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INDE

« Nous ne céderons jamais »

Des paysans disent non

Vendredi 25 mai 2007, par Raekha PRASAD

Dans l’Etat d’Orissa, des milliers de petits paysans s’opposent à la construction d’une gigantesque aciérie du groupe coréen Posco et se disent prêts à se battre « jusqu’au dernier » pour conserver leurs terres.

Torse nu, une poignée d’hommes monte la garde devant la barrière en bambou érigée à l’entrée du village. « On se relaie vingt-quatre heures sur vingt-quatre depuis quinze mois, explique l’un d’eux, armé d’un bâton. Si la police tente d’entrer par la force, nous nous battrons jusqu’au dernier. » Autour de lui, hommes, femmes et enfants acquiescent. Situé dans l’Etat d’Orissa, le petit village côtier de Dhinkia est le théâtre d’un face-à-face entre l’Inde rurale et celle qui se rêve en superpuissance rivale de la Chine. D’un côté, des milliers de petits paysans, qui cultivent pour la plupart la feuille de bétel, utilisée dans tout le pays pour envelopper le tabac à mâcher dont les Indiens raffolent. De l’autre, le groupe sud-coréen Posco, numéro 3 mondial de l’acier.

Attiré par la présence de gisements colossaux de minerai de fer, un peu plus au nord, celui-ci veut construire une aciérie d’une capacité annuelle de 12 millions de tonnes, doublée d’un port privé, le tout directement relié aux mines par une voie ferrée. Un investissement de 12 milliards de dollars qui serait le plus important jamais réalisé dans le pays par un groupe étranger. S’il se concrétise...

Avantages fiscaux en tout genre

L’Inde, qui cajole ces grands projets, a offert au site le statut de « zone économique spéciale » (ZES), lequel prévoit des avantages fiscaux en tout genre et des aides à l’exportation. L’accord avec les autorités régionales ayant été signé en juin 2005, les travaux auraient dû commencer en avril. C’était sans compter sur la virulence des habitants de la dizaine de villages concernés. Refusant de céder leurs terres, ceux-ci bloquent l’accès au site depuis plus d’un an, empêchant non seulement Posco, mais aussi l’administration locale et les forces de l’ordre de passer. A tel point que même les élections locales n’ont pas pu avoir lieu.

Selon les autorités, l’usine ne déplacera « que 500 familles ». Un désagrément à mettre en regard de 13 000 embauches et 35 000 créations d’emplois indirects. Les anti-Posco parlent, eux, de 20 000 à 30 000 déplacés. Petit hameau de maisons en terre, Dhinkia est devenu le QG des protestataires. Installé à l’ombre d’un gigantesque bosquet de bambous, à la lisière du village, Abhay Sahoo coordonne la résistance. « Nous avons mis en place un système de défense sophistiqué, explique ce leader communiste venu prendre la tête du Comité de lutte anti-Posco. Si la police charge, nous mettrons les enfants devant, puis les femmes, et enfin les hommes. » « Si l’usine se construit, je perds tout : ma maison, mes terres, mes revenus », explique Ranjan Swahi, père de trois enfants. Comme lui, personne, ici, ne veut entendre parler des dédommagements promis par le gouvernement, à savoir des compensations financières et un emploi dans l’usine pour chaque famille dont les terrains seront réquisitionnés. « Nous vivons très bien de l’agriculture, pourquoi devrions-nous accepter de troquer cette vie pour un emploi d’ouvrier ? » interroge Ranjan Swahi en faisant visiter sa plantation de bétel. Et de souligner que d’autres entreprises implantées dans la région n’ont jamais tenu leurs promesses d’emplois.

Les autorités hésitent à passer en force

Pour compliquer les choses, près de 90 % des 1 600 hectares concernés par le projet Posco sont officiellement publics, mais illégalement cultivés par les locaux depuis des générations. N’étant pas propriétaires, ceux-là n’ont aucune idée des compensations auxquelles ils auront droit. Tout comme ceux qui ne possèdent pas de terres mais travaillent sur les plantations des autres. « J’ai cinq fils, tous ramènent un salaire, témoigne Chavinder Ojah. Seront-ils tous embauchés par Posco ? » « La durée de vie du projet est de trente ans, ajoute un voisin. Que deviendront nos enfants lorsque l’usine aura fermé ? »

La mobilisation est telle que ceux rares qui se disent en faveur de l’usine font l’objet d’un boycott. « Ils nous empêchent d’acheter quoi que ce soit dans le village, volent nos noix de coco et brûlent nos cultures », se lamente ainsi Nirbhai Samantray. En mars, des affrontements entre pro et anti-Posco ont fait plus d’une cinquantaine de blessés. « Ce sont des traîtres, justifie Abhay Sahoo. Ils ont été achetés par Posco et multiplient les fausses plaintes contre nous afin de fournir à la police une excuse pour venir rétablir l’ordre. »
Embarrassées, les autorités hésitent à passer en force. « Nous voulons éviter les violences, explique le chef du district, P.K. Meherda. Cela donnerait une très mauvaise image de l’Inde, surtout après les incidents survenus autour d’autres projets de zones économiques spéciales. » L’acquisition de terrains agricoles pour des projets industriels est en effet devenue un dossier explosif en Inde, où les deux tiers de la population continuent de vivre de l’agriculture. Début 2006, quatorze personnes avaient été tuées, en Orissa, lorsque la police avait ouvert le feu sur des paysans qui protestaient contre la construction d’une autre aciérie, destinée cette fois au géant indien Tata Steel. Plus récemment, dans l’Etat voisin du Bengale, les affrontements de Nandigram ont fait au moins une quinzaine de morts, mi-mars. Là aussi, les forces de l’ordre ont tiré sur la foule, afin d’ouvrir la route vers le site d’un futur complexe chimique, dont les locaux bloquaient l’accès depuis plus de deux mois. Une démonstration de force d’autant plus choquante que le Bengale est dirigé depuis trente ans par les communistes, qui se sont toujours fait élire par les masses rurales.

Vu le tollé, les autorités locales ont finalement dû faire marche arrière : le complexe, qui doit être construit en partenariat avec le groupe indonésien Salim, sera déplacé, sur un site encore à déterminer. Cette « victoire » paysanne n’a fait que renforcer la détermination des petits agriculteurs menacés par l’industrialisation du pays. A commencer par ceux de Dhinkia. « Nous ne céderons jamais, martèle Santosh Naik, 38 ans. Nous sommes tous prêts à mourir pour protéger les terres de nos ancêtres. »

Argument discutable

« Nous ne pourrons pas éternellement tolérer qu’une poignée de citoyens prennent la démocratie en otage », avertit pour sa part P.K. Meherda, le représentant de l’administration locale. L’Orissa peut difficilement faire une croix sur ce mégaprojet, ne serait-ce que parce que cela risquerait de dissuader d’autres investisseurs. Or dans cette région particulièrement riche en ressources naturelles, près d’une cinquantaine de projets sidérurgiques et miniers sont en cours de validation. Si tous aboutissent, la production d’acier de l’Etat passera de 2 à 56 millions de tonnes par an...

Mais la bataille contre Posco illustre bien les difficultés du développement de cette puissance émergente. Aussi performante soit-elle 9 % de croissance en 2006, 9,2 % attendus cette année , l’économie indienne ne crée en effet pas assez d’emplois. Motif : la croissance est tirée par les activités de services, qui ne génèrent que des emplois qualifiés, et en trop petit nombre. L’agriculture, elle, est en pleine crise, comme en témoignent les milliers de paysans qui se suicident chaque année, incapables de rembourser leurs dettes. Une situation socialement explosive, puisque l’écart se creuse à toute vitesse entre les villes et les campagnes, totalement oubliées du boom économique. D’où l’urgence pour le pays d’effectuer enfin sa révolution industrielle, notamment grâce aux ZES. A ce jour, 146 de ces zones franches ont été validées, et des centaines d’autres sont à l’étude. Ces parcs industriels devraient créer au moins 1,5 million d’emplois d’ici 2009. De quoi commencer à reclasser les 650 millions de petits paysans, qui, sur leurs exploitations ne dépassant pas un hectare en moyenne, n’ont aucune chance de survivre dans une économie mondialisée.

« Nous ne sommes pas contre l’industrialisation, affirme d’ailleurs Abhay Sahoo, le meneur du Comité de lutte anti-Posco. Mais celle-ci ne doit pas se faire dans des régions où l’agriculture est performante. » Le site retenu pour l’aciérie sud-coréenne concerne en effet des terres parmi les plus fertiles de l’Orissa, où les feuilles de bétel fournissent aux agriculteurs un revenu tout au long de l’année. Un luxe dans l’un des Etats les plus pauvres du pays. Mais Posco tient à tout prix à récupérer la crique naturelle qui se trouve à proximité, idéale pour construire le port qui doit lui permettre d’exporter directement le minerai de fer et l’acier. « Pas de port, pas d’usine », résume Shashanka Pattnaik, le porte-parole du groupe en Inde. Un argument discutable, puisque le plus grand port de la région se trouve à une quinzaine de kilomètres seulement, et peut être agrandi.

Malgré la fronde, Posco affirme qu’il n’est « pas question d’abandonner ou de déménager le projet ». Il garde espoir de prendre possession des terrains avant la fin de l’année. Une vision optimiste, car, à l’approche des élections législatives prévues en 2009, les politiques de tous bords sont de plus en plus mal à l’aise face à la polémique qui entoure les ZES. Contrairement à la Chine, l’Inde est une démocratie. Et les masses rurales comptent pour les deux tiers de l’électorat.

Courant avril, le gouvernement fédéral a annoncé que les entreprises candidates pour les zones franches devraient désormais gérer seules l’empoisonnante question de l’achat des terrains. Une petite révolution puisque, jusqu’ici, les investisseurs s’en remettaient le plus souvent aux Etats fédérés. En vertu d’une loi héritée de la colonisation, les régions ont le pouvoir de forcer les récalcitrants à vendre, et d’imposer le prix. Une législation d’autant plus injuste que, dans certains cas, les autorités ont acheté les terrains pour une bouchée de pain, avant de les revendre aux investisseurs jusqu’à dix fois plus cher...

Tenter d’amadouer les paysans

Le numéro 3 mondial de l’acier sera-t-il en mesure de négocier avec les paysans de Dhinkia ? La dernière fois que des représentants du groupe sont allés sur place, mi-mai, pour tenter d’amadouer les habitants d’un des villages, ils ont été kidnappés par une foule de plusieurs centaines de personnes, certaines armées de barres de fer. Ils ont finalement été relâchés le lendemain, après que Posco a promis de ne plus mettre les pieds dans la zone. Il n’empêche que le groupe sud-coréen a déjà commencé à poser les canalisations qui doivent acheminer l’eau jusqu’à l’usine. De quoi faire craindre à Abhay Sahoo une « confrontation inévitable ».

• Paru dans le quotidien Libération du 25 mai 2007