. La plupart de ses membres sont des paysans déracinés et des travailleurs mexicains qui sont venus travailler dans les champs de l’Ohio, du Michigan et de la Caroline du Nord. Sans cesse créatif et inventif, le syndicat a réussi à organiser les 8 000 agriculteurs régularisés ayant le statut d’ « invités » qui arrivent du Mexique chaque année pour travailler dans les champs de Caroline du Nord. Le FLOC se bat pour de meilleurs logements, des salles de bains, des téléphones et des machines à laver dans les habitations ouvrières. En même temps, le FLOC mène la lutte pour la régularisation de tous les travailleurs et a lancé la proposition de « visa pour la liberté ».

Sur le long terme, ce sera la lutte quotidienne permanente d’organisations comme celle-ci qui défendra les travailleurs. Le jour viendra, dans quelques années probablement, où les immigrés latino-américains constitueront de nouveau un mouvement de masse de millions de personnes dans la rue (en espérant aussi que cela arrive à un meilleur moment politique) et où leur mobilisation obtiendra des succès importants.

Notes

1. Une première étude évalue à 9,3 millions le nombre de sans-papiers, et une seconde la situe entre 11,5 et 12 millions. Passel, Capps, Fix : “Undocumented Immigrants : Facts and Figures,” Urban Institute, January 12, 2004 http://www.urban.org/UploadedPDF/1000587_undoc_immigrants_facts.pdf Passel : “Size and Characteristics of the Unauthorized Migrant Population in the U.S. Estimates Based on the March 2005 Current Population Survey” http://pewhispanic.org/files/reports/61.pdf
2. Les territoires conquis sur le Mexique ont été la Californie, l’Arizona, le Nouveau-Mexique, et le Colorado.
3. La guerre des cristeros est un soulèvement religieux contre la laïcité imposée par les courants libéraux et révolutionnaires (90 000 morts). (NdT)
4. Special Agricultural Workers (SAW).
5. Farm Labor Organizing Committee. http://www.floc.com/
6. Le nativisme proclame vouloir favoriser les natifs américains et s’oppose à l’immigration. A noter que les États-unis connaissent le principe du droit du sol : tout enfant né sur le territoire des États-Unis peut être déclaré citoyen américain. Le mariage avec une personne de nationalité américaine ne confère pas en revanche, par ce seul fait, la nationalité américaine. (NdT)
7. http://www.minutemanproject.com/default.asp ?contentID=23
8. Les USA est sans doute le seul pays du monde où le premier mai est habituellement un jour travaillé comme un autre. C’est pourtant dans ce pays que les syndicats ont appelé pour la première fois en 1886 à faire une grève générale le premier mai pour obtenir la journée de 8 heures. Deux jours et trois jours plus tard intervenaient les incidents de Chicago à la suite desquels quatre militants anarchistes furent pendus (et un autre se suicida dans sa cellule). En 2006, la journée du premier mai a retrouvé aux USA sa signification originelle (NdT).
9. Les Workers Centers sont des permanences tenues par des militants associatifs et syndicaux en direction des salariés les plus pauvres et, en particulier, ceux d’origine étrangère. (NdT)

* Publié dans la revue Solidaires international n°2 - février 2007. Traduction Jacques (SUD-PTT).

* Dan La Botz fait partie de la génération qui s’est radicalisée contre la guerre du Viet-Nam et pour les droits civiques des afro-américains. Il a également commencé à militer aux côtés des salariés immigrés lorsqu’il était étudiant en Californie à la fin des années 1960. De 1974 à 1980, il a travaillé comme chauffeur routier dans le Nord des USA, et a participé à l’animation du courant de gauche au sein du syndicat des camionneurs (Teamsters for a Democratic Union – TDU www.tdu.org/). Il a ensuite travaillé pour diverses structures syndicales et soutenu des organisations de soutien aux immigrés latino-américains ainsi que le le FLOC. Dan milite à Cincinnati (Ohio) dans « La Coalición por Los Derechos y la Dignidad de los Inmigrantes - Coalition for the Rights and Dignity of Immigrants ». Dan La Botz a joué un rôle important dans la construction du réseau Labor Notes (voir dans ce numéro Labor Notes : Un réseau pour le contre-pouvoir ouvrier). Il a écrit plusieurs livres et de nombreux articles sur le syndicalisme aux USA, au Mexique et en Indonésie. Il est aujourd’hui professeur d’histoire et d’études latino-américaines à Cincinnati. www.farmworkermovement.org/essays/essays/Dan%20LaBotz%20Final.pdf