Je préfère parler de nouveau cycle, dans le sens où je ne me retrouve pas dans les discours sur l’essoufflement du mouvement altermondialiste. Mais, pour reprendre cette expression, nous sommes toujours à la recherche de ce second souffle. Il y a de nombreuses interrogations, des doutes, et le processus est parfois un peu chaotique. C’est tout à fait normal, d’ailleurs : on entre dans un nouveau cycle. Notre tâche, c’est d’adapter en permanence le Forum aux changements du monde, aux nouveaux enjeux, etc. : le FSM n’est par définition pas un système clos, il est ouvert sur le monde. On peut parler de nouveau cycle, parce que nous sommes plus clairs que nous l’étions auparavant dans notre définition de l’état du monde.
Mais une bonne partie du débat de ces dernières années portait sur la nature de la dynamique altermondialiste, sur sa portée, ses objectifs. Je crois que l’élément fondamental, c’est que nous pouvons désormais affirmer que le mouvement altermondialiste est un mouvement de longue durée, qu’il est inscrit dans le long terme. C’est une idée qui commence à s’imposer. Et c’est assez nouveau : il y a eu de longs débats avec ceux qui pensaient que le Forum en particulier, et le mouvement altermondialiste en général, était des mouvements dont les enjeux étaient immédiats. En somme, ce débat portait sur la définition même de ce qu’est un mouvement : ça n’est ni un parti, ni un front, ni une organisation. Ce n’est pas la forme organisationnelle qui compte, mais le processus : nous avons à faire à un mouvement historique. Et un mouvement historique se développe sur une période longue. La référence que je prends, c’est celle du mouvement de la décolonisation : ce mouvement historique ne s’est pas fait en 4 ou 5 ans, il s’est fait en 30 ans - et encore, en ne tenant compte que de sa dernière phase, qui a débuté dans les années 30 ou 40, et qui se poursuit encore. Mais si on tient compte de l’ensemble des luttes contre la colonisation, alors la période est plus longue encore. Ce qui ne signifie pas que dans ce processus, il suffit d’attendre, d’autant qu’il y a des périodes intenses, des événements qui bousculent et qui déterminent l’évolution. Bien entendu, y compris dans un mouvement historique de longue durée, il est important de savoir faire face aux urgences. L’articulation entre l’urgence et le long terme, c’est la définition même de la stratégie.
Justement, le Conseil International a engagé un vaste débat stratégique… Qu’en est-il sorti ?
Nous avons décidé d’engager le débat lors de la dernière réunion du Conseil International, à Abuja, au Nigeria, sur la base de contributions écrites, que chacun pouvait envoyer. Le débat a été très serein. La première difficulté, c’était de définir l’enjeu du débat : parle-t-on de la stratégie du Forum, ou bien de la stratégie du mouvement altermondialiste dans son ensemble ? Nous sommes tombés d’accord pour réaffirmer que le Conseil International n’est pas la direction du mouvement. Autrement dit, la discussion stratégique est une contribution parmi d’autres, mais elle ne prétend pas épuiser la totalité du mouvement altermondialiste. Le débat a porté à la fois sur le contexte et les enjeux, le futur du forum, son rôle (est-il un lieu où déterminer des actions ? doit-il au contraire rester un simple espace de débat ?).
Nous avons identifié quatre crises : une crise du néolibéralisme, une crise écologique, une crise géopolitique et une crise démocratique. La crise du néolibéralisme est attestée par la crise financière actuelle. Ce n’est évidemment pas la première, mais celle-ci semble structurellement plus grave, à tel point que la comparaison avec la crise de 1929 est fréquente. Son impact sur l’économie réelle est visible, il risque de s’approfondir. La crise de la dette entre dans une nouvelle phase, et la croissance va de pair avec la précarisation, la remise en cause des régimes sociaux, etc. Les institutions responsables de la régulation du système économique international sont en crise (FMI, Banque Mondiale, OMC). Sans doute, cette crise du capitalisme ouvre-t-elle une opportunité pour nos mouvements. La crise écologique progresse également, d’autant que la prise de conscience des risques que nous encourrons n’a pas encore débouché sur une remise en cause du rôle des multinationales et du modèle de production et de consommation dominant. Or, on ne peut pas écarter que la sortie de crise se fasse par la guerre et la généralisation des politiques autoritaires. Les mouvements à la base des FSM ont donc la lourde responsabilité de faire le lien entre la question écologique, la question sociale, tout en mettant en évidence leurs conséquences sur les guerres et les libertés.
La crise géopolitique est avant tout une crise de l’hégémonie des États-Unis. Leur agressivité est croissante, mais leurs tentatives d’expansions échouent. Déstabiliser est une manière d’espérer conserver le contrôle. Là encore, pour nos mouvements, le lien avec entre la lutte contre la guerre et la question des libertés est fondamental. Ces trois crises débouchent sur une crise démocratique et politique d’ampleur…
À ce propos, la position des acteurs de la dynamique altermondialiste vis-à-vis du politique sont-elles clarifiées ? Ou l’élargissement à d’autres régions (Afrique sub-saharienne, Russie, etc.) a-t-elle au contraire renforcé l’hétérogénéité ?
L’élargissement du mouvement lui-même, sa diversité créent de nouvelles demandes, qui renforcent elles-mêmes la diversité des demandes et des attentes. Le mouvement ne s’est pas encore organisé, disons qu’il a encore des difficultés, et c’est normal, pour prendre en compte cette diversité culturelle. Il est primordial de tenir compte de la diversité des situations : le rapport au capitalisme n’est par exemple pas le même entre Russie et Ukraine qu’en Inde.
C’est quelque chose de tout à fait passionnant, parce que c’est la première fois que nous avons un mouvement réellement mondial, ou, pour être plus précis, qui s’ancre dans la mondialité.
Les différences ont naturellement trait à la question du pouvoir, d’une part en tant que transformation de la société et, d’autre part, en termes de méthodes dont le pouvoir doit être pris et exercé. Ces questions ne sont pas nouvelles, mais disons qu’elles acquièrent ici une acuité inédite : est-ce que la base de la "prise du pouvoir" est nationale ? est-elle locale ? régionale ? Comment articuler la base nationale, sur laquelle s’organise actuellement le pouvoir, à d’autres niveaux, où l’on juge opportun de le prendre ?La montée en puissance des collectivités locales, qui se réfèrent bien sûr au cadre national, tout en étant moins subordonnées à ce cadre que ne le sont les Nations Unies ou les autres organisations internationales. De même, sur le plan des grandes régions, l’UE, qui ne se définit pas seulement comme international, est ainsi un élément fondamental de nouveauté.
Se posent aussi d’autres questions, sur la prise du pouvoir, la violence, les armées, etc. que l’on commence à aborder. Alors bien sûr, la tentation est grande de prendre des raccourcis. On le voit à propos de l’Amérique Latine et la mise en avant, par certains, de l’expérience des gouvernements se référant au mouvement, et qui pourraient être étendue à d’autres contextes… sans forcément en intégrer les limites.
Et le pouvoir interne ?
C’est une question très importante… Ce n’est pas qu’une question d’organisation, de la manière dont on fait en sorte d’éviter les dérives. Elle va au-delà, et rejoint le problème qui se pose avec toute son acuité dans les périodes révolutionnaires : celui de l’exemplarité. Quelle est sa place exacte ? On ne peut évidemment pas prétendre changer le monde sans construire des changements dans les comportements, y compris dans les siens… Mais, d’un autre côté, on ne peut pas prétendre que la question de la transformation du monde se réduit à la question des transformations individuelles… Il y a là une dialectique très complexe.
Du coup, à quoi ressemblera le prochain FSM ?
La première journée sera exclusivement dédiée à la question amazonienne : Belem est aux portes de l’Amazonie. C’est un moyen de s’assurer que cette question ne sera pas diluée dans l’ensemble du programme. Ensuite, à la fin de chaque journée, un temps sera dédié à la construction d’alliances, d’actions, de campagnes. Le but, c’est de parvenir à pousser les résistances, sans pour autant transformer le FSM en lieu où s’élabore un programme à partir de ces résistances. On peut par contre imaginer stimuler des formes de coopérations renforcées : tous ceux qui veulent proposer des actions pourront le faire, et être rejoints par d’autres. L’espace est ouvert, mais il n’est pas neutre. D’ailleurs, la Charte des Principes du FSM n’interdit pas de soutenir des actions, de les promouvoir. Elle précise simplement que le FSM ne peut pas s’engager en tant que tel. Ce principe n’a pas empêché de vastes mobilisations : les manifestations mondiales du 15 février 2003 contre la guerre en Irak n’ont été organisées par les forums sociaux mais à partir des forums sociaux. Le dernier jour du FSM devra permettre de discuter de telles initiatives, les participants pouvant proposer des assemblées, générales ou ciblées.
Propos recueillis par Nicolas Haeringer
Gus Massiah est membre d’AlterInter et président du CRID.